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CHAPITRE 1 : LA MUSIQUE COMME OBJET DE SCIENCE

5 Une discipline dédiée : la sémiologie de la musique

5.2 Application de la sémiotique / sémiologie à la musique

Molino et Nattiez fondent une étude de la signification de la musique qu’ils nomment sémiologie de la musique. Nous venons de retracer sommairement ce qui est désignable, dans l’étude scientifique, sous le nom de sémiologie ou de sémiotique. Dès lors, la discipline de Nattiez et Molino devrait donc être une étude du signe musical. Pourtant, le concept même de signe est problématique dans l’écoute musicale. Dans ce point, nous essaierons de comprendre les apports principaux de leur théorie.

L’une des conditions d’existence du signe est qu’il représente quelque chose in absentia (quelque chose qui n’est pas là ou qui n’est pas observable au regard de l’interprétant). Comme le résume Martine Joly : « les signes ont pour caractéristique élémentaire d’être à la place de quelque chose d’autre, d’être un tenant lieu, que ces signes soient des symboles mathématiques, physiques ou chimiques, des cartes, des dessins ou des diagrammes, des emblèmes ou des signaux, des symptômes, etc. » (Joly, 2003). Il n’y a de signe que si quelque chose est remplacé.

Ipso facto, il n’y a de signe que si quelque choseest absent à l’origine et doit être remplacé. Le

signe entretient donc nécessairement une relation d’altérité avec ce qu’il symbolise : un signe ne peut être signe de lui-même. Aussi, il entretient une relation fonctionnelle, il faut qu’il y ait besoin d’un signe. Si l’objet est observable, il n’y a pas de signe de l’objet puisque ce dernier n’a plus aucune fonction signalétique.

Prenons l’exemple de la fumée. Tant que l’on ne voit pas le feu, la fumée est un signe, un indice au sens de Peirce, de la présence d’un feu. La fumée signifie le feu dans la relation du signe au regard d’un interprétant qui l’observe. Toutefois, dès que l’on voit la flamme, la fonction de

47 Dans les faits, puisque nous simplifions, on va remarquer que les écoles sémiologiques se réfèrent

toujours à la dichotomie signifié/signifiant alors que les écoles sémiotiques se réfèrent, pour leur part, à la tripartition signe/objet/interprétant. Nattiez et Molino, en nommant leur étude « sémiologie » devraient donc, en toute théorie se rattacher plus volontiers à la simple étude signifié/signifiant. Toutefois, on remarque, à leur lecture que les deux approches sont employées.

signalisation de la fumée devient caduque, ce n’est plus un signe du feu, on ne peut plus l’étudier d’un point de vue sémiotique. Dans le cas de la musique jouée, si l’on excepte la musique descriptive qui tend à symboliser plus ou moins efficacement des phénomènes de la nature ou, plus généralement, un objet extra-musical, on ne peut dégager aucune relation sémiotique où la musique symboliserait un objet physiquein absentia.

Or, la musique est là. L’auditeur écoute la musique et a donc directement accès à l’objet,

ergo,elle ne pourrait être un signe puisqu’elle ne remplace rien d’autre qu’elle-même. En

revanche, au niveau de la fixation graphique : quand à la place de la musique (signal audible), on a une représentation de la musique sur partition, tablature (ou même par extension sur la forme d’onde dans une perspective de traitement du signal), nous nous trouvons bien en présence de signes (les notes, la portée, les grilles d’accord ou un morceau de forme d’onde). En effet, pour reprendre Martine Joly : « les signes ne sont signes que parce qu’ils signifient pour quelqu’un dans un certain contexte, c’est-à-dire que leur aspect perceptible met en œuvre un processus de signification et donc d’interprétation, dépendant de leur nature, du contexte de leur manifestation, de la culture du récepteur ainsi que de ses préoccupations » (Joly, 2003). La forme d’onde représente donc graphiquement le signal musical pour l’ingénieur du son ou pour le physicien du signal, la partition et la tablature représentent la musique pour celui qui sait la lire... Toutefois, toutes ces « images » de la musique ne sont pas de la musique. La musique est un son et aucune image graphique ne peut être de cette nature. On trouve une remarque analogue dans la sémiotique d’Ogden et Richards (que nous paraphrasons puisqu’à l’origine il s’agit d’une métaphore du signe de poésie) qui arrivent à la conclusion qu’une fois mis en musique, le signe musical « n’agit plus en tant que signe mais en tant que son48 » (Ogden,

Richards, 1923).

Dans la perspective que nous suivons, puisque nous ne nous intéressons pas à ces fixations graphiques, il n’y a pas de signe musical puisque l’objet est déjà en présence. Nous arrivons à ce point de la réflexion au même constat que Edouard Hanslick quand il écrit que : « [l]a différence fondamentale tient au fait qu’alors que la parole est un signe, c’est-à-dire un moyen d’exprimer quelque chose qui est distinct de ce qui est dit, le son musical est la fin, c’est-à-dire, l’objet final et absolu donné à entendre49 » (Hanslick, 1957).A moins bien entendu que nous ne considérions

le signal fixé sur un medium comme un signe de la musique qu’il « représente », ce qui encore une fois n’aurait aucune pertinence. Le problème de la musique semble donc se résumer au fait qu’il n’y a justement que la musique à entendre et qu’elle est sa propre finalité, elle ne remplace rien d’autre qu’elle-même et ne pointe rien d’autre qu’elle-même (en dehors de toute tentative d’interprétation téléologique du but entretenu par l’auteur-compositeur).

