2.4. L’interculturel en didactique de langues : émergence et approches
2.4.1. Un champ disciplinaire nouveau ?
L’interculturel ne constitue pas un champ disciplinaire nouveau. De la même
manière que toute recherche sur l’enseignement/apprentissage des langues étrangères
s’inscrit sous la forme d’une recherche interdisciplinaire ayant recours aux sciences de
l’éducation, à la didactique, à la psychologie et à la sociologie, les recherches dans ce
domaine se situent également à la croisée d’une pluralité de disciplines —la psychologie,
la sociologie, l’anthropologie et la science de l’éducation, notamment dans le cadre de
57 Reformulant le propos du point de vue de l’apprenant, cette fois-ci, « Il s'agit de s'ouvrir à l'autre sans perdre son identité pour se former à une mobilité intellectuelle. On veut faire en sorte que l'apprenant se voie offrir une chance pour dépasser la frontière de sa perception et de sa pensée, l'horizon restreint de sa conscience ou même simplement la référence absolue de ses jugements et de ses actions » (Lussier, 2009 : 149).
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l’immigration et des échanges internationaux. Dans ces disciplines, l’interculturel se situe
au niveau des pratiques sociales et la plupart du temps est abordé en termes de problèmes
ou difficultés d’ordre sociologique mais aussi psychologique et psychosociologique à
résoudre... En effet, même si l’interculturel se situe à la croisée de diverses réalités telles
que la culture, l’ethnicité ou le contexte politique, économique et social, ce sont surtout la
culture et l’identité —forcement impliquée dans tout ce qui a trait aux relations humaines—
qui sont au cœur du concept. Aussi, « ni nouvelle science, ni nouvelle discipline,
''l'interculturel'' se définit comme un nouveau type de discours sur l'homme, discours qui
ne cherche pas à supplanter les autres » (Abdallah-Pretceille & Porcher, 996 : 105-106).
Dans ce domaine riche, il n’est pas inutile de définir les concepts d’inter-, trans-,
méta- et pluriculturel afin d’éviter toute confusion possible en amont. « Le pluri ou le
multiculturel correspondent à une juxtaposition de cultures avec toutes les impasses que
cela implique, comme par exemple, une stratification, voir une hiérarchisation des
groupes » (Abdallah-Pretceille & Porcher, 1996 : 105). L’interculturel, par le préfixe
inter-, indique en revanche une mise en relation de deux ou plusieurs éléments et s’oppose ainsi
au pluri- et multiculturel. L'expression métaculturel, désigne quant à elle une culture située
au-delà des cultures, elle correspondrait à une sorte de supra-culture globale ou autre.
L'inter- et le transculturel s'attardent enfin sur une démarche, sur une investigation, alors
que le pluri-, le multi- et métaculturel correspondent à des descriptions.
Parmi cette pluralité d’approches du culturel, on notera que l'émergence de la notion
d’interculturel est due à une crise imbriquée dans les problèmes sociaux. En fait la
pédagogie interculturelle est née en France, à la fin des années soixante ou début des années
soixante-dix, dans le contexte des migrations et elle est liée aux difficultés scolaires
qu’éprouvaient les enfants des travailleurs immigrants. L’idée qui fondait cette pédagogie
était déjà que la différence mettant souvent ces étudiants en situation d’exclusion ou
d’échec ne constituait pas forcément un obstacle mais qu’au contraire, dûment abordée,
elle pourrait constituer un enrichissement mutuel (Collès : 2006). Très vite, au Québec,
l’interculturel s’est constitué comme champ d’études universitaires, largement dominé par
les sociologues, et deux écoles ont fait leur apparition avec deux attitudes bien distinctes
par rapport à ce fait :
- L’école canadienne, qui valorise la diversité culturelle et la reconnaissance mutuelle.
- L’école des États-Unis, qui valorise la diversité culturelle sans s’intéresser à la
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Dans les textes officiels européens, pointe Radenkovic (2005), le terme
interculturel est resté réservé aux immigrés et aux gens du voyage jusqu’au début des
années quatre-vingt-dix, comme si les autres candidats à la mobilité (écoliers, étudiants,
enseignants des programmes Socrate, expatriés dans les entreprises et dans les
organisations internationales, etc.) échappaient aux questions de compréhension culturelle
et d’adaptation sociale qui sont le corollaire de toute mobilité. L’apparition du concept
d’interculturalité dans la didactique des langues étrangères se produit néanmoins à la fin
des années quatre-vingt. Malgré cette prise en charge un peu tardive, c’est à partir de là
qu’il se diffuse dans d’autres domaines et qu’il devient un axe essentiel de toute pédagogie.
