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6. Discussion générale et conclusion

6.1. Coûts et bénéfices

Récemment, Sachs et al. (2004) ont proposé un cadre général permettant d’organiser les différents modèles théoriques expliquant l’évolution de la coopération et du mutualisme. Trois grands modèles généraux en ressortent : « réciprocité dirigée », « gènes partagés » et « bénéfices indirects ». Dans la réciprocité dirigée, un individu réalise un acte coûteux qui

bénéficie à son partenaire spécifique, et en retour celui-ci lui rend ou compense ce bénéfice. Plus précisément, ce type d’interactions s’insère selon les auteurs dans la composante « Partner Fidelity Feedback » de ce modèle général, dans laquelle deux associés peuvent faire des échanges de façon si régulière qu’un changement dans la fitness de l’un peut rapidement affecter celle de l’autre (Fig. 22). Cette situation garantirait ainsi sur le long terme un niveau minimum d’investissement de la part des deux partenaires, puisqu’un tricheur diminuerait non seulement la fitness de l’autre mais aussi ses propres bénéfices en retour. Les auteurs prennent pour exemple un système décrit par Janzen (1966) où des acacias myrmécophytes offrent nourriture et domaties à leurs fourmis associées du genre Pseudomyrmex, lesquelles protègent en retour leur hôte contre les phytophages et les plantes compétitrices.

Figure 22. Représentation du modèle « Partner Fidelity Feedback », d’après Sachs et al.

(2004). X et Y sont les deux partenaires impliqués dans des interactions prolongées. BX et BY sont leurs bénéfices bénéfices respectifs et CX et CY leurs coûts. BX = f(BY) signifie que les bénéfices de X sont fonction de ceux de Y. f’ (BY) > 0 indique que BX augmente quand BY augmente.

Notre travail suggère que cette vision formelle des facteurs favorisant la stabilité des mutualismes plantes-fourmis ne s’applique que partiellement à l’association entre H.

physophora et A. decemarticulatus.

Pour la plante, il apparaît qu’un moindre investissement dans les récompenses offertes aux fourmis pourrait bien avoir à court terme des effets négatifs pour elle-même. Par exemple, la production de feuilles sans domaties sur des plants habités par des colonies bien établies pourrait peut-être constituer une économie énergétique substantielle, mais celle-ci serait rapidement contrebalancée par les risques encourus. De telles feuilles bénéficieraient sans doute d’une protection moindre, notamment car le recrutement d’ouvrières sur les sites de dommages foliaires semble se faire à un niveau très local d’après nos observations. De même, une moindre production de nectar affecterait probablement négativement A. decemarticulatus pour qui il s’agit de leur seule source de sucres disponible. On peut penser que cela finirait

X

Y

BX BY CY CY BX = f(BY) f’ (BY) > 0

X

Y

BX BY CY CY BX = f(BY) f’ (BY) > 0

donc rapidement par diminuer la qualité de la protection offerte par les ouvrières contre les phytophages. Or nos résultats démontrent clairement que la croissance d’H. physophora dépend beaucoup de la protection des fourmis. Le système d’effets rétroactifs décrit par le modèle du « Partner Fidelity Feedback » pourrait donc bien contribuer à maintenir les investissements mutualistes d’H. physophora à un niveau minimum. Par ailleurs, cet équilibre ne semble pas être menacé par les effets négatifs d’A. decemarticulatus sur les éléments reproducteurs de la plante, car ceux-ci sont apparemment très limités et sans commune mesure avec les cas de castration décrits jusque-là.

Pour les fourmis, la situation est plus complexe et correspond beaucoup moins bien à ce modèle théorique. Contrairement à son hôte, A. decemarticulatus ne semble pas réaliser beaucoup d’investissements « dirigés » vers son partenaire. Nous avons vu que les activités par lesquelles elle assure une défense indirecte à H. physophora peuvent être assimilées en grande partie à du fourragement. C’est évident pour les ouvrières chassant à l’affût dans le piège le long des tiges, mais nos résultats montrent que c’est aussi le cas pour les ouvrières, relativement peu nombreuses, patrouillant le feuillage. Elles peuvent venir sur les feuilles pour y trouver du nectar. De plus, elles semblent souvent adopter un comportement prédateur lors des patrouilles, à l’inverse des Pseudomyrmex qui ne consomment que très rarement les intrus visitant leur acacia et se contentent souvent de les faire fuir (Janzen 1966). Si le service rendu par A. decemarticulatus à son hôte est un sous-produit d’activités « égoïstes », il ne peut pas être soumis à des pressions de sélection favorisant l’apparition de comportements exploiteurs et apparaît donc évolutivement stable en soi.

