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Droit constitutionnel à l==aide juridique

3. Conclusion : bilan et pistes de réflexion

Sous réserve des commentaires qui précèdent, on peut résumer ainsi les paramètres qui régissent l’analyse de la question de savoir s’il existe en droit constitutionnel canadien un droit à l’aide juridique :

a. Il nexiste pas de droit général, absolu et dapplication immédiate, à laide juridique en droit constitutionnel canadien.

b. Il existe en droit constitutionnel canadien un droit « relatif » à laide juridique, lequel, naissant dans des circonstances exceptionnelles décrites ci-avant, peut être reconnu en matière criminelle sur la base des alinéas 10(b) et 11(d), ainsi quen matières civile et criminelle sur la base de larticle 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

c. Ce droit « relatif » ou limité peut être reconnu lorsque la personne qui réclame les services dun avocat rémunéré par l’État a été déclarée non admissible à l’aide juridique et ne dispose par ailleurs pas des moyens nécessaires pour retenir elle-même les services d’un avocat. Ce droit n’est toutefois ouvert que lorsque la situation de cette personne est telle que son droit à une audience équitable serait battu en brèche en l’absence d’un avocat. En ce sens, ce droit joue un rôle supplétif et vise à pallier les carences de certains régimes d’aide juridique lorsque ces carences empêchent la tenue d’une audience équitable.

d. L’examen de la situation de la personne qui formule une telle demande se fera à partir de trois facteurs, soit l’importance des intérêts en jeu, la complexité de l’instance et les capacités de cette personne. L’objectif de cet exercice est de déterminer si la partie non représentée est néanmoins en mesure de participer efficacement à l’audience.

e. L’obligation constitutionnelle imposée au gouvernement de fournir les

services d’un avocat rémunéré par l’État dans les circonstances appropriées ne saurait cependant se muer en un droit général, échéant au justiciable

« créancier » de cette obligation, de voir l’État payer n’importe quel avocat que choisirait ce justiciable.

f. Compte tenu que ce droit constitutionnel « relatif » et limité trouve sa source aux articles 10(b), 11(d) ou 7 de la Charte, il s’ensuit qu’une action

gouvernementale doit nécessairement être à l’origine de sa violation. Dans ce sens, un litige entre des parties privées, par exemple un litige entre des parents quant à la garde d’un enfant, ne saurait donner ouverture à l’application de ce droit.

g. L’interprétation la plus plausible, voire la plus probable, des commentaires de la Cour suprême dans l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G.(J.) est que l’État doit non seulement être partie à l’instance, mais qu’il doit au surplus être à l’origine de celle-ci.

Ces paramètres étant posés, pourrait-on envisager un jour un autre élargissement de ce droit « relatif » à l’aide juridique? Nous signalerons ci-après quelques pistes de réflexion qui mériteraient éventuellement d’être approfondies, mais dans un cadre autre que celui que fournit cette opinion.

Une première remarque s’impose, qui a trait à la stratégie. Compte tenu de la réticence que les tribunaux ont traditionnellement éprouvée à remettre en question les politiques gouvernementales en matière d’allocation de fonds publics, ceux qui voudraient tenter de les convaincre d’étendre encore la portée du droit constitutionnel « relatif » à l’aide juridique reconnu par la Cour suprême du Canada auraient tout intérêt à bien choisir leur cible. Bien que clairement atténuée dans l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G.(J.), cette réticence demeurera sans doute toujours présente en toile de fond.

Deuxième remarque, ayant trait cette fois au droit substantiel. À la lecture de l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G.(J.), on reste avec l’impression que cet arrêt marque un point tournant pour la Cour suprême du Canada, au point où il pourrait augurer un changement de paradigme dans l’appréhension judiciaire de la notion d’« accès à la justice ».

