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Changer de vie, changer de ville

En Roumanie comme en URSS, la ville ne devait pas seulement répondre aux besoins de la société, mais aussi imposer à cette même société des pratiques spatiales qui changeraient leurs modes de vie. La ville devint expression idéologique. Pour mieux comprendre la teneur de ces propos, nous exposons dans le sous-chapitre qui suit l’histoire des architectes soviétiques des années vingt et leur impact sur l’urbanisme pensé et élaboré dans la Roumanie de Ceausescu. Nous allons voir comment la politique de la ville rejoignit l’idéologie et comment l’idéologie se traduisit dans le paysage urbain. Ce fut une expérience unique qui mérite le détour194.

Dans sa globalité, l’architecture soviétique fut le fruit d’un projet politique qui, par sa volonté de transformer l’économie, ses moyens de production et le mode de consommation, introduisit une nouvelle organisation du territoire et de l’architecture. Ces bouleversements dans le domaine de l’économie et de l’architecture n’étaient qu’une étape indispensable pour permettre de déboucher sur des rapports sociaux nouveaux, de nouvelles relations entre les êtres humains (en particulier entre les sexes), sur une nouvelle conception de la vie familiale, et qui devait aboutir à la libération

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L’homme nouveau fut imaginé à travers une ville nouvelle, lieu de l’ordre nouveau. Tout pouvait y paraître incroyablement cohérent ! L’idée semblait forte, puissante, irrésistiblement séductrice pour ceux qui possédaient une vision carrée de l’évolution des peuples, pour ceux qui ne s’indignaient pas de pratiquer une tabula rasa de la « médiocre » réalité pour lui substituer un supposé avenir radieux.

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totale des femmes, les rendant égales aux hommes (sur un plan économique, social mais aussi sur celui du comportement personnel)195.

Penser l’architecture à l’aube du communisme en Russie, c’était donc bien penser tout d’abord de nouveaux modes de vies. L’architecture soviétique se voulut un lieu d’expérimentation, comme le furent aussi tous les domaines que la vie publique ou privé pouvait intégrer. Penser, vivre, consommer, produire, éduquer, communiquer, aménager, voyager, apprendre, s’exprimer, toutes les dimensions de l’existence furent appelées à des transformations profondes dès l’arrivée des Soviets à la tête de l’État.

Il faut se rappeler que le socialisme est une pensée politique qui est assez récente dans l’histoire. Elle ne commença à s’appliquer au sein d’une nation qu’au début du XXème siècle. Ce fut justement la Russie, pays qui

traversait une des périodes les plus difficiles de son histoire, qui permit, suite à la révolution d’octobre 1917 animée par Lénine, de créer le premier « prototype » socialiste à l’échelle d’un État. Certes, les bases idéologiques de cette manière de gouverner un peuple furent posées au XIXème siècle avec

Marx et Engels, mais il n’existait point d’application effective dans un pays jusqu’à l’arrivée des soviétiques sur la scène politique russe.

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Anatole Kopp souligne dans ses ouvrages cette évidence qui consiste à admettre que la ville est la résonance, l’écho d’une pensée politique, le reflet des idéaux qu’une société peut poursuivre, et qu’ « à travers l’architecture, c’est toute la société que l’on peut appréhender,

c’est le modèle de la civilisation lui-même qui s’inscrit dans l’espace construit, aussi, nous semble-t-il évident qu’aucune explication rationnelle d’une architecture quelconque ne peut être avancée autrement qu’à la lumière des structures sociales dont elle est comme le cadre bâti ». KOPP Anatole, L’architecture de la période stalinienne, Presses Universitaires de

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Avec le socialisme, l’ancienne logique du monde devait se voir repensée : l’appât du gain ne devait pas rester le facteur déterminant ni le stimulant principal de l’effort productif, le régime capitaliste bourgeois avec son exploitation de l’homme par l’homme devant faire place à des rapports humains nouveaux, plus équitables, où la richesse devait être redistribuée196.

