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A quelle conception de la liberté rattacher la philosophie de Neill ?

Dans le document Summerhill : une école libre ? (Page 86-90)

5. Le concept de liberté

5.6 A quelle conception de la liberté rattacher la philosophie de Neill ?

Grâce à ces clarifications d’ordre conceptuel nous avons pu faire ressortir deux tendances quant à la manière de définir la liberté. D’un côté, nous avons la tendance libérale, qui cherche à minimaliser le sens de la liberté à son expression essentielle.

Celle-ci se rattache à la liberté négative telle que présentée par Berlin. Elle est régie par le principe de non-interférence. L’individu possède des droits fondamentaux qu’aucun autre n’a le droit de violer. Ce courant respecte également le droit au pluralisme et au libre échange des idées. Enfin, les minorités sont respectées, même la plus petite d’entre elles – l’individu – qui se trouve au centre. De l’autre côté, se situe la tendance républicaine, qui traite le concept de liberté selon son sens maximaliste. Leur propos se rattache cette fois à la liberté positive de Berlin et il est guidé par le principe de non-domination. Ce n’est plus l’individu qui se trouve au centre, mais la collectivité. C’est cette dernière qui est garante de la liberté et des limites à fixer, l’objectif étant d’assurer le respect du principe de non-domination en établissant les limites jugées légitimes par cette même collectivité. Si l’on essayait à présent de rattacher la philosophie de Neill à l’une de ces deux conceptions de la liberté telles qu’énoncées ci-dessus, laquelle serait la plus proche ?

82 A première vue, la liberté, telle que Neill la conçoit, semble tantôt se rapprocher de la liberté négative, tantôt de son sens positif. En effet, si l’on reprend les postulats de sa philosophie, Neill ne cherche pas à imposer son autorité à ses élèves (principe de non-domination). Il ne se positionne pas non plus en tant qu’entité supérieure ou morale qui saurait mieux que les autres ce qui est juste ou faux, bien ou mal, désirable ou non désirable. Le principe de non-interférence (ou de non-directivité) mis en avant dans le fonctionnement quotidien de Summerhill et qui se traduit par une grande liberté individuelle semble pour sa part trouver son point d’ancrage dans la conception négative de la liberté. D’autre part, Neill ne cherche pas à dire aux enfants ce qu’ils doivent faire ou ce qu’ils doivent être, encore moins à leur imposer sa vision des choses ou à les endoctriner. Au contraire, l’enfant est encouragé à développer son autonomie et il est libre de faire des choix dont personne ne viendra remettre en cause la pertinence, sauf si – bien entendu – ceux-ci portent atteinte à la liberté de quelqu’un d’autre. Comme le soulignent les propos de Berlin, la liberté ne peut être illimitée, faute de quoi tous s’immisceraient dans les affaires d’autrui et les plus forts écraseraient les plus faibles. C’est pourquoi il existe à Summerhill des règles et des lois établies par l’ensemble de la communauté afin de garantir cette liberté pour tous ses membres.

Si l’on y regarde de plus près, d’autres aspects de la philosophie de Neill pourraient également être associés à la définition positive de la liberté énoncée par Berlin.

Prenons par exemple la question de l’autodétermination : les décisions importantes et les règlements concernant les membres de la communauté summerhillienne sont traités par ces derniers lors des Assemblées Générales. Si un élève se comporte mal ou ne respecte pas les règlements établis, la communauté peut agir contre lui grâce à la désapprobation du groupe. En soi, si des limites ont été fixées par l’ensemble de la communauté et que personne ne peut les outrepasser (afin de garantir les droits de chacun), il serait logique, selon les principes démocratiques, que le groupe fasse office d’organe régulateur. Cependant, potentiellement, ce même groupe pourrait prendre des décisions ou établir des lois allant à l’encontre des conditions nécessaires garantissant la liberté pour tout un chacun. C’est ce que note Berlin lorsqu’il dit que « le lien entre démocratie et liberté individuelle est beaucoup moins étroit que ne le croyaient bien des défenseurs de l’une et l’autre. » (Berlin, Op. Cit., p.

179). « De même qu’une démocratie peut, en fait, priver le citoyen d’un grand

83 nombre de libertés dont il jouirait sous une autre forme de gouvernement, de même peut-on parfaitement concevoir qu’un despote libéral accorde à ses sujets une grande liberté individuelle. » (Ibid., p. 178). Ici, le pouvoir qui est conféré à la communauté peut aller à l’encontre des principes défendus par la liberté négative.

