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Les carrières : des cicatrices éternelles dans le paysage naturel libanais

CHAPITRE 3. L’ENVIRONNEMENT : UNE CRISE DE REPRÉSENTATION

B. Les carrières : des cicatrices éternelles dans le paysage naturel libanais

L’exploitation des carrières au Liban vient à son tour allonger la liste des atteintes à l’environnement. Elle exprime, elle aussi, une vision libanaise utilitaire de la nature qui la

ramène au seul intérêt de l’espèce humaine. Toute idée de sa protection est sacrifiée sur l’autel du gain rapide et impératif. Il en découle les phénomènes bien connus de pollution de l’air et de

l’eau, les émissions sonores, le déboisement des forêts, l’atteinte au sol et à la biodiversité et la

défiguration des paysages naturels. Une étude de 2004268 publiée par la Banque Mondiale et le

Programme d’Aide à la Technologie Environnementale pour la Méditerranée (PATEM), portant

sur le coût de la dégradation environnementale au Liban, montre que les carrières réduisent annuellement la valeur de la terre environnante de 16 à 71% et la valeur des appartements de 16 à 45%. Ce qui correspond à 0,1% du PIB ou en termes monétaires, 14 à 16 millions de dollars. En 2009, le coût de la dégradation environnementale due aux carrières a été estimé à 34,5 millions de dollars. Si les carrières constituent un besoin économique national, leur exploitation incontrôlée pose un véritable problème au Liban. Pire encore, leur production est utilisée pour le remblayage des plages censées appartenir à tous les Libanais suivant les lois en vigueur. Ce

problème ne date pas d’aujourd’hui. Le développement des carrières a suivi l’expansion urbaine de la côte libanaise au début des années 1960 et s’est étendu progressivement vers le Mont-Liban

266

Stephan, Rita et al, Ressources terrestres, op. cit., p. 201. 267

Verdeil, Éric, Entre guerre et reconstruction Remblais et empiètements littoraux à Beyrouth, op. cit. 268

et le Kesrouan. Le déclenchement du projet de reconstruction accentue l’extraction de matériau.

Cependant, dans un contexte d’incapacité269 de l’administration à gérer correctement les

autorisations d’extractions, la plupart des sites étaient illégaux ou du moins ne respectaient pas les normes légales, ni en termes de techniques d’extraction, ni en termes de remise en état.

b. 1 Politisation du secteur, gains rapides et mauvaises pratiques

En 1994, le Programme des Nations Unies pour le développement270 (PNUD) a financé une étude pour moderniser la législation des carrières et pour dresser une carte des zones à protéger. À sa suite, le décret 5616 a été adopté et la carte fut dressée avec l’aide d’un expert international. Dans sa version originale, ce décret a prévu une dépolitisation du secteur. Il a créé le Conseil National des Carrières où sont représentés les différents ministères concernés et des experts de

l’environnement laissant au Mouhafez le droit d’octroyer le permis d’exploitation. Le ministre Samir Moucbel l’a édulcoré en s’accordant le droit de donner des permis d’exploitation et en rendant l’avis du Conseil facultatif. Ainsi il a repolitisé en partie le décret. D’autre part, ce

décret, inspiré de la loi française, a imposé une étude préliminaire sur l’impact environnemental

d’une exploitation pour toute demande de permis. Il a prévu aussi des conditions très strictes d’exploitation. En outre, il a instauré un arrêt définitif de toutes les carrières au plus tard le 15

septembre 1995 et la soumission de toute nouvelle demande aux conditions de ce décret. Depuis

cette date, l’État renouvelle cependant d’une façon continue les permis sans imposer les

conditions prévues par le décret. Quant à la carte des zones protégées, elle a tout simplement disparu.

Au-delà de ce secteur, se cachent plusieurs réalités désastreuses. Vient en premier lieu le contournement de la loi271. Ce qui permet aux fraudeurs de bénéficier d’autorisations illégales sous prétexte de transporter, stocker, réaliser des puits, et bonifier des terres. Les délais

administratifs accordés par le ministère de l’Intérieur permettent aux propriétaires de carrières

269

Awada, Fouad et al, Quinze années de reconstruction in Les cahiers de l’institut d’aménagement et d’urbanisme

de la région d’Ile de France, Liban retour sur expérience, n°144, http://www. iauidf.

fr/fileadmin/Etudes/etude_394/cahiers144_01. pdf, mars 2006, consulté le 30 juillet 2011, p. 19. 270

Zakhia, Abdallah, Des carrières, http://www. fichier-pdf. fr/2010/10/05/des-carrieres-7aout-99/des-carrieres- 7aout-99. pdf, 7 août 1999, consulté le 7 novembre 2011.

