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I.3. Trois conséquences sur l’évolution du secteur agricole

I.3.2. Concentration des capitaux et de la production

I.3.2.1. Privatisation des innovations technologiques : une minorité d’acteurs pour orchestrer la production

L’arrivée massive du soja comme monoculture dominante de la zone pampéenne va bousculer le profil productif de la campagne argentine. De profondes mutations touchent l’ensemble des acteurs de la filière : en amont, les fournisseurs d’intrants, semences et machinerie agricole sont en majorité des capitaux étrangers privés, qui prennent les rennes des modèles de production. La tertiarisation des activités agricoles, l’approvisionnement du producteur en intrants importés, est assurée sous forme de « contrats globaux » par plusieurs investisseurs privés qui se regroupent en « pool de cultures », rassemblent biens, services et connaissances pour assurer la conduite d’une activité agricole sur une période donnée (Grosso et al., 2010). Parallèlement au développement de ces multinationales étrangères, les petites et moyennes entreprises nationales privées peinent à s’imposer et pâtissent de la forte concurrence de leurs homologues étrangères. On parle de « crecimiento excluyente » (croissance qui exclut) (Pengue, 2001). La politique étatique a d’ailleurs favorisé la privatisation des sciences et technologies agricoles, et le démantèlement des instituts de recherche et de développement nationaux, qui, affaiblis, n’ont que peu d’influence face aux grands groupes privés. Les grands capitaux étrangers se trouvent aux étapes clés de la filière. Le producteur s’efface au profit des entreprises en amont dans la gestion de sa production. Les prises de décision et le choix des pratiques agricoles sont guidés par le prix des intrants, les opportunités de contrats et la facilité qu’ils représentent.

46 Bisang propose une représentation schématique du modèle de production avant et après les années 1990, où le rôle du propriétaire de la terre est confronté à celui des acteurs participant à la production (fig. 19) (Bisang et al., 2008).

(Source : Bisang et al., 2008)

Figure 19 : Modèle d’intégration verticale et modèle de coordination en réseau : évolution de la place du producteur dans l’organisation de la production

Dans le modèle d’intégration verticale de la production, modèle ancestral, le propriétaire de la terre est au sommet de la pyramide d’organisation de la production, financé par des sources publiques. Dans le modèle de coordination en réseau, qui correspond au modèle actuel, le propriétaire de la terre partage l’espace de décision sur la production avec l’ensemble des opérateurs utilisant ses terres pour investir, prestataires de services, fournisseurs d’intrants, et bailleurs s’ils existent. Les acteurs privés se multiplient, et deviennent également les sources principales de financement de la production.

I.3.2.2. Modification des régimes d’utilisation de la terre et concentration des exploitations

La production à grande échelle permet d’augmenter la rentabilité en diminuant les coûts de production : technologies de procédé plus accessibles et plus applicables aux grandes superficies, prix de services et intrants avantageux pour des producteurs de grande échelle (Manuel-Navarrete et al., 2005). Les exploitants de petite et moyenne échelle, en revanche, sont plus vulnérables à l’augmentation continue des coûts de production et aux variations des prix des matières premières, dépendant directement du sol et de la productivité. On assiste à une concentration du capital foncier, conséquence de la disparition des petits producteurs devenus non compétitifs.

Entre 1988 et 2002, plus de 80 000 exploitations agricoles, toutes activités confondues, disparaissent, dont 85,9% sont des exploitations de moins de 200 hectares. Celles de plus de 500 hectares augmentent au contraire, en particulier la classe 1000 à 2500 hectares (Teubal, 2006). Cette perte représente 26,7% du nombre d’exploitations de moins de 200 hectares en 1988, alors que les exploitations de 500 à 2500 hectares augmentent de 4,6% (Teubal et al., 2005 d’après données CNA 1988-2002 in Giarracca, 2008). Dans le département General Lopez, la diminution du nombre d’exploitations agricoles est de 27% entre 1988 et 2002 et la superficie de celles-ci augmente de 38,5% (MAGIC d’après données CNA 2002 in Moreal et

47 Concernant la simple activité d’élevage, entre 1988 et 2002, 56 098 élevages bovins disparaissent, soit 22,4% du nombre des élevages présents en 1988. Les effectifs bovins, eux, augmentent de 1,46 millions de têtes (soit 31,1% de plus qu’en 1988). On retrouve de phénomène de concentration des systèmes de production dans tous les types d’élevages (tabl.10).

