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Il faut prendre au sérieux la contribution du physicien et historien des sciences étasunien Thomas Kuhn sur notre façon d’appréhender le processus de construction des savoirs. Loin d’être linéaire et soumis au seul principe d’accu-mulation des données, ce processus traverse périodiquement des « crises », « des révolutions scientifiques». T. Kuhn introduit les termes de « paradigme » et de

« matrice disciplinaire » pour d’écrire ces changements. Un paradigme ne doit pas être réduit à une simple théorie interne au discours et à l’expérience scien-tifique. Porteur de révolution scientifique, le paradigme participe à l’élaboration de la vision du monde des chercheurs mais aussi de la société. Depuis, l’usage de la notion de « paradigme » s’est considérablement élargi, des sciences dites exac-tes, aux sciences humaines et aux sciences sociales et, même à l’art. Que peut bien signifier son introduction dans une réflexion relative au Développement durable et à l’éducation au Développement durable ? En quoi son usage peut-il être fécond ? Dans quelle mesure sommes-nous capables de rendre intelligibles, grâce à lui, ces complexités que sont le DD (développement durable) et l’EDD (éducation au développement durable) ? En fait, ces questions sont destinées à baliser le terrain pour une interrogation plus fondamentale : le DD et l’EDD sont-ils capables de répondre au défi constitué par la crise socio-écologique ?

Nous voudrions, tout d’abord, proposer notre propre définition de ce qu’est un paradigme. La chose ne va pas de soi. T. Kuhn, dans la postface de son livre rédigée en 1969, reconnait la diversité des définitions présentes dans sa propose analyse et il cite l’un de ses lecteurs qui aurait mis en évidence prés de vingt-deux usages différents (Kuhn, 1972, 215). Dans notre optique, un paradigme correspond à un système producteur de sens, une matrice cognitive constitués par :

• une définition de la réalité, • une méthodologie, • une logique,

• un appareil conceptuel combinatoire.

Un changement peut être légitimement qualifié de révolutionnaire lors-qu’il se traduit par des ruptures et des créations à ces quatre niveaux. Si nous prenons l’exemple classique de la révolution newtonienne-cartésienne-gali-léenne, on peut repérer une nouvelle façon de concevoir la réalité (identifica-tion du Monde à une Machine ou à une horloge), une nouvelle méthodologie (le réductionnisme), une nouvelle logique (le dualisme, exclusion du tiers) et un nouvel appareil conceptuel (mécanisme, déterminisme, objectivité, linéarité,

etc...). Certes, cette approche devrait être nuancée, mais elle dit l’essentiel de notre propos. Lorsque nous essayons de cerner le DD et l’EED à travers ce qua-ternaire paradigmatique, nous nous apercevons de ceci : loin d’êtres univoques, ces notions portent et cristallisent des lignes de pensée très différentes les unes des autres, Le DD et l’EDD sont susceptibles d’être inscrites dans des scénarii d’une grande diversité. La méconnaissance de cette complexité interne a pour conséquence fâcheuse de ne pas voir la pluralité des acteurs qui sont porteurs d’une pluralité de stratégies, de tactiques et de valeurs. Georges Bertin, qui est Directeur général de l’institut de formation et de recherche en intervention so-ciale, à Angers, et directeur de recherches en Sciences de l’éducation à l’Univer-sité des Pays de Pau et de l’Adour, nous propose, dans un stimulant article, une cartographie de ces protagonistes et acteurs du développement durable :

Les stratégies de développement durable, pour que celui-ci soit véritable-ment durable, doivent, de fait, concilier plusieurs logiques car elles ont affaire à diverses formes environnementales, écologiques, éco-toxicologiques, histori-ques, psychologihistori-ques, culturelles et sociales, dont la reconnaissance est égale-ment indispensable à la compréhension des mécanismes et à la mise en œuvre des stratégies politiques :

• des collectivités institutionnelles, détentrices de la légitimité du service pu-blic, agences régionales d’environnement, agences d’énergie, parcs naturels nationaux,

• des communautés des habitants et citoyens, liés au territoire : villes, commu-nautés d’agglomérations, de pays, parcs naturels régionaux,

• des acteurs économiques et sociaux : producteurs, consommateurs, entrepre-neurs, etc...

