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La conception de nation et son évolution en Occident················

Chapitre 1. La notion de minzu, la question terminologique et l’histoire concep-

1.1. Le nationalisme de quelle nation ?········································ ·········

1.1.1. La conception de nation et son évolution en Occident················

Alors qu’est-ce qu’une nation ? Autour de cette définition, les débats se sont engagés et sont toujours en cours. Le plus connu oppose les « primordialistes » aux « moder- nistes ».65 Une nation ancienne, selon les primordialistes a droit à l’existence66 ; mais la conception de la nation, comme une forme moderne de l’organisation politique des sociétés est toute récente dans l’histoire et n’apparaît qu’à l’ère moderne. « La nation, écrit Eric Hobsbawn, n’est pas une entité sociale fondamentale ni immuable. Elle ap- partient exclusivement à une période particulière, et historiquement récente. Ce n’est une entité sociale que pour autant qu’elle soit liée à un certain type d’État territorial moderne, l’« État-nation » et parler de nation ou de nationalité sans rattacher ces deux

64 Walker C

ONNOR, «National self-determination and tomorrow’s political map» dans Alain C. CAIRNS, John C. COURT- NEY et Peter. MACKINNON (dir.), Citizenship, Diversity, and Pluralism: Canadian and Comparative Perspectives,

Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2000, p. 163-176

65 Dans le milieu universitaire, il existe d’un débat entre les « primordialistes » (ou « pérennialistes ») et constructi-

vistes (ou « modernistes ») portant sur l’idée de « nation ». Pour les primordialistes, la nation est conçue comme un Être supérieur aux individus et qui les constitue indépendamment de leur volonté, un ensemble collectif concret, fondé sur la langue, l’histoire et la culture partagées. En bref, la nation préexistait à l’État. Au contraire, aux yeux des modernistes, la nation surgira soit lorsque les membres d’une société sont convaincus qu’ils participent d’une même appartenance culturelle, par leur solidarité et leur désir de vivre ensemble (selon Ernest Renan), soit comme une communauté imaginée (selon Benedict Anderson), réunissant des gens qui ne se connaissent pas et qui ne se croiseront jamais, mais qui éprouvent un fort sentiment d’appartenance à une communauté, soit grâce à une cons- truction d’un sentiment national via les réseaux de communication et d’éducation (selon Ernest Gellner). Briève- ment, l’État préexistait à la nation. Il est à noter que, c’est bien à cause de cette différenciation de ces deux concep- tions de nation, que ce mot, lors de son introduction en Chine au tournant du 20e siècle fut à l’origine de la complexité et la confusion dans la langue chinoise.

66 Anthony Smith opine que la nation ainsi que l’identité nationale tirent son origine de l’ethnie qui se sert d’une

forme prémoderne de l’identité cultuelle collective. Voir Anthony SMITH, The ethnic origins of nations, Oxford,

notions à cette réalité historique n’a pas de sens.»67

Le sens du mot nation lui-même évolue et varie. Comme tant d’autres termes, le même signifiant ne renvoie pas, en l’instance, selon les époques, au même signifié. Le mot na-

tion en français, lui-même est sans doute très ancien. On le trouve vers les débuts du

XII siècle ; il dérive du latin natio, signifiant la naissance, l’origine et par là l’ensemble des individus de même ascendance et de même provenance ; des gens d’un même pays qui ont ou sont censés avoir les mêmes ancêtres. Au Moyen-âge, le terme désignait surtout des groupes de personnes venues du dehors, ou censées venir d’ailleurs et mar- quées d’un certain particularisme. Ils avaient supposément une origine commune et souvent un mode de vie, une langue et des coutumes en commun ; une âme commune en quelque sorte. Jusqu’aux dernières années du 17e siècle, ce mot, dans ses certains usages, fut en concurrence avec celui de patrie, qui fut hautement descriptif, davantage chargé de valeurs et de sentiments et en rapport surtout avec le lieu familier de la nais- sance.

