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CHAPITRE 2 Cadre théorique et conceptuel

2.2 C ADRE CONCEPTUEL

2.2.3 Concept de rapport au lieu

Puisque les perceptions des acteurs sont souvent estimées comme influençant l’appropriation (Ouédraogo, 1992), il semble tout à fait justifié de nous pencher sur la perception des acteurs du milieu concernant les changements que pourrait occasionner un projet de développement au sein de leur territoire et dans les rapports qu’ils entretiennent avec ce dernier.

Selon Lefebvre (2005), le territoire, en tant qu’espace construit, n’existerait a priori que dans les pratiques et les symboles qu’une collectivité entretient délibérément avec lui, et serait alors issu de la volonté et de la conscience de cette dernière (Lefebvre, 2005 : 26). Ainsi, la signification du lieu irait bien au-delà des pratiques de marquage et de personnalisation faites par ses habitants. Elle intégrerait également l’identification et l’inscription d’un mode d’être, l’identité de lieu (« place identity ») des individus y vivant (Serfaty-Garzon, 2003 : 6). C’est dans cette ligne de pensée que Merleau-Ponty, repris par Barthe-Deloizy (2011), fait la différence entre un espace spatialisant (espace géométrique, objectif, vrai ou unique) et l’espace spatialisé (anthropologique, existentiel ou vécu).

Les travaux anthropologiques d’Augé concernant l’espace et le territoire adoptent sensiblement cette même approche. Dans son ouvrage « Non-Lieux » (1992), l’auteur tente de dessiner les rapports que peuvent entretenir les individus du monde contemporain, dit « surmoderne », avec l’espace où ils vivent, consomment et circulent. Augé distingue alors les lieux des non-lieux. Un lieu anthropologique serait une « construction concrète et symbolique de l’espace ». Ces lieux, dits appropriables, seraient dotés de trois caractéristiques communes :

ils se voudraient identitaires – c’est-à-dire susceptibles de permettre l’identification de celui qui y naît, y vit ou y meurt-, relationnels – car le lieu contient en lui des relations de coexistence qui jouent entre les éléments qui le composent — [et] historiques, dans la mesure où il contient des repères temporels pour ceux qui y vivent. (Augé, 1992, repris par Debarbieux, 1993 : 90)

Ainsi, en principe, le lieu porterait les signes d’appartenance de la part des individus et de la communauté s’y identifiant ainsi que les démonstrations des relations sociales entre les différents sous-groupes de la communauté. Cette appartenance serait suffisamment stable pour que ces signes aient une dimension historique (Augé, 1992).

Dans cette proposition anthropologique amenée par Augé, nous ne nous intéressons pas tant à la théorisation du non-lieu qu’aux critères des lieux appropriables que l’auteur pose afin de les distinguer. Ces critères ont d’ailleurs été repris en partie par Boyer (2011 : 6) qui, dans son cas, propose trois types d’appropriation du lieu quelque peu différents : l’appropriation esthétique, l’appropriation d’usage et l’appropriation politique. Alors que les deux premières sont d’ordre individuel, la dernière forme d’appropriation est plutôt d’ordre collectif.

Dans le même ordre d’idées, Lefebvre (2005 : 26) étudie l’appropriation du territoire nigérien selon trois axes : les étapes fondatrices de construction, les pratiques liées au territoire et les discours produits sur celui-ci. Selon ce dernier axe, l’appropriation passerait « par la production d’une pensée spécifique affirmant la souveraineté d’une communauté sur un territoire » (ibid. : 32). Forts indicateurs de l’état d’appropriation du territoire par la communauté, les discours sous-tendraient des volontés politiques ou identitaires (idem).

Nous pouvons aisément faire un pont entre certaines des caractéristiques du lieu énoncées par les auteurs et les grandes approches traditionnelles du paysage tel que définies par Fortin (2008). L’une des plus connues, l’approche territoriale, mise sur la matérialité du territoire, sur son occupation historique et actuelle ainsi que sur les pratiques et usages de ses habitants. La seconde approche, dite culturelle, se penche davantage sur les significations et les représentations symboliques que peuvent traduire les paysages. Finalement, l’approche sociopolitique, dans une perspective de pouvoir, s’intéresse aux dynamiques d’acteurs, à la gouvernance, à la participation ainsi qu’à l’appropriation du territoire par les groupes (Fortin, 2008).

Ainsi, dans le cadre de cette recherche, nous nous intéresserons aux lieux appropriés et significatifs pour les habitants de l’Estran. Afin de distinguer les différents rapports que peuvent entretenir les citoyens avec leur territoire, nous utiliserons une catégorisation de trois types d’appropriation du lieu, soit l’appropriation symbolique/identitaire proposée par Augé (1992), ainsi que l’appropriation d’usage et l’appropriation politique, amenées par Boyer (2011). Cette catégorisation a également pour but d’associer les trois grandes approches du paysage afin d’avoir une conception plus globale et plus juste de l’appropriation du lieu. Afin d’analyser la perception des changements du projet sur ces lieux appropriés, nous ajoutons à cette catégorisation une notion temporelle (avant-projet, post-projet) (tableau 5).

Tableau 5 : Concept de rapport au lieu, ses dimensions et variables

Dimensions Variables

Usages Occupation historique et actuelle du territoire

Lieux et paysages traduisant les pratiques et les usages des habitants

Symbolique Significations et représentations symboliques de lieux et de paysages

Sentiment d’appartenance et/ou identitaire que traduisent des lieux et paysages

Politique Lieux porteurs de dynamiques d’acteurs

Présence d’éléments relationnels qui constituent l’importance de ce même lieu

Adapté de Augé (1992), Boyer (2011) et Fortin (2008)

Ce bref tour d’horizon de la littérature nous a permis de définir trois concepts clés qui guideront cette présente recherche (appropriation, participation et rapport au lieu) et d’en dégager certains aspects sur lesquels nous nous attarderons plus amplement tout au long de cette étude. En effet, étant à la fois un pouvoir, un processus et une structure, l’appropriation sera analysée sous deux formes différentes mais complémentaires, soit sous

sa forme opérationnelle (conceptuelle, organisationnelle et instrumentale) et sous sa forme perceptuelle (contrôle, satisfaction et symbolisme). En ce qui a trait à la participation, nous distinguerons deux formes d’implication : la participation active, renvoyant à un processus participatif réel donnant à la population l’occasion d’exprimer ses besoins et intérêts et de détenir un certain pouvoir décisionnel sur les objectifs et orientations du projet; la participation passive, se référant à une implication limitée de la population n’ayant pas réellement de droit de regard sur les objectifs et orientations fondamentales du projet. Notre dernier concept, le rapport au lieu, permettra de mettre en lumière trois types différents d’appropriation du lieu (d’usages, symbolique/identitaire et social/politique).

Le façonnage de ce cadre conceptuel nous amène désormais à poser certaines questions spécifiques de recherche auxquelles répondra notre enquête.