Pareil changement, pourrait-on arguer, s’impose d’autant plus que la situation de l’aide juridique au Canada a évolué depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés. Ainsi, dans l’arrêt Rowbotham, la Cour d’appel de l’Ontario justifiait la non-inclusion de ce droit dans la Charte en se fondant sur l’avis des rédacteurs de celle-ci, selon qui les régimes en vigueur au début des années 80 étaient « adéquats ».22 En est-il toujours ainsi en 2001, après des années de coupures budgétaires? Peut-être bien, mais cela reste à voir. Il s’agirait donc de déterminer, le cas échéant, l’impact de tels changements sur l’interprétation à donner à un droit constitutionnel, fût-il limité, aux services d’un avocat rémunéré par l’État. À cet égard, s’il faut prendre très au sérieux la mise en garde du juge L’Heureux-Dubé, dans l’arrêt Prosper, contre l’application de la théorie de

« l’arbre vivant » en matière d’interprétation de la Charte,23 on ne saurait pour autant nier que les conditions socioéconomiques ont effectivement pu changer depuis l’adoption de la Charte. Aussi, sans prétendre transformer du tout au tout

22 R. v. Rowbotham, supra, note 2, à la p. 66.

23 R. c. Prosper, supra, note 3, aux pp. 287-288. Dissidente quant au résultat de l’appel, le juge L’Heureux-Dubé, en faisant ces commentaires, appuyait néanmoins la conclusion majoritaire du juge en chef quant à l’inexistence d’une obligation constitutionnelle incombant à l’État de maintenir sans frais un service d’avocats de garde vingt-quatre heures sur vingt-vingt-quatre.

l’approche judiciaire en la matière, il y a lieu de se demander si la prise en compte de cette évolution ne pourrait pas permettre d’étendre encore un peu plus la portée de ce droit.

Troisième remarque, quant à elle liée à la fois à la stratégie et au fond : il nous apparaît que toute nouvelle tentative d’extension de la portée d’un droit

constitutionnel « relatif » à l’aide juridique ne sera fructueuse que dans la mesure où l’on mettra l’accent sur des grands principes constitutionnels qui procèdent d’idéaux sociaux plus vastes, plutôt que de s’en tenir strictement à des arguties relevant de la technique juridique, si inévitables soient-elles par ailleurs. Cette stratégie viserait pour l’essentiel à prendre au mot la Cour suprême et à l’inciter à aller au bout de sa logique eu égard à l’application des principes les plus

pertinents en l’espèce, en l’occurrence la primauté du droit et l’égalité. Certains désigneraient en anglais ce genre de stratégie comme participant d’une forme de

« creative litigation ».

Dans la mesure où la problématique de l’existence d’un droit constitutionnel à l’aide juridique intéresse celle de l’accès à la justice, et plus particulièrement celle d’un accès concret à la justice, elle intéresse également la question de la primauté du droit. De fait, ce principe constitutionnel, selon l’acception donnée à ce concept dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec,24 est directement lié à la problématique de l’accès à la justice, en ce que l’absence (ou l’insuffisance) d’un accès concret et suffisant à la justice est de nature à miner la primauté du droit.25 Il suffit, pour s’en convaincre, d’imaginer comment des justiciables non

représentés par avocat pourraient en venir à percevoir le système juridique. Ainsi, de tels justiciables seront plus susceptibles d’être déçus du résultat d’un procès que d’autres qui auraient été représentés, puisque leur évaluation de ce résultat se fera toujours à l’aune d’une insatisfaction initiale quant au déséquilibre non corrigé qui marquait le rapport de forces entre les parties. Ceci, à n’en pas douter, pourrait contribuer à instaurer un climat de méfiance face au système judiciaire et à l’administration de la justice en général, sapant dès lors l’effectivité, voire la légitimité, du principe de la primauté du droit. Dans la même veine, et dans la pire des hypothèses, on pourrait évoquer le danger que le justiciable ainsi frustré en vienne à se faire justice à lui-même. Par ailleurs, se sachant incapable de se défendre efficacement, un justiciable pourrait ignorer les assignations des officiers de justice. Si pareil comportement devait se répandre, l’administration de la justice en souffrirait certainement. Enfin, un tel justiciable pourrait être tenté de

« décrocher » du système juridique étatique en raison de sa perception, plus ou moins bien fondée, qu’il n’a plus aucune prise sur un système qui ne répond plus à ses attentes, si minimales soient-elles. Comme le notait le philosophe Jurgen Habermas, « (…) les citoyens d’un État de droit démocratique se comprennent comme les auteurs des lois auxquelles ils doivent obéir en tant que

24 Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1999] 2 R.C.S. 217.

