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Conclusion de la première partie

Dans le document tel-00333296, version 1 - 28 Nov 2008 (Page 87-93)

Toute cette première partie tend, je l’espère, à confirmer l’intuition de Jeanne Favret-Saada, dont je suis parti, selon laquelle la parole et ses enjeux sont toujours au cœur d’une enquête ethnographique. Les personnes qui s’occupent d’enfants ayant des difficultés intellectuelles sont « prises » (presque au sens des ensorcelés de Jeanne Favret-Saada) dans des exigences sociales contradictoires : d’un côté, le handicap est assez récemment devenu un objet de discours publics et les personnes qui le vivent au quotidien sont incités à s’exprimer en des termes et sur des sujets en partie dictés par la manière dont la question du handicap a été « problématisée », pour reprendre une nouvelle fois l’expression de Michel Foucault. Mais d’un autre côté, et c’est encore une fois le résultat d’une certaine forme de problématisation, le handicap reste la source d’une forte dévalorisation sociale et le mélange couramment admis de toutes les formes de handicaps laisse souvent dans l’ombre le handicap mental, qui se coule mal dans les déclarations générales et reste plus gênant, plus perturbant, pour ceux qui en parlent comme pour ceux à qui on en parle.

Les personnes confrontées au handicap mental ou à ce qui s’en rapproche sont donc prises dans une exigence de parole, mais qui les pousse sans cesse à se justifier, à se défendre, à tenter de redonner du sens, et notamment un sens social qui permet d’avoir une place sociale légitime, à leur situation ou à celle d’un de leurs proches. La demande d’un sociologue, elle-même prise dans cette elle-même demande sociale de discours sur le handicap, peut alors être une occasion de construire et reconstruire du sens autour du problème abordé, en l’occurrence les difficultés intellectuelles d’un enfant ou adolescent. Il s’agit donc pour le sociologue de construire une relation d’enquête qui permette à la personne rencontrée de parler le plus librement possible, sans être constamment sur la défensive et sans trop verser dans une forme de culpabilité.

Si un grand nombre des personnes contactées ont été prêtes à me parler, ce n’est pas pour autant qu’elles m’ont tout dit. Selon la façon dont on a construit son rapport au handicap et selon la façon dont on perçoit le contexte d’énonciation proposé par le sociologue, on ne va pas mettre en avant, en lumière, les mêmes choses. Les problèmes, en termes de manque de places et d’inadéquation de l’offre, que pose le système de prise en charge des enfants handicapés mentaux sont sûrement les plus problématisés, les plus socialement construits par les médias et les associations, et ce sont derrière eux que se retranchent les moins désireux de s’épancher, qui sont souvent des pères (plus que des mères) d’enfants handicapés mentaux.

Mais plus encore, tout le monde ne se prête pas au jeu que propose le sociologue. Par manque d’envie, par manque de temps, par défiance vis-à-vis de la recherche, comme pour toutes les enquêtes sociologiques. Mais aussi au niveau de catégories sociales entières par

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manque de légitimité à construire un discours audible par un inconnu sur les difficultés de l’enfant. Ces catégories sociales que je « manque » « biaisent » ce que certains considéreraient un peu vite comme mon « échantillon », tant le discours quantitatif domine encore dans les sciences sociales [Beaud, 1996 ; Béliard et Eideliman, 2006]. Mais mon travail consiste à analyser des cas singuliers, en m’appuyant sur leurs singularités et sur leur diversité, et non à faire le portrait des parents d’enfants handicapés mentaux aujourd’hui en France. Pour atteindre ces cas auxquels je n’ai pas eu accès, il aurait fallu passer par d’autres voies que l’école privée hors-contrat et la grande association qui m’ont servi de relais. Ce serait l’objet d’une autre enquête, tout aussi intéressante, qui compléterait utilement mon travail.

Ainsi, de ces enfants ayant des difficultés intellectuelles et/ou comportementales, on en parle et on n’en parle pas. Ceux qui m’en ont parlé l’ont fait pour différentes raisons, mais ont en tout cas tous produit un discours construit, souvent long et argumenté, sur ces difficultés, leur origine, leurs conséquences. Ils ont également tous orienté leurs enfants, en les inscrivant à ABC École et/ou en adhérant aux Papillons Blancs de Paris, vers une logique de handicap mental (plutôt que de maladie mentale par exemple), même s’ils ne reprennent pas forcément l’expression à leur compte et même si le parcours global de l’enfant ne va pas toujours uniquement dans ce sens.

Ma démarche consiste à prendre au sérieux ces discours et ces orientations. Je n’ai pas défini à la place de mes enquêtés ou de professionnels ce qu’est le handicap mental et je ne propose pas moi-même de théorie sur les difficultés des enfants et adolescents dont il est question. Je me contente de prendre acte de ces définitions et de voir ce que disent, veulent dire et révèlent les théories que l’on a accepté de formuler devant moi. C’est pourquoi la prochaine partie sera consacrée à comprendre sur quoi s’appuient ces définitions et ces théories et en particulier comment elles se positionnent par rapport aux discours professionnels. Une fois bien définies, ces théories indigènes pourront permettre de mettre au jour dans les deux dernières parties les enjeux institutionnels et familiaux qui entourent ces enfants et adolescents « problématiques ».