Et nous disons bien un axe, car selon Abdallah-Pretceille & Porcher (1996 : 2 et 77) « le
domaine pédagogique constituera le lieu essentiel de cette tentative d’élaboration d’un
discours interculturel, élaboration qui n’aura pas pour finalité l’énoncé d’une série de
conclusions, de résultats » étant donné que « le discours interculturel ne construit pas une
fin en soi, il est lui-même entraîné dans sa propre dynamique et il est le fruit d’une
construction permanente et jamais achevée ».
L’essor des études sur l’interculturalité en didactique de langues, nous l’avons déjà
signalé, est logiquement lié à une conjoncture où l’international et l’interculturel prennent
une place de plus en plus importante. D’une part, les occasions de rencontre avec l’Autre
se multiplient dans les loisirs, la culture, les expériences culinaires, la coopération et
l’échange sur les plans personnels et professionnels. D’autre part, les raisons qui engagent
les individus dans un processus d’acculturation (les objectifs de carrière, le plaisir du
voyage ou la pratique de langue étrangère entre autres) se font de plus en plus présentes.
Dans ce contexte de cohabitation entre différentes langues, cultures et appartenances
identitaires et nationales, le croisement de ces trois coordonnées qui encadrent toute
communication devient un fait et l’éducation ne peut plus se référer uniquement à une
culture nationale. Au contraire, elle doit être considérée comme une tâche interculturelle :
le travail sur les images et les représentations ainsi que sur leur impact dans la
communication interculturelle ne doit plus être négligé dans la mesure où cette
confrontation avec l’Autre est un véritable enjeu pour les jeunes générations.
L’appréciation d’Abdallah-Pretceille & Porcher (1996 : 211) par rapport à ce nouvel enjeu
nous semble particulièrement juste lorsqu’ils affirment que :
La pédagogie interculturelle n’a pas pour objet d’enseigner les cultures, que ce soit la nôtre ou celle des autres. Elle vise plutôt à redonner à tout apprentissage sa dimension culturelle. Le discours interculturel est […] une utopie, non pas au sens d’un modèle idéal et irréalisable, mais d’une utopie porteuse de changement
89 et d’évolution.
À partir de là, toute approche de l’interculturel, en pédagogie des langues comme
dans d’autres disciplines, s’articule de manière plus concrète autour de trois grands nœuds :
- la reconnaissance et l’introduction de l’individu dans l’acte d’appropriation d’une
connaissance ;
- la réciprocité des perceptions ;
- la dialectique diversité/universalité qui structure la découverte de l’Autre et le rapport
avec lui.
Il importe également de rappeler que l’interculturel mobilise une série de savoirs, capacités
et attitudes globales plus spécifiques que nous avons déjà évoqués
58. Mais dans la mesure
où il est difficile d’envisager les processus interculturels « hors du contexte de négociation
et donc de confrontation » (Manço, 2003 : 148), s’il faut en souligner une comme étant la
plus globale parmi cette palette d’habilités, il s’agirait bien entendu de la capacité à
négocier. Celle-ci occupe par conséquent une place essentielle dans les recherches et les
approches pratiques à la question de l’interculturel, et la pédagogie des langues ne déroge
pas à ce constat.
En effet, l’objectif de l’enseignement des langues dans une approche interculturelle
« est de favoriser le développement harmonieux de la personnalité de l’apprenant et de son
identité en réponse à l’expérience enrichissante de l’altérité en matière de langue et de
culture » (CECR, 2001 : 9). L’acceptation ou le rejet des éléments culturels exogènes entre
porteurs de cultures différentes dépendent, justement, de cette forme spécifique de
communication qu’est la négociation/conformation. Si la négociation rend possibles des
rapports culturels entre des groupes différents au niveau socio-économique en intégrant la
différence à travers la confrontation, au niveau psychosocial, elle peut également avoir lieu
entre soi et soi, dans une sorte de négociation intime nécessaire au maintien de l’équilibre
et à l’épanouissement de la personnalité en contexte de confrontation et de changement
culturel. Lorsqu’elle met en scène plusieurs acteurs, la négociation requiert en revanche
58 L’énumération proposée par Manço (2003 : 148), sans prétention d’exhaustivité, diffère un peu de la déclinaison de la compétence interculturelle que nous avons faite plus haut et il peut être utile de la mentionner pour comparaison. Selon lui, ces savoirs, capacités et attitudes seraient :
- l’ouverture sur le monde et la société : conscience et sensibilité à la différence ; - la culture générale et historique ;
- la connaissance et les savoir-apprendre ; - la reconnaissance de l’Autre ;
- la compréhension et la valorisation de l’Autre dans sa différence (sa langue et ses modes de communication) et similitude (décentration, prise de distance, relativité) ;
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