48 Nous traduisons et adaptons : « they no longer act as signs but as sounds ». Le propos original est relatif

au passage en parole de la poésie. Cependant, le parallèle avec la musique est exagéré puisque la poésie même déclamée emploie toujours des mots qui sont signifiants contrairement à la musique. En revanche, il s’agit bien de considérer une exagération et non une non-pertinence du propos puisque certes le son de la poésie déclamée utilise des signes linguistiques référencés, il n’en demeure pas moins que la prosodie y est ici primordiale, ce qui nous ramène à la remarque de Tagg sur les éléments verticaux de l’acte de parole (Tagg, 2004).

49 Nous traduisons et adaptons depuis la version anglaise du texte de Hanslick originalement en allemand : « The fundamental difference consistes in this while sound in speech is but a sign, that is, a means for the purpose of expressing something which is quite distinct from its medium, sound in music is the end, that is, the ultimate and absolute object in view ».

On peut considérer une autre condition d’existence du signe : la relation signalétique qu’il entretient avec ce qu’il remplace doit être nécessairement bijective au sens mathématique. Un signe pointe un concept/objet et un concept/objet est désigné par un signe d’un point de vue donné. En linguistique, par exemple, même si l’on peut trouver des synonymes, ces derniers présentent toujours des nuances de sens. Par exemple, le dictionnaire dit que « triste », « malheureux » et « mélancolique » sont synonymes. Dans les faits, on peut au moins distinguer ces trois mots en termes de gravité de l’état de l’individu. Même si Ferdinand de Saussure nous dit que le signe unit « non pas un nom et une chose, mais un concept et une image acoustique »

(de Saussure, 2002), alors quel serait le concept relié à un Do♯3 de la gamme tempérée ? Ou, à l’inverse, quel serait le signe acoustique musical désignant la mort de Didon ? Effectivement, le son du Do♯3 de la gamme tempérée pris indépendamment est bien « l’image acoustique » du « concept » de Do♯3 de la gamme tempérée pour quelqu’un qui a l’oreille absolue de la gamme européenne. Pourtant, à aucun moment ce lien de signification n’est assez pertinent pour permettre une étude sémiotique ou sémiologique : ce lien n’est pas une bijection. Le concept de la gamme tempérée de Do♯3 peut être « imagé acoustiquement » sur un piano, une harpe, une guitare, voire un générateur basse fréquence de laboratoire etc.La deuxième condition d’existence du signe n’est donc pas remplie dans le cas de la musique.De plus, une note prise isolément n’a rien de musical : c’est un son (peut être même un « bruit » s’il nous agace).La musique quant à elle est nécessairement faite de variations50comme nous l’avons vu en section

2.3.

En somme, il y a des signes musicaux dans des fixations de la musique qui ne sont plus (ou pas encore) de la musique puisqu’ils ne sont plus sonores (partition, tablature, forme d’onde graphique, etc.). Il y a bien un langage propre à la partition avec une syntaxe, une sémantique et une pragmatique, mais il s’agit d’un langage qui n’est là que pour permettre de constituer des signes d’une musique in absentia. En somme, cette partie nous amène les propositions logiques suivantes :

• il n’y a pas de signe musical dans la musique « sonore » ;

• rien n’est in absentiadans la musique, donc aucune signalétique n’est nécessaire51 ;

50 Cette opinion est renforcée quand on s’intéresse aux travaux de Jean Debaecker qui a justement essayé

de faire qualifier l’humeur de la musique dans une perspective d’indexation (il s’agit d’ailleurs d’une thèse en SIC). L’une de ses expériences consistait justement à qualifier un extrait qui n’était autre qu’une longue note de Do♯ générée informatiquement (donc proche d’un son pur sans harmoniques). Il en est ressorti des qualifications de gênes voire d’angoisse (Debaecker, 2013). De notre point de vue, le problème de cette expérimentation résidait plutôt dans le fait qu’elle n’avait aucun socle écologique : en effet l’écoute d’un résonateur parfait n’est à aucun moment un cas d’écoute musicale que l’on peut trouver dans la vie de tous les jours, ni même dans des pratiques plus anecdotiques.

51 En toute rigueur, il y a bien quelque chose qui est in absentia dans une musique présentée

acousmatiquement par l’intermédiaire d’un medium musical (le cas d’écoute qui nous intéresse). En effet l’humain, l’auteur-compositeur de la musique est in absentia ce qui fait que la musique est un signe de son activité, c’est une trace de production humaine (nous revenons sur ce point en 5). Ceci n’apporte que peu de choses au regard de la signification musicale qui reste a-référentielle. En revanche, on pourra se demander si, dans la qualification par l’auditeur de la musique, il n’y a pas de recherche de « qui voulait dire quoi » ? « pourquoi » ? ... La musique est une fumée, l’auditeur se demande où est la flamme. A notre sens, c’est sur cette considération que repose l’assimilation parfois trompeuse de la musique à un langage ou à un moyen de communication, qui eux aussi sont des productions ou des traces de productions humaines.

• il existe des signes, une grammaire, une syntaxe et un symbolisme pour des signes graphiques permettant de coder la fixation graphique de la musique, toutefois ;

• une fixation graphique de musique (partition, tablature, fixation de phonautographe) n’est pas de la musique, puisque ;

• la musique est nécessairement du domaine acoustique, pourtant il ne faudra pas oublier que ;

• la musique n’est pas réductible à la parole (qui elle aussi est un signal acoustique).

On peut donc étudier linguistiquement et sémiologiquement les fixations musicales mais pas la musique en elle-même. Cette incohérence amène la question suivante : peut-on réellement parler (scientifiquement) de sémiologie / sémiotique de la musique « audible » (donc de la musique tout court) ?