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CHAPITRE 1 : LA MUSIQUE COMME OBJET DE SCIENCE

7 Conclusion(s)

Nous venons de parcourir quelques disciplines qui se sont penchéessur la musique. Cela nous a permis de voir qu’à tout moment la musique renvoie à plusieurs conceptions qui sontà l’origine de la confusion et de l’ambigüité du terme :

• D’un point de vue praxéologique, la musique est une pratique humaine au cours de laquelle des agents humains produisent et organisent des sons ;

• D’un point de vue téléologique, la musique est musique quand il y a intention musicale, que l’organisation et la production des sons vise à produire des sons de manière généralement codifiée ;

• Du point de vue de l’analyse des technè, la musique est conçue et exécutée au regard d’un ensemble de règles plus ou moins diffusées et plus ou moins respectées mais qui nécessitent une connaissance préalable ;

• D’un point de vue empirique et phénoménologique, la musique est un signal sonore qui nous parvient, c’est le produit acoustique et physique de la vibration de divers instruments ainsi que l’effet sur nos systèmes bio-sensitifs.

À tout moment, donc, la musique renvoie à l’activité et à son produit ainsi qu’au cadre dans lequel elle est exécutée. De la synthèse des différentes approches, nous pourrons donc tirer des apports et tenter de les croiser pour désambigüiser au maximum cet état de fait.

7.1 Les apports croisés des différentes approches

Les différentes disciplines et les différentes approches que nous venons de survoler nous amènent à considérer quelques premières conceptions qu’il faudra garder à l’esprit dès lors qu’il s’agira de travailler avec une matière musicale quelconque. Synthétiquement, et sans que l’ordre n’ait vocation à rendre un des apports plus important qu’un autre :

Apport 1 : La musique est une pratique humaine (fondée sur une faculté humaine) qui consiste à utiliser des sons de manières synchrones ou diachroniques. Ces sons sont produits par un humain ou suivant la volonté d’un agent humain.

Apport 2 : La musique peut être envisagée sous l’angle d’un moyen de communication humain qui utilise le son.Toutefois, la musique n’est pas uniquement produite dans une perspective de communication. Dans tous les cas, elle est produite suivant (ou allant contre) des règles de production qui ont une pertinence dans un cadre socioculturel et historique précis.

Apport 3 : Il convient de distinguer la musique-moyen-de-communication assimilable à un média, la musique-message-de-la-communication assimilable à un medium et le signal musical qui est porté par ledit medium.

Apport 4 : Au sens de la sémiotique ou de la sémiologie, il n’y a pas de signe musical pour la musique en dehors de ses représentations graphiques qui ne sont pas de la musique (partitions, tablatures, guide-chant, forme d’onde graphique, etc.). Dans le signal musical, on ne peut donc considérer que des données. Ces données nécessitent d’être interprétées pour devenir information au sens de (Leleu-Merviel, Useille, 2008).

Apport 5 : Le signal musical ne représente rien.En d’autres termes, il est impossible, du point de vue de l’étude des signes musicaux, de figer une relation de correspondance entre un signe musical et une signification ni de manière univoque, ni de manière équivoque. Pris isolément, une note, ou un « phrasé » de musique ne représentent donc rien, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de référent sémantique84. On pourra dire simplement que la musique est a-référentielle. Sur ce

point nous rejoignons Monique Philonenko pour qui « [l]es éléments qui composent une œuvre musicale n’ont en eux-mêmes aucune signification, ne renvoient à rien d’extérieur : il n’y a pas de signifié comme pour les éléments d’une langue donnée » (Philonenko, 2007).