25 Nous employons ici la notion d’ «accès » à la justice dans son acception classique, c’est-à-dire comme faisant référence à l’accès à la justice étatique. Pour d’autres façons d’envisager cette notion, voir : R.A. Macdonald,

“Theses on Access to Justice” (1992) 7 Canadian Journal of Law & Society 23.

destinataires. »26 Or, à partir du moment où un justiciable estime ne plus avoir suffisamment de prise sur le système juridique au sein duquel il évolue, il peut difficilement se considérer comme « auteur » des lois auxquelles ils est tenu d’obéir. Ainsi délégitimé, ce système ne pourra plus longtemps constituer l’épine dorsale de l’État de droit auquel il est inextricablement lié, ce qui, à terme, risque d’ébranler irrémédiablement le primat du droit dans cet État. Comme l’a bien montré la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, précité, la primauté du droit et la légitimité du système juridique se renforcent l’une l’autre dans une société libre et démocratique.

Le lien entre la primauté du droit et l’idéal d’un accès concret au système étatique de justice a par ailleurs déjà incité le juge en chef Dickson à poser, au nom de la Cour suprême du Canada, la question suivante :

Pour paraphraser ce qu’a dit la Cour européenne des droits de l’homme dans l’Affaire Golder (…), on ne comprendrait pas que le Parlement et les provinces décrivent d’une façon aussi détaillée les droits et libertés garantis par la Charte et qu’ils ne protègent pas

d’abord ce qui seul permet d’en bénéficier en réalité : l’accès au juge.

C’est avec raison que la Cour des droits de l’homme a affirmé :

« Équité, publicité et célérité du procès n’offrent point d’intérêt en l’absence de procès. » (…) À quoi bon des droits et libertés garantis par la Charte si une personne qui veut les faire respecter se voit refuser l’accès à un tribunal compétent ou si cet accès est retardé? Comment les tribunaux peuvent-ils agir indépendamment pour maintenir la

primauté du droit et pour s’acquitter efficacement des obligations que leur impose la Charte si l’on entrave, empêche ou refuse l’accès aux tribunaux? Les garanties offertes par la Charte ne seraient dès lors qu’illusoires et la Charte toute entière s’en trouverait minée.27

Bien que ces propos de la Cour suprême aient été formulés dans un arrêt qui s’intéressait à la question de l’accès physique à un Palais de justice, ce qui, sur le plan technique, le rend aisément distinguable par rapport à l’hypothèse principale examinée dans la présente opinion, il reste que, sur le plan des principes, et surtout compte tenu de l’approche « substantielle » qui inspire de plus en plus l’interprétation des droits constitutionnels, on voit mal en quoi le non-accès pour des raisons physiques serait pire, du point de vue de la primauté du droit, que le non-accès en raison d’un manque de moyens financiers. C’est en effet le lot d’un nombre croissant de justiciables que de se retrouver dans l’incapacité de

revendiquer ou de défendre leurs droits constitutionnels en raison de leur

non-admissibilité à l’aide juridique et d’un manque de moyens financiers. Aussi, afin de véritablement concrétiser l’idéal d’un accès maximal et concret au

système de justice, il convient de se demander si les tribunaux ne devront pas tôt ou tard accepter d’élargir plus encore le droit « relatif » à l’aide juridique dont ils ont déjà reconnu l’existence dans certaines circonstances. N’y va-t-il pas, en bout

26 J. Habermas, Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard, 2000, à la page 108.

27 B.C.G.E.U. c. Colombie-Britannique, [1988] 2 R.C.S. 214, à la page 229.

de ligne, de l’effectivité du principe constitutionnel de la primauté du droit?

À ces questions intéressant l’accès concret des justiciables au système de justice s’en ajoute une autre, aussi fondamentale, celle de leur accès égal à ce système.

Plus encore que l’accès au système judiciaire comme tel, c’est l’accès à la loi même qui pourrait dans certains cas être compromis. Or, le paragraphe 15(1) de la Charte ne dispose-t-il pas que « la loi ne fait acception de personne et

s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination… »? Au-delà même des espèces où ce droit particulier trouve application de manière spécifique, il se pourrait bien que l’égalité constitue un principe constitutionnel sous-jacent de l’ordre juridique canadien.28 Partant, des considérations égalitaristes devraient influer sur l’interprétation de l’article 7 dans des affaires soulevant la question de l’étendue du droit constitutionnel « relatif » à l’aide juridique. C’est du reste ce que soutenait le juge L’Heureux-Dubé, appuyée en cela par deux de ses collègues sans être expressément contredite par les autres, dans l’opinion distincte, mais convergente, qu’elle a rédigée dans l’affaire Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G.(J.).29

