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2.1 Les pierres de construction : nature et approvisionnement

2.1.1 Une construction de réemploi

2.1.1.1 Le “choin” du Jura

« Choin » est le terme utilisé pour désigner un calcaire portlandien du Bugey dont l’extraction et la mise en œuvre ont été réalisées à l’époque romaine et dont les pierres de taille de grand module, tirés des monuments antiques, ont fait l’objet d’une récupération durant tout le Moyen Age. Ce terme apparaît pour la première fois dans la charte de la première fondation de la collégiale de Fourvière par J. de Bellesmes en 1192 : « Dedimus etiam eis plateam inqua turris de Collia fuerat, retento tamen per

omnia supra dicta quod si major et mater ecclesia fodere vel cavare voluerit, marmorei lapides et illi qui vulgo dicuntur Chaon, proprii erunt ipsius majoris ecclesiae » (Cahour 1838, p. 401).

2.1.1.1.1 Géologie et extraction (H.S.-G.)14

Toute la partie inférieure des élévations de l’abside, du chœur et des chapelles latérales est constituée de blocs de grand appareil de calcaire très dur (fig. 34 à 40). On observe l’aspect caractéristique du calcaire portlandien du Bugey, dont la structure dite « sublithographique », traduit la grande finesse. Cette roche calcaire, de couleur « café au lait » plus ou moins sombre, est extrêmement compacte. Elle se situe au sommet de l’échelle des duretés dans la classification des tailleurs de pierre (roche «froide»; poids spécifique 2700 kg/m3). Sa cassure conchoïdale rappelle celle d’une roche siliceuse. Ce calcaire

affleure de part et d’autre du Rhône, dans la région de Morestel (Isère). Il était connu des carriers sous l’appellation de “ choin de Fay ”, du nom d’une des carrières situées en rive droite, au sud de Belley (Ain). Ce matériau a été massivement importé à Vienne et à Lyon à l’époque romaine, à partir du milieu du Ier siècle de notre ère. Du fait de ses caractéristiques, il y a été principalement employé en

grand appareil dans l’architecture publique ou privée, y compris pour des éléments tels que les seuils, les dalles de stylobates, les bases et fûts de colonnes, ainsi que pour des monuments funéraires (Savay- Guerraz 1970). Son importation à Lyon cesse à la fin de l’époque romaine et ne reprendra qu’au XVIIIe

siècle, ponctuellement et pour des travaux publics liés à l’aménagement des cours d’eau (ponts).

14. La partie 2.1 consacrée aux pierres de construction s’appuie particulièrement sur l’étude réalisée gracieusement par Hugues Savay-Guerraz, Conservateur du musée gallo-romain de Lyon-Fourvière.

2.1.1.1.2 Les indices de réemploi

La mise en œuvre des pierres de taille de choin dans la construction médiévale n’a pas empêché la conservation de certaines traces associées à leur exploitation dans le cadre du chantier romain : trous de louve, d’agrafe, de pince – à crochet ou non, ou autre outil de positionnement...

Les trous de louves

Si l’utilisation de la louve comme engin de levage perdure au Moyen Age, comme l’attestent les encoches liées au chantier médiéval observées par ailleurs (voir infra 2.2.2.1), la particularité des traces identifiées ici comme des indices de réemploi consistent dans le fait qu’elles apparaissent en parement, et non dans le lit d’attente du bloc15. Cependant, les logements trapézoïdaux plus ou moins tronqués

des trous de louve n’ont pu être mesurés dans leurs trois dimensions que dans les rares exemples où ils n’avaient pas été comblés16. Dans la majorité des cas en effet, la présence d’une encoche de levage n’a pu

qu’être déduite de celle d’un bouchon de pierre (fig. 41) de forme rectangulaire, positionné approxi- mativement au centre d’une face et de dimensions comparables à celles d’un trou de louve (fig. 42). Le

tableau 3 illustre quelques-uns de ces éléments de façon non exhaustive. Type de

bouchon

Dimensions des blocs (h x

l x p)

