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Dans le document L’état d’urgence au prisme contentieux (Page 45-49)

William Almeida Pires Du 16 novembre 2015, date de la réunion du Congrès à Versailles, à la séance à l’Assemblée nationale du 6 juillet 2017 au cours de laquelle fut votée la dernière loi de prorogation de l’état d’urgence, tous les débats parlementaires relatifs à l’état d’urgence ont eu pour caractéristique commune de mentionner l’État de droit. Que ce soit au sein des commissions ou au cours des séances publiques, devant le Président de la République ou à l’occasion de la sixième et dernière prorogation de l’état d’urgence, l’expression est invoquée avec la même intensité sans pour autant revêtir un sens déterminé et unanimement reconnu. Devenu l’argument pivot autant pour les défenseurs de l’état d’urgence que pour ses détracteurs, ses occurrences ont été les plus nombreuses aux instants les plus sensibles de la période de mise en œuvre de l’état d’urgence : novembre 2015, première prorogation, et juillet 2016, au lendemain de l’attentat de Nice. L’expression apparaît ainsi intrinsèquement liée à l’état d’urgence, et même à la sécurité intérieure.

À la lecture des débats parlementaires et en prêtant attention à l’usage de l’expression « État de droit », force est de constater qu’à quelques rares exceptions près, aucun intervenant ne justifie le recours à cette formule : l’État de droit limite, l’État de droit inclut, l’État de droit

garantit mais l’État de droit n’est pas. La présente contribution n’a pas pour objectif de

confronter une quelconque conception préétablie de l’État de droit afin de vérifier si l’usage qu’en font les parlementaires y est conforme. Trouver une définition consensuelle de ce que pourrait être l’État de droit est en soi un exercice difficile, et la comparer à la manière dont les parlementaires évoquent l’expression serait peu pertinent, au regard de la diversité des profils de nos élus. Nous partirons alors sans conception préalable sur ce que peut être l’État de droit et en tracerons les contours au gré de ses mentions dans les débats qui ont eu lieu dans les deux chambres à l’occasion des votes des six lois de prorogation de l’état d’urgence. « C’est quoi l’État de droit ? »155 demande le député Yves Nicolin au cours des discussions sur le vote

du quatrième projet de loi tendant à la prorogation de l’état d’urgence. Partageons cette interrogation, et complétons-la : « c’est quoi l’État de droit » pour les parlementaires ?

En raison du nombre conséquent d’interventions servant de base pour aborder cette question, plusieurs éléments de réponse apportés par les parlementaires se contredisent. Cette contrainte mise à part, les éléments évoqués au cours des débats convergent autour des idées qui vont être développées ici. La diversité des invocations de l’État de droit permet une vue d’ensemble de ce concept. Il nous est alors possible en premier lieu de décrire l’environnement de l’État de droit (I), et poursuivre en déterminant le contenu de ce concept (II).

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I - L’environnement de l’État de droit

Commençons l’étude par le cadre le plus général, celui qui entoure l’État de droit. En gardant le point de vue le plus général, on peut observer l’État de droit sous trois facettes différentes : il peut s’agir d’une organisation où une activité prédomine (A), d’un symbole (B) ou d’un système (C). C’est également en maintenant un point de vue global que l’on peut déterminer ce que l’État de droit n’est pas (D).

A - L’État de droit en tant qu’activité

A plusieurs reprises, l’État de droit est évoqué en parallèle des notions d’État policier156,

État sécuritaire, autoritaire voire arbitraire157. À l’image de ces notions, l’État de droit serait

une manière de désigner un État dans lequel une activité prédomine : en effet, dans le cadre de l’État policier, le droit en vigueur prévoirait des « procédures toujours plus simples pour les forces de l’ordre »158; dans le cadre de l’État sécuritaire, celui-ci « nécessite de gouverner par

la peur et conduit à la dépolitisation des citoyens, auxquels il faut proposer des ennemis de l’intérieur faute de débats et d’explications »159. État autoritaire et État arbitraire ne sont pas

développés au-delà de l’idée que le Gouvernement, ou du moins l’autorité exécutive, y prédomine et son action ne saurait être limitée. La question qui se pose dès lors qu’on associe l’État de droit à ces autres notions est la suivante : quelle est l’activité prédominante quand on évoque l’État de droit ? Un début de réponse sera apporté ultérieurement lorsque nous étudierons le contenu du concept.

B - L’État de droit en tant que symbole

Plus difficile à comprendre est l’association de l’État de droit avec la notion de démocratie160, telle un synonyme. Il « incarne nos valeurs démocratiques »161, permet au

« contrat démocratique »162 de perdurer, mais on ne saurait agir sans fermeté et en dehors de

la légalité, deux principes qui paraissent caractéristiques de la démocratie, sans quoi « c’est l’État de droit qui disparaîtra »163. Cette association entre État de droit et une forme de

gouvernement ne nous donne que peu d’informations sur les contours du concept. En parallèle, l’État de droit est associé à la République, la force de cette dernière semblant procéder de l’État de droit164. Cette hypothèse est corroborée par l’affirmation selon laquelle

ne pas respecter l’État de droit revient à « bafouer[ions] la République »165. Dans la même

représentation, l’État de droit fonderait la République166mais pas plus qu’avec la référence à

156 Intervention de David Rachline, J.O.R.F. déb. parl. Sén., séance du 9 fév. 2016, p. 2914.

157 Intervention d’André Chassaigne, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., 2e séance du 19 juill. 2016, p. 5476 ; association entre État de droit et État policier et État sécuritaire également Cécile Duflot, J.O. Ass. Nat., séance du 13 déc. 2016, p.8648.