Reste à savoir si l’article 15 pourrait, en certaines circonstances, agir comme source autonome d’un droit constitutionnel « relatif » à l’aide juridique dans l’hypothèse où, par exemple, l’article 7 ne trouverait aucune application. Cette question soulève entre autres la problématique du type d’action étatique

susceptible de mener à la reconnaissance d’un tel droit constitutionnel. Une ingérence « agressive » et volontaire de l’État susceptible de mener à la tenue d’une audience quelconque constitue-t-elle une condition sine qua non à la reconnaissance éventuelle d’un tel droit, ce qui confinerait à toutes fins pratiques les possibilités d’une telle reconnaissance aux situations visées par l’article 7? À cet égard, nous avons souligné précédemment que l’interprétation la plus

plausible, voire la plus probable, des commentaires de la Cour suprême dans l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G.(J.) est que l’État doit non seulement être partie à l’instance, mais qu’il doit au surplus être à l’origine de celle-ci. Dans cette optique, on ne pourrait dire d’une loi discriminatoire à l’origine d’une violation de l’article 15 qu’elle est nécessairement à l’origine d’une audience ou d’une instance. Dût-elle l’être, elle pourrait alors faire l’objet d’un examen autant en vertu de l’article 7 que de l’article 15, dans la mesure bien sûr où les circonstances particulières de l’espèce le permettraient. Mais en l’absence d’un acte gouvernemental « agressif » et volontaire qui mènerait à la tenue d’une telle audience ou au déclenchement d’une instance, n’y aurait-il tout de même pas lieu de tenter de convaincre les tribunaux de considérer l’à-propos d’une extension du droit constitutionnel « relatif » à

28 Dans ce sens, voir : P. Hughes, “Recognizing Substantive Equality as a Foundational Constitutional Principle” (1999) 22 Dalhousie Law Journal 5.

29 Voir les paragraphes 112-115 de cet arrêt. Sur le rôle des considérations liées à l’égalité en matière d’aide juridique, voir également l’article suivant : P. Hughes, “Domestic Legal Aid : A Claim to Equality” (1995) 2 Review of Constitutional Studies 203.

l’aide juridique au justiciable qui, ayant fait une démonstration prima facie de l’existence d’un cas de discrimination substantive potentiellement injustifiable sous l’empire de l’article 1, prouverait de surcroît qu’il ne peut, par manque de moyens, prendre action pour faire cesser la discrimination dont il est l’objet?

Sans prendre position sur la possibilité juridique de parvenir à cet objectif ou même sur l’opportunité stratégique ou politique d’entreprendre des démarches en ce sens, il conviendrait d’examiner plus avant cette hypothèse; d’autant qu’elle repose sur deux postulats fondamentaux, à savoir, que l’égalité concrète des justiciables est en quelque sorte constitutive de leur capacité d’exercer

efficacement leurs autres droits et libertés constitutionnels, d’une part, et que dans la mesure où l’on reconnaît, comme l’a fait la Cour suprême dans sa jurisprudence récente,30 que l’égalité est intimement liée à la dignité de chaque individu, on saurait difficilement tolérer que la victime potentielle d’une discrimination prohibée par l’article 15 soit condamnée à l’impuissance sur le plan juridique en raison de son manque de moyens financiers et, le cas échéant, de son

inadmissibilité à l’aide juridique. En pratique, ce serait un peu comme la confiner, elle et son groupe d’appartenance, à un statut permanent de minorité discriminée.

Or, cela est-il acceptable dans une société libre et démocratique? Une définition plus concrète du concept d’accès à la justice permettrait-elle de remédier à de pareilles situations? Dans quelle mesure les tribunaux devraient-ils s’avancer plus encore en ce sens qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent dans leur jurisprudence?

Malgré les quelques pistes de réflexion que nous venons d’esquisser, ces questions demeurent entières. Elles mériteraient cependant que l’on se penche plus avant sur elles.

30 Voir généralement Law c. Canada, [1999] R.C.S. et les arrêts subséquents portant sur le droit à l’égalité garanti à l’article 15 de la Charte.

A Constitutional Right to