• des groupes sociaux en recherche active (associations, ONG - Organisations non gouvernementales), ce qui concerne singulièrement les pays du Sud.

Ces diverses instances sont également porteuses de conflits : concurren-ces, enjeux de pouvoir, recherche de reconnaissance officielle, et ce d’autant plus que les territoires concernés se vivent en situation de crise ou de mutations liées aux facteurs naturels, économiques, sociaux. C’est encore plus patent dans le cas des pays du Tiers Monde.

En même temps, la démarche de développement durable envisage, par nature et intérêt bien compris, d’associer le milieu lui-même à son propre déve-loppement (Bertin, 2005).

Il n’est pas dans notre propos de présenter l’ensemble de ces perspectives.

Nous voudrions seulement proposer quelques clés de compréhension afin de montrer que cette diversité ne devrait pas être résorbée dans un schéma unique et que l’instabilité cognitive qui caractérise le DD et l’EDD est, peut-être, une occasion de poser, à nouveaux frais, la question du sens.

Le développement durable n’est pas un paradigme, mais une notion suf-fisamment plastique pour être dynamisée par des vues-du-monde différentes et, même, contradictoires entre elles. Ces différences s’expriment à propos de nombreuses interrogations. Nous relèverons trois groupes litigieux :

• La notion de durabilité.

• La modélisation du DD et la nature des relations interne entre ses composantes.

• Les valeurs qui président au DD.

La Durabilité ?

Il existe toute littérature relative aux choix des traducteurs concernant le développement durable. Ce dernier adjectif qualificatif et le substantif de du-rabilité vont être à l’origine d’innombrables discussions. Yves Nicolas, qui est la rédactrice d’un document de travail du Haut Conseil de la Coopération Interna-tionale, précise les termes du débat :

Développement durable est une traduction adoptée par la France pour sustainable development. Dans autres pays francophones et au niveau de l’UE, on parle souvent de développement soutenable. La soutenabilité renvoie à ce qui est supportable sur le long terme par les équilibres environnementaux et sociaux. Durable, pris souvent dans le sens de »qui dure », tend à renforcer une ambiguïté, qui est peut-être l’une des raisons du succès du concept de DD. Ainsi les milieux économiques parleront de croissance durable dans le sens de appe-lée à se poursuivre, tandis que pour autres acteurs, c’est une croissance qui n’in-duit aucun déséquilibre en matière de ressources naturelles, sociales et cultu-relles. L’expression ´développement viable, utilisée notamment au Québec, est sans doute plus explicite. Dans un souci de clarification, des acteurs parlent de

´développement humain durable ou de DD solidaire (Nicolas, 2006).

Il n’est pas question, ici, de choisir la bonne terminologie, mais de rappe-ler seulement que si les mots sont les outils premiers de la communication, ils peuvent aussi masquer certains enjeux. C’est la raison pour laquelle la clarifica-tion est un exercice nécessaire. C’est même la condiclarifica-tion qui permet à chaque ac-teur de se positionner, de s’autodéterminer en quelque sorte, dans cette diver-sité des usages. Cette clarification qui équivaut à une conscientisation sémanti-que, permet aussi le dialogue, la compréhension du paradigme de autre et, si la chose était nécessaire, l’établissement de différences et/ou de désaccords qui ne soient pas fondés sur des mésinterprétations ou des projections.

Dans la littérature sur le DD, on évoque quelquefois deux versions de la durabilité, une faible et une forte. Cette distinction porte sur le rapport entre sociosphère et biosphère. Les tenants de la durabilité faible considèrent que la diminution du capital naturel n’est pas si dramatique que cela car les

innova-tions produites par la technoscience sont de nature à compenser cette perte éco-logique. A inverse, ceux qui se réclament de la version forte estiment que cette diminution représente un phénomène extrêmement négatif et qu’il faut tout faire afin d’inverser le processus. Par ailleurs, si les premiers attendent beaucoup de la découverte scientifique et de la régulation économique, les seconds, eux, soulignent l’importance de la décision politique et de la mobilisation sociale.

Quel modèle pour le développement