Dimensions des trous de louve (h x l x p) ou

bouchon (h x l)

Distance

1 Distance 2

Abside, UM 2B / 2C, triforium, support / 100 x 94 x 50 12(12,5) x 4 x 5 57 47

Abside, UM 2D, lancettes, piédroit sud Pierre 60 x 220 x >50 11 x 6 34 140

Abside, UM 2G, banc presbytéral, orthostate Pierre 205 x 128 12 x 5 100 64

Chœur, UM 1B, banc presbytéral, orthostate Pierre 204 x 102 4,5 x 11 105 47

Chœur, UM 1B, lancettes, orthostate Pierre 208 x 102 7 x 14 104 46

Chœur, UM 3B, banc presbytéral, orthostate Pierre 204 x 102 12 x 5 106 51

Chœur, UM 3B, lancettes, orthostate Pierre 209,5 x 99 4,5 x 11 104,5 48

Chœur, UM 3B, lancettes, orthostate Pierre 209 x 100 13 x 4 97 38

Chapelle Notre-Dame, UM 3B, banc presbyté-

ral, orthostate Mortier 180 x 82 4 x 11 95 41

Chapelle Notre-Dame, UM 4, banc presbyté-

ral, orthostate Mortier 98 x 221 8 x 14 42 102

Chapelle Notre-Dame, UM 4, banc presbyté-

ral, parement Mortier 62 x 185 4,5 x 16 29 100

Chapelle Notre-Dame, UM 5B, lancettes,

parement Mortier 98 x 92 6 x 14 50 44,5

Chapelle St-Pierre, UM 1A / UM 6, banc

presbytéral, support Pierre 203 x >27 x 54 8 x 12 100 15

Chapelle St-Pierre, UM 7A, banc presbytéral,

orthostate Mortier 204 x 79 x 45 4,5 x 12 96 30

Chapelle St-Pierre, UM 7A, lancettes,

parement Mortier 53 x 120 12 x 6 25 59

(Distance 1 en cm : entraxe du trou de louve - arête inférieure du bloc ; Distance 2 en cm : entraxe du trou de louve - arête gauche du bloc)

tab. 3. Exemples de traces d’encoches identifiées comme des trous de louve.

15. Destinés au levage des blocs, les trous de louve sont en effet pratiqués au centre de la face supérieure, qui correspond donc au lit d’attente une fois l’élément mis en œuvre.

16. De tels logements trapézoïdaux ont été observés en grand nombre lors de l’étude des parements extérieurs, au sein desquels ils n’ont pas fait l’objet d’un comblement spécifique (Reveyron et Macabéo 1991, p. 39-40).

I Rhône (69) Lyon 5e - Cathédrale Saint-Jean-Baptiste - Élévations intérieures de l’abside, du chœur et de ses chapelles latérales

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Les logements d’agrafes

Dans la travée occidentale du mur nord de la chapelle Saint-Pierre (UM 7A), un bloc conserve, outre un trou de louve central, les traces d’agrafes en double queue d’aronde mises en place à ses deux extré- mités, et repérées par l’intermédiaire de la coloration que l’oxydation du fer a imprégné dans la pierre (fig. 43 à 45). Dans l’assise inférieure de la travée orientale du mur nord du chœur (UM 1B) notam- ment (fig. 46), certains bouchons de pierre nous semblent également pouvoir être associés, non plus à des trous de louve, mais à des agrafes. Placés par paire en bordure de grand pan d’une pierre de taille rectangulaire, ils s’apparentent clairement aux logements d’agrafes conservés dans le lit d’attente de cer- tains blocs du site antique de Fourvière, et plus précisément de ce qui subsiste du stylobate de l’Odéon.17

Les trous de pince

Également placée en bordure de bloc, une encoche a été observée dans la travée orientale du mur sud du chœur (UM 3B) (fig. 47). Elle peut être interprétée comme le « refouillement en forme de mor- taise coudée » décrit par Myriam Fincker (Fincker 1986) pour y loger la pince à crochet, un système de positionnement des blocs de grand appareil. Parmi toutes les traces d’utilisation antique, il s’agit là d’une exception, puisque ce type d’encoche était pratiqué non pas dans le lit d’attente mais dans le lit de pose du bloc à déplacer.