158 Intervention de David Rachline précitée.

159 Intervention de Noël Mamère, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., séance du 16 fév. 2016, p. 1314. 160 Intervention de Bruno Leroux, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., séance du 20 nov. 2015, p. 9582. 161 Intervention de Danielle Auroi, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., séance du 20 nov. 2015, p. 9595. 162 Intervention de Bariza Khiari, J.O.R.F. déb. parl. Sén., séance du 20 nov. 2015, p. 11150.

163 Intervention de Eduardo Rihan Cypel, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., 2e séance du 19 juill. 2016, p. 5491. 164 Intervention de Bariza Khiari précitée.

165 Intervention de Michel Mercier, J.O.R.F. déb. parl. Sén., séance du 9 fév. 2016, p. 2909. 166 Intervention de Manuel Valls, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., 2e séance du 19 juill. 2016, p. 5508.

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la démocratie, les liens ne sont justifiés. Au mieux apprend-on que l’État de droit fonde la République ou que l’État de droit disparaîtra si on ne respecte pas des principes démocratiques, mais à quoi reconnaît-on l’État de droit ?

C - Le système de l’État de droit

Avant d’entrer en détail sur ce point, les parlementaires laissent entendre une dernière caractéristique pour l’État de droit : il serait un système dynamique, a priori inclus dans un ensemble plus large et interagissant avec les autres éléments de cet ensemble.

En premier lieu, si on part du postulat qu’il s’agit d’un ensemble de règles, l’État de droit est soit l’ensemble du droit positif, soit une partie de ce dernier ; la prise de parole du sénateur Christian Favier parait abonder en ce sens167. Mettons de côté dès à présent

l’hypothèse selon laquelle il s’agirait de l’ensemble du droit positif, en fondant cette exclusion sur le doute entretenu au sujet de l’appartenance ou non de l’état d’urgence à l’État de droit168.

L’État de droit, en tant que partie du droit positif, semble avoir une valeur hiérarchique importante. Prenons d’abord pour exemple l’intervention de la sénatrice Esther Benbassa169:

marquant le lien entre fonctionnement régulier des institutions, règles matériellement constitutionnelles, et l’État de droit, celui-ci semble élevé au rang le plus haut de notre système juridique. Au sénateur Michel Mercier de poursuivre en ce sens : « lorsque l’on veut réformer la Constitution, cela signifie que l’on est attaché à l’État de droit. Sinon, à quoi bon établir une règle suprême ? »170 Selon lui, il existerait donc une relation entre Constitution et État de droit,

celui-ci semblant même précéder la « règle suprême ».

En second lieu, il est dynamique dans la mesure où celui-ci nécessiterait de s’adapter en fonction des contextes171, et il existerait même un « État de droit de temps de paix »172,

impliquant qu’un État de droit de temps troublés existe en parallèle.

D - Ce que n’est pas l’État de droit

Très tôt dans les débats parlementaires est cité Robert Badinter, celui-ci affirmant que « l’État de droit n’est pas un état de faiblesse »173, laissant ainsi entendre que l’État de droit se

caractérise par des actions fortes, voire efficaces. Suivant la même rhétorique, le député Guillaume Larrivé expose ce qui selon lui est la conséquence d’un « État de droit faible » : « il

167 « L’état d’urgence […] est un état d’exception et instaure une mise entre parenthèses, plus ou moins forte, de l’État de droit en vigueur […] », J.O.R.F. déb. parl. Sén., 2e séance du 20 juill. 2016, p. 13829. L’essentiel de cette affirmation, qui en réalité a été prononcée sous forme de question rhétorique, réside dans l’expression « en vigueur ».

168 De nombreuses interventions traitent ce lien d’appartenance : l’état d’urgence serait contenu dans l’État de droit ou au contraire, en serait exclu.

169 « La lutte implacable que nous devons mener contre le terrorisme ne nous impose pas inéluctablement de maintenir l’état d’urgence et de suspendre ainsi l’État de droit et le fonctionnement normal de nos institutions. » J.O.R.F. déb. parl. Sén., séance du 15 déc. 2016, p. 19452.

170 J.O.R.F. déb. parl. Sén., séance du 9 fév. 2016, p. 2909.

171 Intervention d’Eric Ciotti, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., 1re séance du 6 juill. 2017, p. 1243.

172 Intervention de Nicolas Dupont-Aignan, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., 2e séance du 19 juill. 2016, p. 5487. 173 Intervention de Carole Delga, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., déance du 20 nov. 2015, p. 9591. Citation reprise de nombreuses fois dans la suite des débats, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat.

