• Aucun résultat trouvé

Les apports du fonctionnalisme : la musique n’est pas un langage

CHAPITRE 1 : LA MUSIQUE COMME OBJET DE SCIENCE

4 La musique et les sciences humaines

4.3 Les apports du fonctionnalisme : la musique n’est pas un langage

Le rapprochement de la musique avec la communication dans le cadre d’une approche linguistique, ainsi que le caractère fonctionnaliste de l’acte de communication, nous invitent à considérer la linguistique fonctionnaliste même si nous avons montré qu’il s’agissait d’une analogie. Or, l’une de ses conceptions fondamentalesconsidère une double articulation du langage. Dans ce point, nous allons voir que l’approche fonctionnaliste finit de disqualifier la comparaison de la musique à un langage puisque nous n’y trouverons pas cette spécificité inhérente à tous les langages humains.

Selon André Martinet, le langage convoque, dans une situation de communication (la fonction du langage est la communication), des unités qu’il puise dans la langue (un code conventionnel définissant les unités que l’on peut utiliser, comment, pour désigner quoi, etc.) et que l’on peut répartir en deux grandes catégories. D’une part, il y a des unités de première articulation (ou unités significatives), les monèmes ou morphèmes, qui ont une forme et un sens. Les monèmes correspondent aux mots (e.g. « chat » est un monème qui renvoie à la signification du mot « chat ») mais aussi aux marques de temps (e.g. « ai[t] » ajouté à la fin de « jou- » complète le monème « jouer » et change le sens du verbe pour dire que l’on parle du passé), de désignation (e.g. « t » à la fin de « jouai- » complète le sens de « jouer dans le passé » en désignant que l’on parle d’un tiers, un « il » ou un « elle »), de pluriel (e.g. « s » à la fin de « chat » est un monème qui complète le sens de « chat » en désignant qu’il y en a au moins deux), de genre (e.g. « te » à la fin de « chatte » est un monème qui complète le sens de « chat » en désignant le féminin),

etc.Ce sont donc les plus petites unités de significations dans la communication par le langage. A

l’opposé, les unités de deuxième articulation, les phonèmes sont des formes de découpage

33 Cette proposition, nous allons y revenir, est assez consensuelle de nos jours. Notons qu’elle est

toutefois assez moderne. Chez Platon, par exemple, la musique de la flûte était vue comme mimant les œuvres picturales ou poétiques. Etant reliée à une autre œuvre, la question du « contenu » de la musique, de ce qu’elle représente ou de ce à quoi elle se réfère ne se pose pas. Ce n’est que dans une approche moderne que l’on a commencé à considérer la musique comme un art à part. Etant à part, la musique n’était plus reliée nécessairement à une autre œuvre, ce qui a donc posé la question de son « contenu ». Dire que la musique ne représente rien est donc une posture moderne héritée de l’autonomisation de cette dernière (Walton, 1994).

encore plus petites qui renvoient aux sons et permettent la distinction des morphèmes entre eux (Martinet, 1970).

Toutefois, la conception de Martinet de la double articulation de la langue ne traite que de l’organisation « horizontale » ou temporelle des phonèmes, elle ne traite pas des éléments « verticaux » ou synchrones que l’on pourrait retrouver dans les différences d’intonations, de timbre, de volume ou plus généralement de prosodie. Cela tient essentiellement au fait que Martinet, et une grande partie des linguistes, travaillent davantage sur le langage écrit que sur le langage parlé. Naturellement, dans le cas de l’étude de la parole réellement « orale », on ne peut se passer de cela. Si j’emploie un ton sarcastique pour dire « je vais bien » ou un ton enjoué pour dire la même chose, le sens n’est plus le même, le sens se trouve nuancé par l’intonation pour reprendre la formule de Pierre Delattre34. Pour PhilipTagg cela limite la

possible transposition ou la possible adaptation du concept de « morphème » à la musique puisque les paramètres verticaux (paramètres paradigmatiques) sont indissociables au regard du fait que la musique est purement auditive et que contrairement à la voix parlée elle peut être polyphonique (Tagg, 2004). Intuitivement, il semble facile de trouver l’équivalent des phonèmes dans le langage musical : il s’agit des notes différenciées notamment selon leur hauteur mais aussi selon leur timbre, ou encore leur durée. En revanche, en dehors de la langue musicale utopique « solrésol » de François Sudre, il ne semble pas possible de trouver d’équivalents aux morphèmes dans le « langage musical ». Nous reviendrons sur la question de l’existence d’un « musème » (morphème de la musique) en point « 4.5 » de ce chapitre. En ce sens, la musique est a-référentielle, contrairement au morphème, il n’y a pas d’unité de sens qui soit référencée à un objet extérieur à la musique35.

