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Caring : Les corps soignants

Dans le document Faire corps : Temps, lieux et gens (Page 117-120)

Katharina Pelzelmayer

4) Caring : Les corps soignants

Sur les sites internet des prestataires, les soignantes 24/24 sont décrites avant tout comme des corps attentionnés qui, de façon désintéressée, peut-être même de façon sacrifi-cielle, prennent soin d’autres corps. De ce point de vue, les agences décrivent les activités exécutées par les soignant.e.s au moyen de caractéristiques principalement axées sur le corps. À cet égard, les volets de compatibilité et de chaleur du discours du fournisseur sont d’une importance parti-culière pour comprendre les processus de matérialisation des soignant.e.s en tant que corps donnant des soins.

Ces mêmes sites internet aiment se présenter dans une lumière hautement professionnalisée (GETcare, 2014). Une partie de ce volet discursif met régulièrement en avant la valeur de la compatibilité. Il faut comprendre par là la référence à l’idée d’une bonne compatibilité, ou de la meilleure adéquation possible, entre soignant.e et personne soignée. Cet objectif est souvent exprimé par la promesse de « prendre en compte l’individualité de chaque

personne [dépendante des soins] » (Daheim 24, 2015).

Ainsi, une agence (Daheim am Besten, 2015) écrit que « l’homme est au centre des rapports de soins ». Sous cette rubrique est dûment précisée à quoi se réfère ce concept de l’homme : « Notre objectif est de répondre aux besoins des discours des sites internet a été conduite selon un

processus à plusieurs niveaux. Après l’identification des fournisseurs et des agences connues via le moteur de recherche www.google.ch, leurs données publiques ont été extraites. Elles sont généralement constituées d’éléments linguistiques relatifs à la description et au marketing du service, ainsi que des aspects visuels de la conception de leur site Web. Les données ont été systé-matisées et codées à l’aide du programme MAXQDA. Ce logiciel, pertinent pour la recherche qualitative et les méthodes mixtes, a permis d’analyser systématiquement des rubriques telles que Notre offre, Services, Qu’est-ce

que les soins 24 heures sur 24, Qui sommes-nous ? / Équipe, Coûts, Qui prend soin de moi ?, Processus, Foire aux ques-tions, Informations juridiques, etc. Dans un deuxième

temps, des codes spécifiques calqués sur les questions de recherche ont été créés (Strauss, 1990). Ces codes mettent l’accent sur certains motifs ou récits communs relatifs à la description et à la présentation des aspects clés des soins 24/24. Il s’en déduit la possibilité d’enga-ger une analyse structurelle de la formulation, de même que la « constitution d’un sens », comme le désigne Helfferich (2005 : 20). L’analyse de la description des offres par les agences elles-mêmes rend ainsi compte des conditions précises de la prise en charge 24/24, et ceci dans un contexte qui se caractérise par l’absence de contrats de travail clairs. Cette analyse a permis aussi d’identifier quel était l’effet de la prise en charge 24/24 sur la pratique réelle et sur l’incarnation du sujet de la « soignante 24/24 ».

En plus des contributions des fournisseurs, l’analyse a également inclus les contributions médiatiques et scientifiques, les discussions publiques et les rapports institutionnels qui ont participé à justifier le discours. Tout comme les données des sites internet, ces infor-mations ont été collectées dans des recherches en ligne, puis réunies en volets de discours qui ont été soumis à analyse.

L’aspect de l’interchangeabilité contenu dans le discours de comptabilité exerce une pression sur les soignants concernant leur comportement. Cette pres-sion s’exprime plus spécialement dans le discours des fournisseurs. Les agences mettent toujours plus en avant le « sentiment et le dévouement » (GETcare, 2014) des soignantes qu’elles désignent comme « chaleureuses » (HausPflegeService GmbH, 2014), de nature très « aimable et prêtes à se sacrifier » (ElternCare, 2014). Ces déclarations sont accompagnées d’images attrayantes de seniors heureux et de soignantes engagées et souriantes. Cette présumée « gentillesse » caractérisée et proprement intrinsèque des soignantes est présentée par référence à leur genre et à leurs expériences d’activités de soins gratuites ou payées (Schwiter, Berndt et al., 2014).

