• Aucun résultat trouvé

Comparaison franco-espagnole

Dans le document L’état d’urgence au prisme contentieux (Page 122-125)

Francesco Natoli Confronté à une longue une histoire de terrorisme interne, l’Etat espagnol s’est muni d’un arsenal juridique très détaillé dans le but de concilier les exigences liées à la sécurité nationale avec la garantie du respect des droits et libertés fondamentaux. De ce point de vue, le constituant espagnol a procédé selon un critère de différenciation des situations de crise susceptibles de constituer un danger pour l’Etat ou la sécurité nationale. La Constitution de 1978 permet, ainsi, de distinguer les « états constitutionnels de crise », dont la déclaration comporte une restriction voire la suspension générale de certaines garanties constitutionnelles, des situations pouvant permettre une limitation des droits et des libertés à titre individuel.

Concernant le premier volet, l’article 116 prévoit trois régimes dérogatoires hiérarchisés en fonction de la gravité des mesures applicables suite à leur proclamation et dont les conditions de mise en œuvre sont réglées par la loi organique n°4/1981. Le premier échelon est, ainsi, représenté par l’état d’alerte. Décrété par le Gouvernement réuni en Conseil des ministres, ce dispositif a été conçu essentiellement pour faire face à des situations « politiquement neutres », telles que les catastrophes naturelles, les épidémies ou l’interruption des services publics454. Ne déterminant pas une suspension des droits et

principes constitutionnels, mais une simple concentration des pouvoirs au sein du Gouvernement ou de l’autorité indiquée par celui-ci, le Parlement n’intervient que a posteriori dans le but d’en proroger la durée et d’en préciser, le cas échéant, le contenu des mesures et la portée455. Le deuxième échelon est, ensuite, représenté par l’état d’exception. Pouvant être

décrété seulement à la suite d’une habilitation parlementaire, ce dispositif autorise l’exécutif à suspendre provisoirement les droits et libertés indiqués par le premier alinéa de l’article 55 ; enfin, l’état de siège constitue le dernier échelon en matière de légalité de crise et se distingue du précédent dispositif par le fait de comporter également un transfert de compétences de l’autorité civile à celle militaire en vue de faire face à des situations de conflit armé456. Afin de

454 L’expression « politiquement neutre » est utilisée par V.P. Cruz Villalón, « El nuevo derecho de excepción (Ley Orgánica 4/1981 de 1 de junio) », Revista Española de Derecho constitucional, n°2, 1981, pp 93-128 ; et « Estados exceptionales y suspensión de garantías », Tecnos, Madrid, 1984, cit. par Paolo Passaglia, "Poteri emergenziali e deroghe al principio di legalità", p 37, mars 2011.

455 La loi organique 4/1981 précise que le décret de proclamation de l’état d’alerte doit préciser la zone géographique où ce dernier sera applicable et sa durée, ne pouvant excéder les quinze jours. La déclaration devra être suivie d’une communication à la Chambre des députés ayant pour objet les motivations du recours et toute autre information requise par le Parlement ; les décrets édictés par le Gouvernement étant soumis aux mêmes obligations de notification. Malgré l’impossibilité de suspendre les droits et libertés dont au premier alinéa de l’article 55, des restrictions à la liberté de circulation peuvent être appliquées pendant toute la durée de l’état d’alerte.

456 La requête du Gouvernement concernant l’autorisation de recourir à l’état d’exception doit préciser non seulement la zone géographique et la durée de son application, mais aussi les droits et libertés qui pourront être suspendus et les mesures qui seront envisagées en l’espèce. La Chambre des députés peut introduire des modifications à la requête de l’exécutif. L’autorisation est, ensuite, votée par le Parlement réuni en Congrès et décrété, enfin, par le Gouvernement réuni en Conseil des ministres. Le Gouvernement peut, enfin, demander au

121

préserver le caractère démocratique des institutions lors de l’application des états constitutionnels de crise, la Constitution interdit, d’une part, l’exercice du droit de dissolution de la Chambre des députés et garantit, d’autre part, le principe de responsabilité politique de l’exécutif face au pouvoir législatif. De son côté, la loi organique n°4/1981 assure le droit à un recours effectif soit du décret de proclamation d’un des états de crise soit des décrets édictés en application de ces derniers devant les juridictions compétentes.