271

Maalouf, Habib, [« Assafir publie des rapports officiels sur le travail des carrières et sablières au Liban »], in [« Le Liban et les dossiers environnementaux »], Maaloumat [des informations], éd. Le centre arabe de

d’exploiter leur terrain durant trois mois contre le paiement de 2 millions de livres libanaises

mensuelles. Ceci conduit à de graves catastrophes écologiques puisque les propriétaires utilisent tous les moyens pour ramasser autant que possible de sable et de gravier dans un délai très court. Selon H. Maalouf272, Président du Parti libanais de l’environnement et journaliste au quotidien Assafir, l’émission des plans directionnels des carrières a été politisée. Les critères politiques passent avant les normes techniques dans la sélection des endroits adéquats à cette exploitation. En effet, explique H. Maalouf, il n’existe pas au Liban d’experts spécialistes dans le domaine de

l’environnement dans le sens où chaque domaine nécessite une connaissance particulière. Un ingénieur agronome signe l’autorisation d’exploitation d’une carrière. Celui-ci ne jouit pas d’une

compétence dans ce domaine. De plus, à chaque fois qu’un plan concernant ce sujet est à l’ordre du jour du Conseil des ministres, des divergences apparaissent et empêchent son adoption. Ce qui aboutit à une répartition des régions en fonction des pouvoirs politiques de chaque ministre ou de son affiliation politique. Les partis et les individus proches du pouvoir profitent de ce secteur, ce qui entrave son organisation. Quelques tonnes de gravier et de sable se transforment en millions de dollars et l’État n’en reçoit qu’une infime partie. Tous les gouvernements n’ont pu

résoudre la crise des carrières et les grands perdants, sont comme d’habitude, l’État et l’environnement.

De son côté, M. Rahal273, ancien ministre de l’Environnement assure qu’il ne peut à lui seul trouver une solution à ce secteur. Son organisation nécessite un engagement et un consensus politique.

« Nous ne sommes pas hostiles aux carrières, puisqu’elles constituent une nécessité pour le pays, mais nous essayons simplement d’appliquer la loi que ce soit pour l’octroi des permis ou pour le respect des normes environnementales. Nous avons proposé la fermeture des carrières illégales. Cependant, aucune d’entres elles ne fonctionnent conformément aux normes. Nous avons été menacés à plusieurs reprises sans oublier les problèmes rencontrés au Conseil des ministres. La plupart des sites fermés ont été rouverts. Les considérations politiques, explique M. Rahal, font que dans plusieurs régions les carrières sont protégées par les forces de sécurité même » !

272

Cf. rencontre du 12 juillet 2010. 273

En 2010274, une étude demandée par le ministère de l’Environnement et le PNUD et consacrée à

l’analyse des mauvaises pratiques des carrières fait ressortir quatre types d’infractions. L’excavation s’étend en dehors de la zone autorisée désignée. Les opérateurs ne respectent pas

les étapes du permis de carrière. Ils consomment, à titre d’exemple, l’excavation complète du volume en un an au lieu de cinq ans, la durée du permis. Les falaises et les lits de carrières dépassent les hauteurs autorisées. Enfin, il n’y a pas de réhabilitation après leur fermeture. Tout un flanc de montagnes est ravagé, désertifié et décharné. Il est bon de rappeler que parmi les exploitants majeurs figure N. Fattouche, ancien ministre du Tourisme du gouvernement Hariri. Comme de coutume, les statistiques ne sont pas toujours disponibles au Liban. Cependant, une étude récente comptait 1 278275 carrières occupant 5 267 ha dispersées dans tout le pays.

À l’heure actuelle, aucun changement n’a été enregistré depuis l’adoption par le gouvernement le

12 février 2009 du projet de rectification du décret organisationnel des carrières et des sablières. Ce dernier est le troisième depuis 2002, et la cinquante septième décision depuis 1932. Parmi elles, 33 sont approuvées par le Conseil des ministres depuis 1991 en vue d’organiser ce secteur, sans aucun résultat !

b. 2 La désertification et l’agriculture : zoom sur une richesse menacée

Dans un passage consacré au Liban, le poète Alphonse de Lamartine écrivait : « les cèdres du Liban sont les reliques des siècles et de la nature, les monuments naturels les plus célèbres de

l’univers. Ils savent l’histoire de la terre mieux que l’histoire elle-même »276

. Si souvent mentionné dans la Bible et les documents anciens, le cèdre est ici plus qu’un arbre. C’est tout un symbole enraciné sur le drapeau. Plus encore, la forêt a toujours caractérisé la diversité du paysage naturel libanais. Néanmoins, cet héritage vert est fragile et menacé. Le Liban est dénudé

et n’a plus que quelques cèdres de ses magnifiques boisements.