La vie elle-même allait cesser : « …d’être une vie individuelle, concurrentielle, fermée sur elle-même et sur le cercle étroit de la famille et ses relations proches. Elle allait s’épanouir, s’élargir à la société tout entière, se socialiser. 197 ».

Cela dit, entre l’aspect théorique du socialisme séduisant de Marx et sa transcription concrète dans des actes de gouvernance, il y eut beaucoup d’incertitudes. Les idées marxistes vulgarisées tout au long de la fin du XIXème siècle n’intègrent pas toutes les mécanismes nécessaires pour

convertir les économies du monde, et par ailleurs, « …les théoriciens du marxisme s’étaient plus appliqués à la critique du régime capitaliste, à l’exploration des voies devant permettre de l’abattre, qu’à imaginer le fonctionnement, qu’à décrire la société à venir198 ».

196La révolution politique entraîna une révolution sociétale et économique, une révolution des modes de production, des modes de vie, mesures destinées à aboutir à cette libération totale de l’homme que Marx a maintes fois évoquée : « …La véritable richesse spirituelle de

l’individu dépend entièrement de la richesse de ses relations réelles… C’est par là seulement que les individus se libèrent des diverses barrières locales et nationales, et sont mis en rapport pratique avec la production du monde entier et deviennent capables de jouir de cette production omni latérale, de ces immenses créations des hommes sur toute la terre. Par cette révolution communiste, la dépendance omni latérale, forme originale de la coopération des individus à travers l’histoire universelle, se transforme en contrôle et domination consciente de toutes les puissances qui, produites par l’interaction des hommes, se sont jusqu’ici imposées à eux et les ont dominés comme puissances absolument étrangères. » MARX Karl, L’idéologie allemande.

197MIKHAILOVNA Alexandra, brochure : La Famille et l’État Communiste, Kollontai, Moscou, 1920.

198KOOP Anatole, Changer la vie, changer la ville, Union générale d’Editions, Paris 1975, page32.

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Bref, si l’on connaissait indubitablement les caractéristiques essentielles de cette culture politique, on ne savait pas encore très bien comment elle allait prendre corps dans la vie de l’homme nouveau. Quelle vie nouvelle, quel mode de vie nouveau, quel comportement, quels usages, quel espace bâti, quels rapports sociaux fallait-il substituer à ceux que le peuple soviétique avait reçus en héritage ? Ce dernier devait par conséquent tout inventer pour transformer un pays arriéré et rural en une puissance industrielle d’avant-garde, socialiste, en d’autres termes, faire basculer une société traditionnelle vers une société communiste inédite.

Ce fut à partir des années 1920, en Russie, que l’on commença à expérimenter une forme d’architecture qui portait en elle le témoignage d’une société différente, une société qui recherchait un mode de vie plus équitable et plus égalitaire. Cette recherche d’authenticité allait pousser les dirigeants politiques et les architectes à adopter une démarche architecturale d’un genre à part. Ils avaient la certitude que le cadre bâti était le moyen indispensable pour la mise en place de leur idéologie, que la ville et son architecture redessineraient la société dans sa globalité, d’après l’idée selon laquelle « …l’architecture transforme l’aspect du monde, reconstruit le mode de vie, organise la vie quotidienne, le travail et la vie sociale 199»

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NOVITZKI P., Préface à la plaquette : l’Architecture du Whutemas, Moscou, 1927, page 5. Dans cette époque de renouveau absolu, la foi dans la capacité de l’architecture à incarner le changement était totale. La ville devait devenir dépositaire des nouveaux idéaux progressistes que la société tendait à cultiver. L’idéologie elle-même s’y substantialisait, car « l’espace

urbanistique est (…) l’espace structuré par l’idéologie » et parce qu’un «… nouvel espace doit se substituer à l’ancien ; un nouvel espace qui témoigne d’une nouvelle répartition de la valeur sociale (…). La ville sera mise à l’usage des nouvelles libertés que la société cherchera à concrétiser dans son territoire. MEDAM Alain, La ville censure, éditions