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[l’État de droit] ne serait plus l’État, il n’y aurait plus de droit »174. Par conséquent pouvons-

nous conclure que nous ne sommes pas dans un État de droit faible, sans pour autant que nous usions d’une sorte de dynamomètre de l’État de droit, car, encore une fois, nous ne savons pas, à la lecture de cette intervention, comment mesurer cette « force » de l’État de droit. Nous savons juste que, a contrario, l’État de droit serait la somme de l’État et du droit. De manière plus concrète, le sénateur Jacques Mézard s’étonne de la relation d’égalité entre état d’urgence et État de droit175; tout au plus pouvons-nous en déduire que l’État de droit n’est

pas l’ensemble des moyens mis à disposition des autorités administratives en cas de péril imminent résultant d’une atteinte grave à l’ordre public ou en cas d’événements présentant par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique176.

D’autres invocations de l’État de droit en donnent un contenu un peu plus précis : « s’il n’y a que l’autorité ou l’ordre sans la liberté, c’est la prison ; telle n’est pas notre conception de l’État de droit »177. L’État de droit n’est donc pas la situation où la liberté est absente lorsque

« l’autorité ou l’ordre » est de mise. Pour certains, la guerre est incompatible avec l’État de droit178, affirmant ainsi qu’il faut sortir de l’État de droit pour mener la guerre179. La nature de

l’État de droit semble se préciser dès lors qu’entrent en jeu les libertés, fondamentales ou individuelles. Répondant à la question « qu’est-ce que l’État de droit » que lui-même pose, le député Alain Tourret affirme alors que « c’est un État qui assure les libertés »180. Plus encore,

on nous dit que des mesures qui portent atteinte aux libertés sont préjudiciables à l’État de droit181 : sans doute est-ce la raison pour laquelle le ministre de l’Intérieur de l’époque

n’interdit pas les manifestations182. Quoiqu’il en soit, l’État de droit semble être un cadre

d’exercice des libertés183, et n’est pas la situation de « suspension partielle ou totale de l’ordre

constitutionnel et des libertés fondamentales garanties par la Constitution »184. Par ailleurs, on

remarque que le recours au terme de « suspension » transcende les débats parlementaires, presque aussi fréquemment que l’expression étudiée d’État de droit qui lui est associée. Considérer que l’on peut suspendre l’État de droit185, voire l’abroger186 reviendrait à dire que

l’État de droit est une règle, ou un ensemble de règles. S’il s’agit d’une règle, celle-ci peut être un moyen d’action, un principe ou encore une procédure.

Au mieux, avons-nous acquis au terme de cette première analyse générale la certitude

174 J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., 2e séance du 6 juill. 2017, p. 1272.

175 « Il m’a semblé entendre que l’état d’urgence, ce serait l’État de droit. C’est une curieuse dérive que de considérer qu’il en serait ainsi ! » J.O.R.F. déb. parl. Sén., séance du 15 déc. 2016, p. 19449.

176 Art. 1er de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, J.O.R.F. du 7 avril 1955. 177 Intervention de Bruno Retailleau, J.O.R.F. déb. parl. Sén., 2e séance du 20 juill. 2016, p. 13845.

178 Intervention de Jacques Bompard, Ass. Nat., Compte rendu comm. des lois const., de la législation et de l’ad. gén. de la Rép., n°102, 19 juill. 2016, p. 14.

179 Intervention de Jacques Bompard reprenant en forme d’argument d’autorité une suggestion du journaliste politique Eric Zemmour, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., 2e séance du 19 juill. 2016, p. 5504.

180 J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., séance du 20 nov. 2015, p. 9591.

181 Intervention de Marie-Françoise Bechtel, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., séance du 20 nov. 2015, p. 9596. 182 « On m’a demandé pourquoi je n’interdisais pas ces manifestations : tout simplement parce que nous sommes dans un État de droit. » Intervention de Bernard Cazeneuve, Sén., Compte rendu comm. des lois const., de la législation, du suff. univ., du règlement et d’ad. gén., 2 fév. 2016.

183 « Chacun peut bien entendu défendre ses libertés, car nous demeurons dans un État de droit », intervention de Jacques Myard, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., séance du 19 mai 2016, p. 3479.

184 Intervention d’André Chassaigne, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., séance du 13 déc. 2016, p. 8668. 185 Par ex. intervention de Noël Mamère, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., séance du 20 nov. 2015, p. 9591. 186 Par ex. intervention de Guillaume Larrivé, J.O.R.F. déb. parl. Ass. Nat., séance du 16 fév. 2016, p. 1326.

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que l’État de droit « n’est pas quelque chose d’éthéré ou un bel objet que l’on encadre »187,

mais bien un élément juridique concret, ne serait-ce que par l’influence qu’il paraît exercer. Parce que l’expression est utilisée à de nombreuses reprises pour exprimer un ensemble de règles dont la valeur hiérarchique apparaît importante, tentons désormais d’en dégager le contenu.

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