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B. Requalification de sites dégradés : de la reconstruction des sols à leur recolonisation

B.3. Le processus de recolonisation des sols par la pédofaune

B.3.3. La colonisation effective des sols restaurés par la pédofaune

Alors que la dispersion concerne la dissémination d’individus hors de leur lieu de vie initial, la colonisation peut être définie comme l’établissement effectif de ces espèces migrantes dans un habitat. Autrement dit, la dispersion est une condition préalable à la colonisation (Lehmitz et al., 2012). Les paragraphes précédents ont permis d’appréhender les modes de dispersion ainsi que les successions de communautés de chaque taxon d’invertébré du sol étudié dans le cadre de cette thèse. Ce dernier paragraphe vise quant à lui à présenter les facteurs expliquant le succès – ou non – de la colonisation des sols restaurés par ces organismes ayant réussi à disperser.

La théorie des filtres environnementaux postule que différentes contraintes, également appelées filtres, permettent d’expliquer les assemblages d’espèces capables de coloniser un milieu et de s’y maintenir (Keddy, 1992 ; Belyea & Lancaster, 1999; Lortie et al., 2004 ; McGill et al., 2006).

On distingue :

- Les contraintes biogéographiques : Seules les espèces présentes à l’échelle régionale et appartenant au même ensemble biogéographique que le site d’étude peuvent coloniser le sol restauré. Ce premier filtre définit un pool d’espèces régional. - Les contraintes de dispersion : Les différents mécanismes et stratégies de dispersion développés dans le paragraphe précédent permettent de définir les espèces appartenant au pool d’espèces régionales susceptibles de disperser jusqu’au sol restauré et de survivre à la dispersion (Kotze et al., 2000) : il s’agit du pool d’espèces géographique, qui dépend de la localisation du site d’étude et de sa connectivité vis-à-vis de la matrice paysagère environnante.

Le contexte paysager revêt en effet une importance fondamentale pour l’ensemble des taxons étudiés (Snyder & Hendrix, 2008; Woodcock et al., 2010b) puisque la dispersion requiert la présence de populations sources diversifiées à proximité du site à recoloniser (Bradshaw, 2000).

- Les contraintes abiotiques : Ce troisième filtre restreint encore le pool d’espèces à celles dont les exigences écologiques sont en accord avec les contraintes abiotiques

du milieu, en l’occurrence ici les propriétés physico-chimiques et structurelles du sol ou son mode de gestion (pool d’espèces écologique).

La qualité de l’habitat et son aptitude à satisfaire les exigences écologiques des organismes, notamment en termes de disponibilité en matière organique (i.e. en ressources alimentaires), est en effet l’un des facteurs de succès les plus cités dans les études de colonisation de sols restaurés par la pédofaune (Kotze et al., 2000 ; Snyder & Hendrix, 2008; Woodcock et al., 2010a et b).

La qualité des horizons de surface du sol (Dunger et al., 2001) affecte ainsi le nombre d’espèces établies dans le milieu avec succès. La présence d’une couche d’humus, et plus généralement de quantités importantes d’éléments nutritifs, est à l’origine d’une couverture végétale plus dense lors des premiers stades post-restauration et par la suite d’une activité microbienne, d’une minéralisation du carbone et d’une densité d’organismes de la mésofaune plus importantes. Cette abondante mésofaune va à son tour attirer des espèces prédatrices de la macrofaune (Topp et al., 2010).

Les facteurs environnementaux limitants tels que pH, type de sol et contenu en métaux lourds ainsi que la présence de matière organique jouent d’ailleurs un rôle plus important que les caractéristiques écologiques intrinsèques des organismes pour certains taxons et notamment pour les vers (Eijsackers, 2010).

Outre la qualité intrinsèque de l’habitat, en l’occurrence ici du sol, l’inoculation de populations initiales et surtout une gestion adaptée peuvent augmenter le taux de colonisation et accélérer les processus de succession naturelle (Frouz et al., 2007; Snyder & Hendrix, 2008; Woodcock et al., 2010a et b).

- Les contraintes biotiques : Ce dernier filtre environnemental donne le pool réel d’espèces qui correspond aux communautés implantées à un instant donné dans le sol restauré, soit l’ensemble des espèces du pool écologique capables de se maintenir dans le milieu en dépit des interactions biotiques entre espèces nouvellement arrivées et espèces déjà installées (Dobson et al., 1997 ; Belyea & Lancaster, 1999). Il a par exemple été montré que le succès de colonisation des espèces de carabes dépendait de leur supériorité lors des interactions compétitives et de la séquence d’arrivée sur le site (Kotze et al., 2000). Les communautés de vers sont elles aussi fortement structurées par

la compétition interspécifique (Decaëns et al., 2008). Cependant, de nombreux auteurs suggèrent que la compétition interspécifique entre les organismes du sol n’a que peu d’importance dans la structuration des communautés pédofauniques en comparaison avec les changements environnementaux induits par le développement de la végétation durant la succession secondaire (Berg & Hemerik, 2004).