On en revient à ce que Berlin et Mill nomment « la tyrannie de l’opinion dominante » (Ibid., p. 210) dans le sens où la majorité l’emporte sur les autres. Cela peut très bien fonctionner de manière harmonieuse – comme cela semble être le cas à Summerhill – mais le risque de pervertir cet outil de régulation demeure.

D’une certaine manière, il est possible de rattacher ce raisonnement aux propos de Snyders qui voit en Summerhill une école qui engendre chez les élèves conformisme et conservatisme. Afin d’illustrer ses affirmations, il commente un cas évoqué par Neill dans Libres enfants de Summerhill :

« ‘’Un enfant de 7 ans ennuie tout le monde (le méchant n’a aucun allié, pas même un complice) ; la communauté exprime son blâme. Comme l’approbation des autres est quelque chose que chacun désire, l’enfant apprend à se bien conduire (c’est nous qui soulignons cette expression). La discipline n’est pas nécessaire‘’. Le groupe connait et le but à atteindre et le meilleur moyen d’y conduire la brebis momentanément égarée ; il sait doser désapprobation, critique et même menace de rejet. Et la cause du Bien va triompher puisqu’il est posé comme évidence et c’est exactement cette réponse qui est nécessaire à l’enfant, et à ce moment précis. Est-ce si sûr ? » (Snyders, Op. Cit., pp. 62-63).

Ce conformisme que dénonce Snyders ci-dessus semble donner du crédit aux inquiétudes de Berlin à propos des dérives que peut engendrer une conception positive de la liberté, si elle se retrouve placée entre de mauvaises mains, puisqu’elle peut détruire certaines libertés négatives et donc nuirait à la liberté de chacun.

L’autre interrogation que l’on pourrait avoir concerne de manière plus large la conception de la liberté de Neill. Comme nous l’avons constaté dans le cadre de ce travail, la philosophie de Neill tourne autour de la notion de la liberté. Mais pas uniquement. De nombreuses autres notions se retrouvent liées à elle, comme l’amour, la confiance, l’égalité, le bonheur, etc. Ce mélange de plusieurs notions est-elle une dérive vers une liberté entendue au sens positif du terme ? Ou Neill fait-il la

84 distinction entre ces différentes notions ? Difficile d’affirmer l’un ou l’autre. Toutefois, bien que ces notions soient importantes dans la philosophie de Neill et qu’elles soient liées à celle de liberté, elles ne priment pas sur cette dernière. La liberté n’est pas réduite par ces autres valeurs. Dès lors, la liberté peut toujours être considérée d’après son sens négatif. La philosophie de Neill n’est pas simplement une philosophie de la liberté, mais une philosophie dans laquelle la liberté joue un rôle très important.

Pour terminer, il semble y avoir un point – déjà évoqué lors du chapitre précédent – sur lequel Summerhill n’est libre ni au sens négatif ni au sens positif du terme : celui de l’étude. Certes, les enfants sont libres d’aller en classe et d’étudier ou non, ou encore de choisir parmi les différentes disciplines celles qui les intéressent sans que personne ne vienne interférer dans leur choix. De ce point de vue, la non-interférence peut être rattachée à la conception négative de la liberté. Néanmoins, comme l’ont relevé Hechinger et LeShan, l’élève qui désire étudier à Summerhill ne bénéficie pas de toutes les conditions nécessaires pour le faire, puisque ce dernier est confiné à des choix limités (LeShan, Op. Cit., p. 115). Des horizons lui sont bloqués ou des choix refusés alors que des enseignants qualifiés pourraient l’y orienter (Hechinger, Op. Cit., p. 33). En sous-estimant l’envie d’acquérir des connaissances de type académique de certains de leurs élèves et en ne pouvant pas forcément leur garantir le soutien, les conditions et les ressources dont ils ont besoin, n’y a-t-il pas là une entrave à la liberté des enfants dans le sens où ils ne disposent pas d’un choix parmi toutes les options possibles, mais uniquement entre aller en cours ou non ?

Au final, nous pouvons constater que la manière dont est conçue la liberté par Neill n’est pas si facilement rattachable à l’un ou l’autre de ces deux courants philosophiques évoqués dans cette partie. En fait, on y retrouve non seulement des aspects qui sont plus proches de la liberté négative, comme le principe de non-interférence ou la prise en considération de l’individualité de chacun, mais aussi des éléments mis en avant par la liberté positive, comme le principe de non-domination, l’encouragement à l’autonomie de l’enfant ou encore l’autodétermination de la communauté summerhillienne.

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6. Réflexion personnelle

Dans le document Summerhill : une école libre ? (Page 86-90)