Ce n’est cependant qu’avec la Révolution française de 1789 et dans la tourmente qu’elle a suscitée en Europe que la nation va devenir cette entité politique singulière que nous connaissons, et que le mot va prendre une signification inédite et se charger d’un po- tentiel de valeurs, d’images, de représentations parmi les plus puissants du monde mo- derne.68 Si on associe l’émergence de la nation moderne avec la Révolution française, qui a bouleversé les hiérarchies, substitué la souveraineté du Peuple à la souveraineté du Roi, et renversé la légitimité du pouvoir émanant du monarque par la grâce de Dieu, la nation s’est fondée par l’intermédiaire de ses représentants, soit la volonté du peuple.

67 E. H

OBSBAWM, préc., note 11, p.20 68 P-J. S

Voici ce qui a été proclamé, dans l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ; nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément », la nation, dans l’esprit de ceux qui s’en réclament et qui estiment être ses délégués, est une nation fondée sur un contrat social des citoyens, une société consensuelle d’indivi- dus sans attaches ni racines. On ne naît pas Français, on le devient en adhérant tacite- ment ou formellement au pacte commun qui fonde la citoyenneté, à la nouvelle alliance fraternelle des citoyens libres et égaux en droits. Cette perception jacobiniste de la na- tion deviendra la source du discours du nationalisme civique dans la littérature contem- poraine69 ; son contre-pied, le nationalisme ethnique s’est basé sur une autre conception de la nation, associée à l’héritage allemand.

La conception romantique de la nation – une expression souvent employée – vient des cogitations intellectuelles, dont Herder fut le plus important représentant. C’est ainsi qu’on opposait à la prépondérance linguistique, philosophique, littéraire de la France du 18e siècle et de son universalisme abstrait. Après les défaites militaires de l’Alle- magne, son occupation et sa sujétion par l’expansionnisme napoléonien, la germanité fut exaltée. Elle a valorisé son origine ethnique et s’est mobilisée ainsi par réaction. La nation est donc conçue comme une entité supérieure aux individus, une collectivité fondée sur l’origine, le patrimoine, l’héritage des ancêtres, la patrie, dont les membres parlant la même langue, ayant les mêmes mœurs, usages et coutumes, les mêmes idées et sentiments. La nation devint alors un Grand Être qui appelle notre amour, notre allé-

69 On peut citer par exemple, J. H

ABERMAS, préc., note 35 ; L. GREENFELD, préc., note 31 ; Pierre-André TAGUIEFFE, «

Nationalisme et antinationalisme. Le débat sur l’identité française » dans Serge CORDELLIER (dir.), Nations et natio-

nalismes, Paris, La découverte, 1994, p. 127-135 ; SCHNAPPER, D., La communauté des citoyens : sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994

geance et notre soumission. Pour reprendre les termes de Louis Dumont, dans la con- ception française idéale de la nation issue de la philosophie des Lumières, je suis homme par nature et Français par accident ; dans la conception allemande issue du ro- mantisme littéraire, je suis essentiellement un Allemand, et je suis un homme grâce à ma qualité d’allemand70.

On perçoit donc deux modèles de nation, deux aspects de l’idée nation. Or, la nation réelle a fait son entrée, dans le contexte de la modernité européenne du 18e siècle ; et ce fut une première dans l’histoire humaine. La notion s’est ensuite répandue dans toute l’Europe au 19e siècle, et elle s’étend désormais, depuis les décolonisations subsé- quentes au monde entier. Les autres formes politiques antérieures telles que la tribu, la monarchie, la cité, l’empire, etc. ont perdu du terrain. Le sens de nation, comme on vient de voir dans les cas de la France et de l’Allemagne – et dans les autres pays dé- sormais –, a évolué en fonction des traditions, des circonstances et surtout, des intérêts auxquels l’utilisateur entend répondre. Dans l’histoire française par exemple, « dès 1792 et la guerre étrangère, la nation française n’est déjà plus la nation civique »71, mais s’est tournée vers l’attachement « au sol, au territoire, à la mémoire des ancêtres, au partage de la langue, des moeurs et des coutumes »72. Par contre, Fichte, dans ses Reden

and die Deutsche Nation, qualifie la nation comme un acte de conscience et de volonté,

et non pas de nature. Renan en a désormais tiré la conclusion : la nation, c’est deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une : l’une dans le passé, l’autre dans le présent.

70 Lousi D

UMONT, « Une variante nationale. Le peuple et la nation chez Herder et Fichte » dans Essais sur l’indivi- dualisme : une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Éditions du Seuil, 1991

71 P-J. S

IMON, préc., note 61, p.211 72 Ibid.