Les différentes contraintes permettant d’expliquer la composition des communautés d’espèces colonisatrices d’un sol restauré sont résumées dans la figure 17.

Figure 17: Schéma illustrant la théorie des filtres environnementaux

(D’après Keddy, 1992 & Belyea & Lancaster, 1999)

Le succès de colonisation d’un sol restauré n’est donc pas uniquement déterminé par les différents mécanismes de dispersion vus précédemment mais aussi par les traits des espèces considérées, c’est-à-dire les caractéristiques écologiques, morphologiques ou physiologiques inhérentes aux espèces colonisatrices et qui vont leur permettre de se maintenir dans leur nouvel

habitat : stratégies reproductives, habitudes alimentaires ou même résistance à la dessiccation pour ne citer que quelques exemples. Tous ces différents paramètres de niche sont nécessaires à l’établissement de communautés pédofauniques riches et stables dans les sols pionniers (Lehmitz et al., 2012).

Concernant les stratégies de reproduction par exemple, il a été montré que les espèces de collemboles parthénogénétiques colonisaient plus rapidement un sol défauné que les espèces à reproduction sexuée (Chahartaghi et al., 2009). Au contraire, le recours à la parthénogénèse n’a que peu d’influence pour les acariens oribates (Lehmitz et al., 2012) ou les vers pour lesquels les facteurs écologiques prévalent sur le mode de reproduction (Eijsackers, 2010). Pour ces derniers, il a toutefois été montré que des taux de fécondité élevés et une courte espérance de vie résultaient en une croissance de population rapide et étaient donc des facteurs positifs pour la colonisation (Pizl, 2001). Le temps de génération a également été mentionné par Lehmitz et al. (2012) comme un facteur influençant le succès de recolonisation des acariens oribates. Toujours concernant les stratégies d’histoire de vie, les phases de dormance et de diapause sont importantes chez les vers pour survivre à des conditions défavorables et peuvent donc être intéressantes dans le cadre de la colonisation de sols restaurés (Eijsackers, 2010). Chez les cloportes, l’humidité du sol va exercer un filtre sur les espèces susceptibles de coloniser un milieu en fonction de traits relatifs à la résistance à la dessication comme la surface ventrale du corps des individus par exemple (Dias et al., 2009).

L’étude des traits fonctionnels développée dans cette thèse prend donc tout son sens et d’après la théorie des filtres, on s’attend à ce que les communautés d’espèces ayant colonisé les technosols présentent des assemblages de traits particuliers relatifs aux capacités de déplacement et à la survie dans ces habitats particuliers. Fischer et al.(2013) ont étudié des opérations de restauration de prairies sur des friches urbaines au cours desquelles il est apparu que les plantes qui colonisaient avec succès les friches présentaient un assemblage de traits clairement distinct de celui des plantes dont l’implantation échouait (grande taille, graines au poids élevé, etc.). Quelques rares études ont également été menées sur les organismes de la faune du sol. Il a par exemple été montré que l’environnement urbain filtrait les espèces de collemboles en fonction de certains traits écologiques puisque les espèces les plus tolérantes aux perturbations anthropiques présentaient des caractéristiques communes : petite taille, déplacement par sauts ou encore recours à la reproduction sexuée (Santorufo et al., 2014).

La recolonisation par les invertébrés du sol de sites dégradés après restauration est donc un processus complexe soumis à de nombreuses contraintes.

Cristescu et al. (2012) ont passé en revue les publications concernant desopérations de réhabilitationde sites miniers et ont listé l’ensemble des facteurs ayant une influence sur leur recolonisation. Ils ont ainsi identifié d’une part les caractéristiques du site minier que sont le climat, la forme du site et sa connectivité avec des habitats sources adjacents, et d’autre part les facteurs liés au processus de restauration lui-même tel que le temps écoulé depuis la restauration mais aussi les méthodes choisies et l’influence des successions végétales.

Il est possible pour les opérateurs de tels projets de réhabilitation et les gestionnaires de sites restaurés d’agir plus particulièrement sur deux filtres environnementaux : les contraintes de dispersion, en veillant à ce que la connectivité du site soit suffisante vis-à-vis des populations sources géographiquement proches, et les contraintes d’habitat en gérant au mieux ce dernier afin qu’il satisfasse les exigences écologiques d’un maximum d’espèces appartenant à divers groupes fonctionnels. C’est pourquoi les différentes expérimentations menées au cours de cette présente thèse visent à tester à la fois l’influence de la connectivité à la matrice paysagère environnante et celle du mode de gestion sur la recolonisation d’un technosol par les invertébrés du sol.