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Construire, en le problématisant, le concept de développement durable

Pour construire véritablement un concept (Fabre, Fleury 2007a), il faut accéder à ses trois dimensions constitutives :

1) une dimension historique dans la mesure où tout concept scientifique est le résultat d’une construction sociale. S’approprier la problématique du dé-veloppement durable suppose de ré-effectuer pour son propre compte la genèse de la notion et donc (re)construire les conditions de son émergence historique (conditions d’intelligibilité).

2) une dimension opératoire : le concept est un outil pour comprendre le monde et agir sur lui. S’y connaître en développement durable, c’est aussi savoir opèrer des diagnostics de durabilité d’une activité ou élaborer des projets de changement, en apprenant à faire fonctionner des grilles d’évaluation (indica-teurs durabilité), des conditions de faisabilité.

3) une dimension structurale puisque le concept ne prend toute sa signi-fication qu’en s’intégrant à un système de savoirs. Il faut repérer les mutations qu’il induit dans les approches disciplinaires et construire le nouveau réseau conceptuel.

Cette construction tri-dimensionnelle du concept peut être prise en char-ge par l’ensemble d’une équipe pédagogique, elle aide à penser un programme collectif de formation, répartissant les acquisitions entre les divers enseigne-ments. Les disciplines « générales » s’attaquant plutôt aux conditions d’intel-ligibilité, les disciplines techniques à la dimension opératoire, chaque matière ayant à clarifier sa propre remise en cause disciplinaire.

Imaginons qu’une équipe pluridisciplinaire entreprenne de faire construire à des élèves les « conditions d’intelligibilité » du concept de déve-loppement durable, c’est-à-dire les mutations culturelles que doivent opérer les acteurs pour accéder à toute la dimension critique du développement durable.

La situation d’apprentissage pourrait confronter les élèves à une série de cas illustrant des formes diverses et partielles d’investissement du concept :

• des interventions-conseils (par exemple auprès d’agriculteurs) qui ne veulent surtout pas convoquer la dimension éthique professionnelle de peur de les irriter.

(Fleury 2008)

• des actions militantes survalorisant la dimension morale sans mobiliser des outils scientifiques pertinents

• des actions territoriales surinvestissant la dimension débat et concertation, en négligeant les autres dimensions

• des mises en œuvre technocratiques de la gestion durable

• des tentatives de déguiser sous un vocabulaire du DD, des entreprises de dé-fense d’activités productivistes

• etc.,

Les élèves ont comme consigne de repérer, en groupe, les changements qu’il faut opérer pour accéder véritablement au développement durable. Pour animer le débat qui suivra la présentation des propositions de chaque groupe, le professeur dispose d’une grille d’intelligibilité du concept. En jouant sur les points d’accord et les divergences, il aidera à l’émergence des « conditions » es-sentielles. La grille ainsi « co-construite » sera institutionnalisée, enregistrée comme un outil de diagnostic des formes d’investissement du concept par les acteurs qui s’en réclament. Mais on peut aussi imaginer que la problématisa-tion se fasse à partir de la lecture d’un corpus de texte ou après un cours ma-gistral. L’important c’est qu’on aboutisse à la construction d’un savoir « outil » et qu’on mette en place des exercices de réinvestissement pour entraîner les élèves à s’en servir.

Voici à titre d’exemple une grille d’intelligibilité du concept de dévelop-pement durable :

Les mutations à opérer seraient :

• Intégrer systématiquement un principe de responsabilité envers la nature,

les générations futures, les contemporains.

• Accéder aux révolutions scientifiques pour penser

la complexité des processus et l’interdépendances des systèmes, les rapports homme-nature (objets hybrides),

les rapports au temps et à l’espace,

l’articulation du nécessaire et du souhaitable (sciences de la conduite de l’action)

• Repenser les modes de gestion politique et sociale des problèmes dans une perspective paticipative :

implication des acteurs, co-construction des problèmes, démocratie participative,

re-territorialisation des politiques, dialogue territorial, nouveaux rapports science-citoyens…

Il est évident que l’élaboration d’une telle grille requiert un long travail de conceptualisation. Ces types de savoir-outil sont généralement construits par des chercheurs ou par des didacticiens qui ont croisé les approches de scien-tifiques et d’experts de terrain. Leur mise à disposition des enseignants paraît urgente.

Conclusion

Dans la mesure où le développement durable trace les nouveaux contours de notre rapport au monde, il redéfinit les finalités de l’enseignement. Les systèmes de formation ne peu-vent plus, dés lors, prétendre intégrer cette notion sans remettre profondément en cause les formes pédagogiques qu’ils mobi-lisent et sans s’ouvrir à la construction de nouveaux contenus conceptuels. Ceci ne va pas, bien sûr, sans penser l’accompagne-ment des enseignants qui sont ainsi confrontés à un change-ment profond de leur modèle professionnel.

Le passage à des pédagogies constructivistes implique que les enseignants bénéficient d’une nouvelle forme d’appui. Ils ont besoin d’être aidés dans l’identification des grandes familles de problèmes, ils ont besoin qu’on mette à leur disposition (ou qu’on les aide à construire et échanger) des « savoir-outils », (concepts, modèles, grilles de diagnostics etc.) et des scénarii de situations didactiques. Mais ils ont aussi besoin d’être accompa-gnés pour dépasser certains des obstacles hérités des pratiques pédagogiques courantes (Fleury 2004) qui s’activent nécessaire-ment quand on tente de les quitter. Ces obstacles sont essen-tiellement liés à la conception « informative » du savoir scolaire, aux fantasmes de la néo-directivité, et de l’observation à « mains nues » du réel.

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L’ enseignement des Questions