Néanmoins, nous avons vu qu’il était difficile d’exclure totalement l’existence d’un coût réel en l’état actuel de nos connaissances sur les facteurs proximaux guidant les activités des ouvrières sur les feuilles. Bien que les patrouilles d’A. decemarticulatus ne se distinguent pas beaucoup du comportement de fourragement ancestral qu’ont des fourmis non associées à des myrmécophytes, elles présentent tout de même quelques spécialisations susceptibles d’avoir un coût (voir p. 68-69). Mais il s’avère que ces coûts potentiels, en plus d’être faibles, seraient de toute façon fortement sélectionnés par un mécanisme comparable à celui agissant sur les investissements d’H. physophora. En effet, si investissement il y a, celui-ci induit à court terme un effet rétroactif positif dont elles peuvent profiter. L’action des fourmis protège non seulement les feuilles existantes, mais favorisent surtout l’apparition et le développement de nouvelles feuilles qui sont pour elles autant de ressources supplémentaires ultérieures (nectaires et domaties). Nous avons démontré que sans protection, la production de nouvelles

feuilles diminuait significativement en quelques semaines seulement, et que celles qui émergeaient souffraient d’un taux d’attaque très élevé limitant leur utilisation par les fourmis. De plus, le développement des colonies, et notamment la production d’individus sexués, est limité par l’espace offert par les domaties. Par conséquent, les comportements favorisant la défense de la plante doivent être fortement sélectionnés. Des comportements tricheurs visant à économiser les éventuels faibles coûts imposés par la défense de la plante seraient donc de toute façon rapidement sanctionnés par ce phénomène de rétroaction agissant à court terme.

Ainsi, les bénéfices réciproques obtenus par H. physophora et A. decemarticulatus dans le cadre de leur association spécifique semblent être évolutivement stables chez l’un et l’autre, mais pour des raisons globalement différentes. Chez le myrmécophyte, le ratio coûts/bénéfices est équilibré par les effets rétroactifs négatifs qu’aurait à court terme une stratégie de tricherie, sa croissance dépendant étroitement du degré d’activité des fourmis. Chez les fourmis, un mécanisme similaire intervient peut-être mais de façon minoritaire. La stabilité du service rendu vient plutôt du fait que ce dernier consiste essentiellement en des activités non spécifiquement dirigées vers son hôte et probablement pas beaucoup plus coûteuses qu’une simple activité de fourragement.

Cela nous conduit donc à considérer le fonctionnement de l’association entre H.

physophora et A. decemarticulatus comme un exemple de « pseudoréciprocité » plutôt que

de « réciprocité dirigée ». Selon Leimar et Connor (2003), le concept de pseudoréciprocité englobe toute interaction mutualiste au sein de laquelle il y a des investissements permettant à son auteur de profiter d’un bénéfice qui est un sous-produit de l’activité du partenaire (« by-

product benefit »). Un exemple fourni par ces auteurs est l’association entre des fourmis et

des chenilles de Lycaenidae, dans laquelle les chenilles investissent dans la production de récompenses alimentaires et bénéficient en retour d’une défense contre les prédateurs qui est le sous-produit du comportement que les fourmis ont à l’égard de toute source de nourriture. Dans notre cas, le myrmécophyte investit dans plusieurs traits coûteux (nectar et domaties) lui assurant en retour une défense contre les phytophages qui est un sous-produit de l’activité de fourragement des fourmis. Ces dernières, quant à elles, ne présentent pas de traits mutualistes très coûteux spécifiquement dirigés vers leur hôte.

A noter qu’outre la protection, d’autres sous-produits de la présence des fourmis sont à explorer dans des travaux ultérieurs car eux aussi pourraient éventuellement bénéficier à la plante. Il s’agit de la respiration des fourmis dans les domaties qui est susceptible de fournir du CO2 à la plante par le biais des stomates localisés à l’intérieur des poches foliaires, mais

aussi des débris de l’activité des fourmis qui pourraient constituer un apport de nutriments pour la plante (myrmécotrophie).