Remarque méthodologique

Comme on l’aura compris, mon travail consiste fondamentalement à prendre au sérieux les discours des personnes que j’ai rencontrées. Si cette question se pose évidemment pendant l’enquête, c’est-à-dire pendant les interactions avec les personnes rencontrées, elle se pose également, de façon plus subtile, au moment de l’écriture. En matière d’anonymisation

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et de présentation des propos tenus par ses interlocuteurs, une première possibilité est de traiter les enquêtés comme des individus interchangeables producteurs de discours que l’on peut rapporter. On cite alors ses enquêtés pour prouver que l’on n’a pas inventé ce que l’on avance, pour donner un effet de réel à ses propres propos, pour légitimer ses hypothèses en soulignant sa proximité avec le « terrain », endroit souvent mythifié où la réalité se jouerait.

Concrètement, une telle manière de voir se traduit généralement par des extraits d’entretien plutôt courts, souvent hachés, souvent insérés au cœur même du texte et attribués à des individus que le lecteur peine à distinguer parce qu’on les a affublés de « noms » opaques (éventuellement des lettres, des chiffres) ou parce qu’il a peu de renseignements sociologiques et personnels sur eux. Dans ce cas, les extraits d’entretien sont comme en concurrence avec le reste du texte : ils sont une autre voix de l’auteur, qui se cache derrière des personnages pour mieux faire passer ses hypothèses.

Une seconde possibilité – idéal-typique elle aussi, est-il besoin de le préciser ? – est de traiter les enquêtés comme des personnes pourvues de caractéristiques propres. On les cite alors pour faire ressortir la cohérence de leur point de vue et présenter au lecteur des cas concrets explicables par un contexte et des propriétés sociales spécifiques. Concrètement, les extraits d’entretien sont alors en général plutôt longs, peu coupés, séparés du reste du texte et attribués à des personnes abondamment décrites par ailleurs et donc idéalement bien reconnaissables pour le lecteur. Dans ce cas, les extraits ne sont plus en concurrence avec le texte, mais lui permettent de progresser par les commentaires et conclusions qu’ils suscitent.

Derrière cette opposition se tiennent aussi deux façons de pratiquer l’anonymisation.

On peut anonymiser à la manière quantitativiste, c’est-à-dire en faisant disparaître l’auteur des propos que l’on rapporte, qui acquièrent alors une certaine généralité. Si les véritables enquêtes quantitatives ont les moyens d’atteindre une telle généralité grâce à la masse standardisée des données sur lesquelles elles s’appuient, la recherche d’une telle posture à partir d’une enquête ethnographique est bien périlleuse et risque fort de conduire à généraliser à tort et à travers. On peut à l’inverse anonymiser sans faire disparaître la personne, simplement en changeant son nom et parfois certains de ses attributs les moins essentiels pour l’analyse (voire en opérant des distorsions plus importantes de la réalité pour respecter l’exigence de confidentialité, comme on l’a vu au chapitre 2). Comme le montre Delphine Serres dans un article portant sur l’observation dans une PMI, l’ethnographe a besoin de nommer les personnes pour observer [Serre, 1998]. L’idée avancée ici est que le lecteur a lui aussi besoin de noms et de précisions pour pouvoir reconstituer et repérer mentalement les personnes dont on lui parle. Ainsi posé, le problème est inséparablement éthique et scientifique.

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Afin d’aider le lecteur à se représenter comme des personnes les protagonistes des histoires de vie racontées ici, je proposerai à la fin de chaque partie un tableau récapitulatif mentionnant les personnes dont il a été question dans la partie19. On pourra remarquer au passage que le nombre d’entretiens que j’ai pu effectuer autour d’un cas est assez bien corrélé à l’engagement dans le handicap, ce qui confirme que mon enquête prend des sens différents suivant le rapport entretenu avec le monde du handicap (la volonté de faire parler de ces enfants augmentant avec l’engagement dans le handicap).

19 Que l’on retrouvera également en annexe.

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Tableau récapitulatif

Tableau récapitulatif des cas utilisés dans la première partie (par ordre d’utilisation)

21 Je ne mentionne pas la maternelle, fréquentée dans la totalité des cas.

22 cf. la définition de l’expression donnée dans le cours de ce chapitre.

23 Celle de la mère (son ancienne profession ou sa formation si elle est sans emploi), suivie de celle du père.

24 Sont ici comptés les entretiens ou discussions plus informelles, enregistrés ou non. Plusieurs entretiens ont pu être menés avec la même personne.

25 J’indique entre parenthèses le nom de la mère lorsqu’il est différent de celui de l’enfant.

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Pauline

Troubles du comportement Marquée IMP Faible Ingénieurs 4 (père, mère, frère,

beau-père)

Blancs Troubles du comportement Ordinaire Hôpital de jour, institut Faible

Prothésiste

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