Les trous de levier

De nombreuses petites cavités de section carrée et d’environ 3,5 cm de côté et de profondeur compa- rable ponctuent également la surface de certaines pierres de taille. Si, en fonction de leur emplacement, certaines peuvent être aisément attribuées à des aménagements postérieurs à la construction (système de fixation de boiseries, tableaux, etc.), d’autres semblent là encore à mettre en relation avec l’utilisation de leviers pour la mise en œuvre des grands modules dans la construction romaine18.

2.1.1.1.3 Origine et transport des blocs de choin

L’origine exacte des blocs de réemploi demeure difficile à déterminer, et notamment celle des plus grands modules, dont les dimensions sont supérieures à 200 cm de hauteur pour environ 100 cm de longueur (voir infra 2.2.1.1.1). Une comparaison peut être réalisée avec les blocs encore en place au sein des ruines de la colline de Fourvière, et notamment du stylobate du portique de l’Odéon, qui sont parmi les plus volumineux observés19 ; ils conservent en outre systématiquement des trous de

louve centraux, ainsi que plus ponctuellement d’autres types d’encoches telles que celles des tenons en queues d’aronde, de trous de pince voire de trous de goujons associés à des canaux de coulée. Hugues Savay-Guerraz a réalisé la mesure systématique de ces éléments, dont la hauteur visible, et donc min- imale, est de 50 cm :

» vingt-deux pierres de taille présentent une longueur disponible variant de 76 à 193 cm pour une largeur d’environ 153 cm ;

» un bloc est de 177 cm de longueur pour 124 cm de largeur ;

» trois autres sont de 260 cm de longueur pour des largeurs de 92 ou 97 cm.

17. D’autres bouchons de pierre placés en bordure de bloc de dimensions inférieures, isolés et en position médiane par rapport au côté concerné, pourraient également correspondre à des logements d’agrafes. L’hypothèse d’une encoche de levage aujourd’hui décentrée au sein d’un bloc qui aurait été redécoupé ne doit cependant pas être écartée.

18. Les encoches pratiquées dans le lit d’attente des blocs de l’assise précédente permettaient la manipulation du levier pour l’ajustement des blocs de l’assise suivante (Adam 1984).

Le choin constitue a minima 1000 m² des élévations intérieures de l’abside, du chœur et des chapelles latérales. La profondeur moyenne mesurée des pierres de taille est de 0,35 à 0,45 m, ce qui implique un volume total de 350 à 450 m3. Avec un poids spécifique de 2600 kg/m3, on peut estimer que le

choin mis en œuvre représente entre 910 et 1170 tonnes pour les seules élévations intérieures orientales, chiffre qui doit probablement être multiplié par 2,5 pour l’ensemble de l’édifice, soit environ entre 2300 et 2900 tonnes. Si le plus petit bloc de choin mesuré dans les trois dimensions (40 x 51,5 x 50) pèse 265 kg, le poids de chacun des plus grands modules peut être estimé entre 1,8 et 2,4 tonnes.

Le fait que les ruines romaines étaient situées à moins d’un kilomètre du chantier20 et que leur

exploitation relevait de l’église lyonnaise a pu constituer un certain bénéfice économique. Le déman- tèlement des vestiges pour en extraire les pierres de taille dans des conditions optimales de conser- vation, puis le transport de ces charges considérables sur une pente moyenne de 12 % a cependant impliqué des moyens et une organisation spécifiques, et donc nécessairement influé sur le coût d’un tel approvisionnement.