Concernant le deuxième volet, le deuxième alinéa de l’article 55 autorise la suspension individuelle de certains droits et garanties constitutionnels à l’égard de personnes qui, à l’issue d’une enquête, sont suspectées d’être impliquées dans des actions de nature terroriste457.

Critiquée pour son caractère fortement liberticide, la logique sous-jacente de cette disposition se fonde sur la particularité du phénomène terroriste tant sur le plan spatial que sur celui temporel. Plus précisément, elle témoignerait de la préoccupation du constituant à l’égard d’une éventuelle suspension généralisée des droits fondamentaux, en vertu de la proclamation de l’état d’exception ou de siège, pour faire face à une menace constituée par un nombre limité d’individus, mais susceptibles de se prolonger dans le temps et de porter atteinte à l’ordre constitutionnel458. La Constitution attribue au Parlement la compétence

d’identifier les cas et les conditions de suspension individuelle des garanties constitutionnelles à travers la loi organique. Les années suivant la promulgation du nouveau texte constitutionnel ont, ainsi, été caractérisées par une intense production législative, en matière de lutte au terrorisme, introduisant des régimes dérogatoires au droit commun en matière pénale. Afin de limiter les abus de la part de l’autorité administrative, le constituant a prévu, d’une part, « un adéquat contrôle parlementaire » et « l’intervention nécessaire de l’autorité judiciaire », d’autre part ; le recours injustifié à ce type de mesures étant susceptible d’engendrer la responsabilité pénale des personnes les ayant adoptées.

Rationalisé en raison de la spécificité des situations susceptibles de constituer un péril pour l’intégrité de l’Etat, le droit de l’urgence espagnol offre des éléments de comparaison

Parlement d’introduire des modifications aux mesures envisagées dans loi d’habilitation et la prorogation de sa durée, ne pouvant excéder les trente jours et devant suivre les mêmes formalités de l’autorisation initiale. Les formalités nécessaires à la proclamation de l’état de siège sont essentiellement les mêmes que celles nécessaires à la mise en œuvre de l’état d’exception. Cependant, compte tenu de la militarisation de la vie politique conséquente à l’application de ce dispositif, la majorité absolue du Congrès est requise pour la validité de l’habilitation parlementaire. Enfin, sur le plan matériel, le Parlement peut non seulement indiquer les infractions pénales provisoirement soumises à la cognition des juridictions militaires, mais déterminer aussi la suspension provisoire des garanties juridictionnelles prévues par le troisième alinéa de l’article 17 de la Constitution espagnole : il s’agit, en l’espèce, du droit à la défense et à l’information des détenus.

457 Les droits et garanties constitutionnels susceptibles de faire l’objet d’une suspension individuelle sont la limite d’une durée maximale de soixante-douze heures en détention préventive (art. 17 al-2), l’inviolabilité du domicile (art. 18 al-2) et le secret des communications (art. 18 al-3).

458 Dans ce sens, Francisco Fernandez Segado affirme que « El precepto es una buena muestra de la preocupación de nuestras Cortes Constituyentes para lograr la absoluta desarticulación de quienes (…) obcecados por el fetichismo de los fines, han olvidado la moral de los medios y sucumbido a la tentación de la violencia » et précise, enfin, que « el terrorismo, por su propria naturaleza, es algo esencialmente limitado (…) De ahí que las medidas a adoptar por la acción gubernativa no deban tener un campo de aplicación general o absoluto, sino que, por el contrario, deban exclusivamente limitarse y restringirse a unas concretas conductas delictivas y a unos individuos especificamente determinados ». Cit. dans la « La suspensión individual del ejercicio de derechos constitucionales », Fancisco Fernandez Segado, Revista de Estudios Políticos (Nueva Epoca), num. 33, Septiembre- Octubre, 1983, pp 134-135.