L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consen- tement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu en individus. 73 C’est-à-dire que la nation est le Janus d’ethnicité et de citoyenneté. Elle a une double face dont l’une est culturelle et l’autre politique. Que ce soit la nation qui précède l’État ou l’État qui précède la nation, l’ethnicité et la citoyen- neté, les deux aspects ne peuvent pas être divisés, mais distingués pour définir une na- tion. La conception de la nation ethnique a probablement eu son moment de gloire, ce qui a déclenché les mouvements nationalistes, eux qui ont réussi à déchirer la carte européenne et, ensuite, celle du monde de 1870 à 1945. Ce processus de nationalisation des sociétés européennes fut accompagné par la démocratisation et l’industrialisation qui exigent l’individualisation et l’égalisation des conditions sociales. La promotion de la citoyenneté par le pouvoir étatique a donc été engendrée pour réaliser l’intégration et l’homogénéisation des citoyens. Ce processus, que l’on appelle désormais « nation- building », basé sur l’égalité citoyenne et les droits politiques et sociaux et propulsé par le libéralisme et son idée de neutralité étatique, est devenu le nouvel outil des États- nations, notamment en Occident pour créer un sentiment de solidarité et d’identité na- tionale.

Cependant, si l’on considère, entre autres, que les États-nations demeurent les entités politiques les plus communes et les plus durables dans le monde contemporain, ni la nation civique ni la nation ethnique ne peuvent répondre à la nouvelle contestation sou- levée par les minorités nationales qui ne s’identifient pas à la nation que l’État veut représenter. La nation civique ne peut pas garantir que le peuple souverain n’abritera

pas, en son sein, des groupes réclamant la diversité culturelle, alors que la nation eth- nique ne peut pas garantir que son territoire souverain ne comportera pas de groupes se proclamant distincts du groupe dominant. Il semble que le terme État-nation présuppose la correspondance de l’un à l’autre. En réalité, dans la plupart des cas, la frontière poli- tique et la frontière ethnique ne coïncident pas. D’après Connor, parmi les 180 pays du monde d’aujourd’hui, il y en a moins de 15 qui peuvent se qualifier d’homogènes : le Japon, l’Islande, les deux Corées, le Portugal et une poignée d’autres.74 La dichotomie de la définition de nation est donc remise en question75, et l’idée d’État-nation comme une structure politique souveraine est défiée par l’État multinational.

À cet égard, la nation n’équivaut pas à l’État. Le nationalisme ne suppose pas l’idée que le peuple doive être identifié à un État-nation. Par contre, cela implique une allé- geance à ce qu’ils considèrent comme leur première source d’identité. Les citoyens d’un État ayant une même nationalité n’ont pas nécessairement une même identité na- tionale. Bizarrement, l’adjectif « national » désigne couramment celui qui représente un pays (l’équipe nationale de football), qui appartient à un État (un parc national) ou qui touche l’ensemble d’un pays (une grève nationale). L’Organisation des Nations Unies qui se prétend représentative des nations représente en réalité des États. « Si la marque EU n’avait pas été déposée par les États-Unis d’Amérique, les NU devraient être appelées EU. »76 L’État cherche à appuyer sa légitimité sur l’idée qu’il représente la nation tandis que la nation est considérée comme une source de légitimité pour le pouvoir étatique. Cet aspect politique de la nation est la raison la plus importante pour

74 Voir W. C

ONNOR, préc., note 64, p.164

75 La dichotomie de la définition de nation est maintenant mise en question par certains penseurs contemporains,

voir par exemple : Michel SEYMOUR, « Introduction : Questioning the Ethnic / Civic Dichotomy » dans Jocelyne COU- TURE, Kai NIELSEN et Michel SEYMOUR (dir.), Rethinking Nationalism, Calgary, University of Calgary Press, 1998,

pp.1-61 ; David MILLER, « Nationality in devided societies » dans Alain-G GAGNON et James TULLY (dir.), Multina- tional democracies, New York, Cambridge University Press, 2001, p.299-318

76 Juan J. L

laquelle l’État hésite à reconnaître le statut de nation de certains groupes nationaux de

facto.