Enfin, notons que Monique Philonenko nous met en garde sur la conception réductrice sous- jacente au fait d’assimiler la musique au langage : « si nous vivons dans un monde pénétré de part en part par le langage, qu’il soit parlé ou écrit, on ne saurait en dire autant de la musique, qui semble être une activité spécifique, pratiquée pour elle-même et pas seulement comme média » (Philonenko, 2007). Autrement dit, pour Philonenko, la musique est irréductible à un simple langage puisqu’elle n’est pas nécessairement fonctionnelle.Caron peut faire de la musique pour soi. Cette irréductibilité se retrouve aussi chez Emmanuel Kant quand il catégorise les arts.Il classe la musique comme un « kunst des schönen spiels der empfindungen », soit un « art du beau jeu des sensations » et non pas dans ce qu’il nomme les « bildendenkünste »

(dérivé du substantifbild, signifiant « image », et du verbe bilden, qui signifie « former »), ce qui pourrait se traduire par « les arts de la représentation des idées dans l'intuition des sens » (Kant, 1790). Pour le philosophe, donc, dans la pratique musicale, il ne s’agit pas d’exprimer des idées même sommaires.Il ne s’agit pas non plus de faire référence à quelque chose contrairement au

34 Pierre Delattre publie un article sur ce sujet « La nuance de sens par l’intonation » en 1967. Il y

développe la notion d’intonème, qui serait donc, à considérer au même titre que les phonèmes et les morphèmes dans l’articulation du langage a fortiori s’il s’agit d’étudier des langues toniques (Delattre, 1967).

35 Nous verrons qu’il peut exister de la musique dite « descriptive » ou « à programme » qui se référencie

à un objet extérieur. Or, notre étude s’intéressera à la musique dite « pure » qui exclut ce genre de production. Nous réévaluerons le concept de musique pure d’une manière moins binaire que celle de Kania.

langage.Comme dirait Wagner « la musique commence là où s’arrête le pouvoir des mots36 ». Par

corollaire, il ne s’agit pas non plus de raconter quelque chose de complexe.Pour Jean-Jacques Nattiez : « [j]amais une œuvre musicale ne nous dira quelque chose comme « Longtemps je me suis couché de bonne heure ». Sinon il n’y aurait pas de différence entre la musique et le langage comme formes symboliques [...]. Le « discours » musical s’inscrit dans le temps. Il est fait de répétitions, de rappels, de préparations, d’attentes, de résolutions. Si l’on est tenté de parler de récit musical, c’est-à-cause, non de son contenu [...], mais en raison des effets de l’organisation syntaxique de la musique » (Nattiez, 2011).

Pour l’heure, nous n’irons pas plus loin sur ce qui peut potentiellement être exprimé par la musique puisque la perspective ouverte par l’assimilation de la musique à un langage est source de beaucoup de confusions et perd sa pertinence quand arrive la question du sens. Nous venons de voir que la double articulation du langage ne peut être transposée à la musique (en dehors de la fixation graphique de la musique qui s’avère bien être un langage mais pas directement musical). Cependant, nous avons vu avec Tagg que même pour les langages, la double articulation n’est pas suffisante puisqu’elle ne prend pas en compte les altérations de sens naissant des paramètres prosodiques.A minima, nous arrivons au point où il nous est possible de considérer que la musique n’est pas un langage, ou qu’en tout cas elle n’est pas comme le langage (si ce n’est dans son origine humaine et dans sa structuration syntaxique).Outre cela, cette approche nous apporte tout de même certaines précisions quant à la musique qui sont reprises dans le point « 6 », notamment :

• la musique est a-référentielle ou a minima autoréférentielle ;

• la musique ne peut donc être étudiée comme la langue / le langage / la parole ;

• la recherche d’une double articulation dans le signal musical est pour le moment problématique, nous y revenons en 4.5 ;

• la musique semble cependant suivre une certaine syntaxe, c’est un signal organisé et son organisation ne semble pas universelle, nous y revenons en 5.