274

Stephan, Rita et al, Ressources terrestres, op. cit., p. 208. 275

Ibid.

276

Les forêts sempervirentes restantes de cèdres sont réparties dans des parcelles sur les versants ouest de la chaîne du Mont-Liban. Elles représentent une superficie qui ne dépasse pas les 2 200 ha277en raison de la forte dégradation qu’elles ont subie à travers les années.

Le sol subit les retombées néfastes de l’intervention humaine. La pression démographique, l’altération de la zone côtière, l’exploitation des carrières, les feux de forêts, le surpâturage et l’abandon des pratiques agricoles traditionnelles dévorent ce qui reste des espaces naturels. D’où

une érosion accélérée du sol, une atteinte à la biodiversité et des inondations accentuées. Il est

estimé que l’urbanisation autour des villes et des autoroutes a annexé, au cours des deux

dernières décennies, environ 20 000 ha ou 7%278 des terres cultivées, et un plus fort pourcentage, 15%, des terres irriguées.

Si dès le XIème siècle av. J.-C., des écrits témoignent de la dégradation de la forêt, la situation n’a jamais été aussi alarmante. Les forêts régressent selon un rythme extrêmement rapide. La

menace de la déforestation est l’un des problèmes que doit affronter le Liban. Selon les normes

généralement admises279, il devrait posséder 15 à 20% de son territoire recouvert de forêts. En

2000, il n’en reste à peine que 5%. L’exploitation des ressources forestières se fait en effet de

façon incontrôlée.

Un coup d’œil rapide280

sur les surfaces vertes sinistrées au Liban pendant ces dernières années montre que nous avons perdu 440 ha en 2005, 3460 ha en 2006, et 4197 ha en 2007. Ce qui signifie que 3,26% de la surface verte totale équivalente à 247 754 ha sont détruits. Ces données font ressortir une accélération des disparitions. À savoir que 1338 ha sont partis suite à la guerre israélienne de 2006 contre le Liban. Ce taux atteint son maximum en 2007. En une seule journée

d’octobre, 400 ha de forêts ont été décimés par les incendies les plus destructeurs survenus au

Liban depuis plusieurs décennies. Les sombres épisodes de cet enchaînement se poursuivent en 2008. La canicule de juillet s’est accompagnée d’une kyrielle d’incendies montrant les autorités en manque flagrant de moyens. Les causes réelles en restent souvent inconnues. Il s’agit plutôt

277

Ramadan Jaradi, Ghassan et al, Biodiversité et forêts in État de l’environnement et ses tendances au Liban 2010,

op. cit.

278

Abu Jawdeh, Georges et al, Liban enjeux et politiques d’environnement et de développement durable, Plan Bleu, http://www. planbleu. org/publications/prof_lbn_f. pdf, p. 16, consulté le 30 juin 2011.

279

Figuié, Gérard, Le point sur le Liban 2008, op. cit., p. 453. 280

Charara, Wassef, [« Le Liban menacé par la désertification »] in Maaloumat [des informations], op. cit., p. 49 (traduction personnelle).

de feux intentionnels pour la production du charbon et du bois, ou de la transformation d’espaces

verts en chantiers de construction.

Sur le plan légal et institutionnel, la forêt est actuellement régie par les dispositions de la loi du 7 janvier 1949281 (Code forestier). En réponse à la dégradation de la situation, une nouvelle loi (loi 558 du 24 juillet 1996) vient spécialement réglementer les forêts protégées. Le Liban attribue le statut de réserves naturelles à neuf régions282 en vertu de la loi et une réserve par décision ministérielle. À l’échelle internationale, le programme MAB de l’UNESCO a identifié trois sites

en tant que réserves biosphères, et le Centre du patrimoine mondial de l’UNESCO a inscrit la

vallée de Qannoubine parmi les paysages culturels, y compris la forêt des cèdres d’Arz el Rab. Birdlife International a répertorié quinze sites comme Zones ornithologiques importantes, et quatre ont été reconnus sites Ramsar. La région élevée d’Akkar-Dinnieh-Hermel, au nord, est classée en tant que parc national candidat dans le schéma directeur d’aménagement du territoire libanais. Ce schéma a reçu l’approbation du Conseil des ministres en 2009. Le ministère de

l’Environnement a déclaré d’autres sites et paysages (cours fluviaux, gouffres, forêts, etc.)

protégés par décision ministérielle, et le ministère de l’Agriculture a déclaré bon nombre de forêts protégées également par décision ministérielle.

Cependant, le nombre d’aires protégées283

et leur couverture peuvent être des indicateurs trompeurs de la conservation. Leur création n’est pas nécessairement suivie d’une gestion

efficace et d’une bonne application des lois.