Apport 6 : La musique, prise dans son ensemble et non plus réduite à une partie, est a- référentielle ou autoréférentielle, comme le soulignent Boris de Schlœzer et Marina Scriabine :

« tout comme l’œuvre poétique ou plastique, l’œuvre musicale a un sens (qui n’apparaît que grâce à l’activité de la conscience) ; avec cette différence pourtant qu’il lui est totalement

84 Comme le dit le romancier Milan Kundera : « [l]a musique c'est la négation des phrases, la musique c'est l'anti-mot ! » (Kundera, 1999).

immanent, entendant par-là que close sur elle-même, l’œuvre musicale ne comporte aucune référence à quoi que ce soit et ne nous renvoie pas à autre chose » (de Schlœzer et al., 2016). Cette particularité fait que la musique ne peut être étudiée avec des outils développés pour l’analyse de sens ou de signification d’autres artefacts humains qui seraient juste transposés ou adaptés. Il convient de développer un ensemble d’outils et de méthodes propres à la musique. Apport 7 : Il y a une construction de sens à l’écoute musicale(de Schlœzer et al., 2016). L’écoute musicale engendre un processus complexe de construction de sens qui fait que bien que le signal n’ait pas de référent sémantique, l’auditeur aura tendance à attribuer un sens à ce qu’il écoute.Pour citer Schopenhauer, lorsque l’on écoute de la musique, « notre imagination cherche à donner un corps à ce monde invisible [la musique, ndlr] et pourtant si animé, à revêtir de chair et d'os ces essences subtiles [construire du sens, ndlr], à les incarner dans des images tirées du monde réel [à partir de ce que nous connaissons du monde, ndlr] » (Schopenhauer, 1912). En clair, l’auditeur perçoit les données musicales et aura tendance à leur attribuer un sens en prenant comme fondation ses structures de référents. Cependant, comme la musique n’est pas un moyen de communication fait de signes et de références, le sens construit sera fondé sur une interprétation.

Apport 8 : La construction de sens à l’écoute musicale aboutit à un « sens » et non pas à une « signification » au sens de François Rastier85. Nous revenons ici sur la question de

l’interprétation d’un travail artistique soulevée par Andrew Kania : « [u]n sujet central de la compréhension des formes d’arts qui sont représentationnelles sous un certain paradigme, comme la littérature ou les films, est de savoir ce qui constitue une interprétation acceptable de l’œuvre. Un débat existe aussi pour savoir s’il existe une seule ou de multiples interprétation(s) correcte(s) d’une œuvre, un autre débat perdure quant à savoir ce qui caractérise une interprétation acceptable, par exemple, à quel point doit-on prendre en compte l’intention de l’artiste ?86 » (Kania, 2016). Cette question est centrale dans ce travail puisqu’il faudra se poser

la question de la pertinence des qualifications. Ces qualifications se fondent sur la construction de sens qui repose sur une interprétation. Il faudra donc se demander à quel point cette interprétation est partageable.

Apport 9 : Le sens musical attribué est notamment conditionné par l’espace culturel dans lequel l’individu évolue et dans lequel il s’est construit. La musique étant elle-même une production de l’espace culturel des individus, il n’y a pas d’universalité possible au sujet de la musique, si ce n’est qu’il semble que toutes les cultures et toutes les civilisations la pratiquent.

85 Nous reprenons ici la dichotomie établie par François Rastier entre sens et signification. Le sens est un

construit de l’individu attribué à quelque chose, à un référent. Ce sens lui est propre et personnel. Une signification, en revanche est l’aboutissement d’une médiation sociale qui vise à établir ce qu’il y a de consensuel, c’est-à-dire ce qui peut faire sens auprès d’un maximum de personnes. La signification est donc la mise en relation arbitraire mais conventionnelle entre un signifiant (un signe) et un signifié (une idée, un concept) au sens de Ferdinand de Saussure.

86 Nous traduisons et adaptons : « A central topic in the understanding of paradigmatically representational art forms, such as literature and film, is what constitutes an acceptable interpretation of a work. One debate concerns whether there is a single correct interpretation of any work or multiple acceptable interpretations; another concerns the constraints on acceptable interpretations, e.g., the extent to which the artist’s intentions may or should be taken into account ». Notons que Kania emploie le terme de paradigme dans sa définition épistémologique. Il s’agit donc, en simple, d’une conception théorique dominante dans une communauté de signification donnée.

Apport 10 : L’écoute musicale présuppose une posture d’écoute qui est l’un des paramètres de la construction de sens. Les objectifs entretenus pendant l’écoute sont de prime importance pour comprendre ce qui se passe chez l’auditeur.