Tableau 10 : Evolution du nombre et capital sur pied des systèmes d’élevage entre 1988 et 2002, à l’échelle nationale

Année

Nombre d’exploitations/nombre

de têtes

Bovins Ovins Caprins Equins Porcins

1988 Exploitations 249 984 83 581 50 152 235 867 100 972

Têtes 47 075 156 22 408 681 3 710 065 1 994 241 3 341 652

2002 Exploitations 193 886 55 843 46 766 171 338 62 313

Têtes 48 539 411 12 558 904 4 061 402 1 517 143 2 184 804

(Source : INDEC, Censos Nacionales Agropecuarios 1988 et 2002)

La répartition du monde paysan change. Les producteurs de petite et moyenne échelle se trouvent confrontés à un dilemme : continuer l’exploitation de la parcelle et vivre des bénéfices générés si la dimension du capital le permet, ou louer la terre et vivre de la rente de la parcelle, en évitant les coûts de production. Cette dernière possibilité représente un attrait d’autant plus fort que la dévaluation du peso argentin après la crise de 2001, favorable aux producteurs exportateurs de matières premières et la forte rentabilité de la culture de soja engendrent une course aux surfaces qui fait monter considérablement le prix des terres et donc des baux (Département Economie de l’Institut de l’Elevage, 2004). Les producteurs avec une exploitation de faible dimension économique souhaitant maintenir leur activité sont obligés d’augmenter leur échelle de production pour que les bénéfices dégagés soient viables, ce qui reste très difficile dans la conjoncture économique évoquée précédemment Beaucoup choisissent donc de se retirer de leur terres pour devenir rentiers (Bustamante et al., 2009). En 2002, 49,5% de la superficie de la région pampéenne est l’objet de baux (Coccaro et al., 2009 d’après données du CNA 2002).

48 La conséquence de ces mutations est une exclusion sociale et économique : l’organisation familiale de la production, souvent associée à l’activité mixte élevage/agriculture, est dévalorisée. Beaucoup de producteurs se tournent vers l’agriculture stricte (fig. 20) et tertiarisent la réalisation des taches agricoles

(Source : d’après données SIIA)

Figure 20 : Evolution du mode d’utilisation des superficies agricoles entre 1988 et 2002

On passe d’un modèle d’exploitation avec une optique de développement et dynamisme rural, à une « agriculture sans agriculteurs », modèle entrepreneurial à logique productiviste basé sur la monoculture, destructeur d’emplois et de vie sociale (Lattuada et al., 2005 in Gisclard, 2011). Nous évoquerons les conséquences sociales de ces mutations de la campagne agricole argentine dans le paragraphe I.3.3.2.

I.3.2.3. Intensification des productions végétales et animales

L’intensification de l’agriculture dans la région pampéenne se caractérise par une extension en superficie, et une augmentation des rendements, au moyen des facteurs cités précédemment : utilisation de technologies innovantes en matière de semence et travail de la terre et simplification des tâches par la tertiarisation des services et la systématisation des intrants. Dans le domaine de l’élevage allaitant, l’intensification passe par l’amélioration des paramètres reproductifs avec l’utilisation de l’insémination artificielle et des vêlages groupés, l’augmentation des chargements bovins et la sélection des espèces fourragères. Le concept du feed-lot, en forte expansion depuis les années 2000, est également emblématique de l’intensification et de la modification des systèmes traditionnels de production bovine.

0% 20% 40% 60% 80% 100% P ou rc e nt a ge de c ul ture s , e s c e s fou rr a re s ou bo is Total 1988 Total 2002 Années

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