122

intéressants par rapport à la règlementation juridique de l’état d’urgence en France. De ce point de vue, si l’on se limite à l’analyse des mécanismes d’habilitation, l’état d’urgence fonctionne comme un régime d’exception proche de l’état d’alerte espagnol : soit, comme un dispositif auto-habilitant qui, en vertu de certaines circonstances particulières, détermine, d’une part, une extension des pouvoirs de police sur le plan horizontal et, d’autre part, une déconcentration du pouvoir favorisant la représentation administrative locale de l’Etat sur le plan vertical ; le Parlement n’intervenant que dans un deuxième temps afin d’en proroger la durée. Si l’on procède, au contraire, selon un critère ratione materiae, l’état d’urgence semblerait, à première vue, présenter des analogies avec l’état d’exception espagnol, dans la mesure où la loi du 3 avril 1955 prévoit la possibilité d’appliquer des mesures restrictives des droits et libertés, notamment en matière de liberté individuelle. Toutefois, compte tenu du fait que le législateur n’a pas prévu de suspension générale du droit commun dans les zones où l’état d’urgence est appliqué, ce dernier présente plutôt des éléments de correspondance avec la législation antiterroriste espagnole autorisant une suspension individuelle des garanties juridictionnelles, aux termes du deuxième alinéa de l’article 55459.

Cette distinction en fonction du critère de l’habilitation et de celui matériel est nécessaire en raison du caractère mixte de la loi du 3 avril 1955 dont la dualité matérielle permettrait de distinguer un acte-règle, instituant l’état d’urgence en tant que dispositif, et un acte-condition, instituant son application en Algérie, enrichi, suite aux attentats de novembre 2015, par l’ensemble des dispositions introduisant des mesures spécifiques contre le terrorisme460.

La différence entre les dispositifs français et espagnol réside donc essentiellement dans les prérogatives attribuées aux assemblées législatives en matière de légalité de crise. Si le dispositif français attribue traditionnellement au Parlement le pouvoir d’établir des régimes d’exception et d’en modifier librement le contenu normatif en fonction des circonstances, le dispositif espagnol limite, au contraire, le rôle du Congrès au cadre juridique défini par la Constitution et par la loi organique. Ces deux approches mènent-elles, pour autant, à des pratiques politico-institutionnelles différentes lors de l’application du dispositif ? Est-il préférable d’en adopter un plutôt que l’autre afin de préserver les principes fondamentaux de l’Etat de droit ? La constitutionnalisation des régimes de crise représente-t-elle, en dernière instance, la solution optimale contre les abus de pouvoirs : exécutif ou législatif ?

À travers une analyse comparée entre l’état d’urgence en France et l’état d’alerte en Espagne on s’interrogera, en premier lieu, sur les difficultés de mise en place d’un contrôle parlementaire adéquat à l’application d’un régime d’exception (I). Ensuite, à travers une comparaison de l’évolution du régime des assignations à résidence et des perquisitions propres à l’état d’urgence et de la législation anti-terroriste espagnole prise en application de l’article 55 al-2 sera mise en évidence la tendance du législateur à préserver une marge

459 Ni la loi du 3 avril 1955 ni les successives lois de prorogation de l’état d’urgence n’utilise le terme « suspension » en référence aux droits et libertés publiques. Néanmoins, des restrictions importantes peuvent être apportées à la liberté individuelle, notamment en matière de perquisitions et d’assignations à résidence, déterminant une mise à l’écart du juge judiciaire en faveur du juge administratif, relativement au contrôle de ces mesures, en dérogeant ainsi à l’article 66 de la Constitution.

460 « L’état d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique », Olivier Beaud et Cécile Guérien-Bargues, Jus Politicum, Revue de droit politique, p 27-29

123

d’appréciation discrétionnaire en matière de restriction des droits et libertés au profit du Gouvernement (II).

I – Les difficultés de mise en place d’un contrôle parlementaire adéquat à

Dans le document L’état d’urgence au prisme contentieux (Page 122-125)