Apport 11 : Le sens musical construit chez l’auditeur est isolé et indépendant du sens « intentionnel » de l’auteur-compositeur puisqu’à aucun moment l’auditeur n’a accès au sens « intentionnel ». La qualification de la signification musicale, pour une simple raison statistique et de convergence intersubjective, ne peut donc reposer sur la seule qualification par son auteur.

Apport 12 : On ne peut pas étudier la musique à programme, la musique descriptive, la musique parolée et la musique dénuée de programme, etc. de la même manière. Il conviendra que nous fassions un choix, qui, si possible, pourra être ensuite élargi aux autres types de musiques.

7.2 Vers une définition opérationnelle

Ces apports sont non-exclusifs les uns des autres et nous permettent de commencer à envisager une définition opérationnelle de la musique. La définition la plus proche de notre point de vue se trouve chez Andrew Kania pour qui la musique recouvre(Kania, 2016) :

« tout évènement produit ou organisé intentionnellement ;

en vue d’être écouté, et qui ;

soit :

est composé de quelques éléments musicaux tels que des notes discrètes ou un rythme, ou ;

est écouté pour ces éléments musicaux » 87.

Nous complétons sa définition pour aboutir au fait que la musique : • est un produit d’une activité humaine intentionnelle :

• civilisationnellement, culturellement et socialement fondée (reposant donc sur un certain paradigme) ;

• en vue d’être écoutée par soi ou par d’autres individus qui ne sont pas nécessairement de la même civilisation, culture ou société ;

• mais qui n’est réductible ni à un langage, ni à un moyen de communication dans le sens courant ;

• qui est qualifiée de « musique » par un nombre suffisamment grand de personnes permettant d’établir un consensus intersubjectif au regard de ses éléments constituants ; • est nécessairement sonore :

• composée d’évènements sonores discrets organisés ;

• ces évènements peuvent ou non suivre des règles sociétales et sociales d’organisation et de sélection, ce qui peut permettre l’identification d’éléments musicaux caractéristiques (notes, timbres, rythme, etc.) ;

• ces éléments musicaux caractéristiques ne sont pas universels et sont eux aussi fondés sur une civilisation, une culture ou une société donnée.En revanche ;

87 Nous adaptons et traduisons : « (1) any event intentionally produced or organized (2) to be heard, and (3) either (a) to have some basic musical feature, such as pitch or rhythm, or (b) to be listened to for such features »

• ces éléments musicaux doivent être exclusifs à la musique et former des patterns identifiables, aussi ;

• il existera toujours un signal acoustique qui demeure analysable en termes de fréquence, d’intensité, de phase, etc. ;

• ce signal sonore peut aussi être stocké analogiquement ou numériquement, mais seule une transduction inverse dans le domaine acoustique redonnera de la musique puisque celle-ci doit être écoutée.

• qui, généralement, est fait pour produire un effet sur l’auditeur qui :

• construira du sens à l’écoute musicalerenvoyant à son interprétation de l’œuvre ;

• dépendra de ses structures de référents, elles-mêmes fondées sur sa civilisation, sa culture, sa société mais aussi sur sa personnalité propre, mais qui ;

• dépendra aussi de sa posture d’écoute.

Nous achevons ainsi ce chapitre en proposant une définition certes complexe. Elle représente néanmoins une vision du produit musical qui peut être, a minima, transposée au moins dans la majorité des civilisations et cultures fondées sur l’histoire de la musique indo-européenne. Ceci- dit, comme nous avons déjà pu le noter dans ce chapitre, il convient que nous spécifions plus avant quel type particulier de musique nous comptons étudier. En effet, les musiques utilisées par les music supervisor sont des musiques tout à fait identifiables par leur utilisation particulière dans un contexte de production cinématographique ou audiovisuelle. Comme nous le présentions dans la genèse du projet (cf. l’introduction générale), notre projet s’inscrit en effet dans une perspective de réponse à un besoin empiriquement constaté dans un domaine industriel tout à fait particulier au sein duquel des agents, les music supervisor, sont amenés à prendre une décision en vue de la synchronisation d’un extrait musical qu’ils devront préalablement trouver dans un environnement web. Cela présuppose qu’au cours du chapitre suivant, nous nous intéressions à leur activité et aux spécificités des musiques auxquelles ils sont confrontés.