Le problème à considérer ici est que la présentation d’un service par l’évocation discursive de la chaleur particulière, de la volonté de se sacrifier et du dévoue-ment du travailleur salarié va au-delà d’une stratégie marketing. En effet, un tel système d’attentes dévolues à des femmes engagées dans des activités de soin peut affecter les processus de matérialisation des soignant.e.s, pour les constituer alors en des soignant.e.s 24/24, au dévouement illimité. La puissance de cette présentation débouche sur des attentes concrètes et sur des exigences d’apparence amicale, de bienveillance et de comporte-ment cordial des soignantes (vgl. Weicht, 2010). Non sans risque toutefois.

En mettant en exergue l’importance de la compati-bilité, c’est-à-dire l’adaptabilité des soignant.e.s, on peut pointer en même temps du doigt des situations d’incompatibilité. Autrement dit, un.e soignant.e qui « ne convient pas » ne convient pas, au regard en parti-culier du modèle de dévouement de la soignante atten-tionnée. Le discours de compatibilité a démontré que cela peut aller jusqu’à la perte immédiate du poste de travail. Il est concevable, dès lors, que cette pression placée sur la soignante chaleureuse, afin qu’elle réponde

personnels de nos clients » (Daheim am Besten, 2015).

Se fait jour alors l’exigence de répondre au mieux « aux

besoins des patients et de leurs proches » (Private Care,

2015). On doit toutefois constater qu’une partie, ou qu’un revers, de cette exigence réside alors dans le fait que le rapport de prise en charge pourra être résilié en cas d’insatisfaction, même unilatéralement. Le mot clé dans ce contexte est la bonne « entente » entre le soignant.e et la personne prise en charge. Comme le précise une agence (Seniorhilfe Schweiz, 2015) : « S’il faut vivre

24  heures par jour avec une autre personne, une bonne entente mutuelle est simplement indispensable ». Dans les

situations où cette bonne entente n’existe pas (ou plus), une autre agence (GETcare, 2015) déclare : « Assurance

qualité : échange rapide du personnel s’il n’y a pas de bonne entente ». La compatibilité se mue ainsi rapidement en

une forme d’interchangeabilité. Cet état de fait est inté-ressant du point de vue des discussions relatives à une transformation des soins en une simple prestation de services, voire en un bien économique bien circonscrit. L’interchangeabilité, également appelée fongibilité, constitue alors un critère central dans le processus d’ob-jectivation et de marchandisation (Phillips, 2013 : 27). Si l’on garantit une interchangeabilité fondamentale des soignantes, cette situation se reflète dans les concepts d’objectivation et de marchandisation.

Du point de vue féministe, en revanche, le soin et la responsabilité sont souvent considérés comme des aspects « relationnels » (Raghuram, Madge et al., 2009 ; Raghuram, 2012). Cela signifie qu’un rapport de prise en charge est constitué de la relation, au sens le plus fort du terme, entre le soignant.e et la personne prise en charge. Le soin n’est donc pas un rapport unilatéral – les deux personnes font partie de la relation de soin et en sont en quelque sorte mutuellement responsables. Cet aspect relationnel du soin se perd dès lors dans les représentations de la « compatibilité », et dans ses incar-nations qui relèvent de la marchandisation.

le porte met en relation des caractéristiques culturelles et des dispositions spécifiques particulièrement chaleu-reuses des soignant.e.s. Dans l’exemple précité, ce sont les pays de l’Est en général, et la Hongrie en particulier, qui sont identifiés, avec la mise en exergue d’un certain nombre de connotations à résonance morale.

Mentionner ces attributions signifie, d’un point de vue discursif, qu’il y a adéquation entre des soignant.e.s issus d’une culture suisse et des soignant.e.s issus d’une culture étrangère, sous l’angle des pratiques quotidiennes de cuisine, de normes de propreté et de langage (Schwiter, Berndt et  al., 2014). Cette adéquation informe donc sur le fait qu’il y a pondération et neutralisation des différences et adaptation à des activités orientées vers la famille et le ménage par les femmes. Cette adéquation est signifiée encore par la référence faite dans la citation à une formation concrète des (futures) soignantes aux exigences des « us et coutumes suisses ».

L’idée de la formation illustre le processus pratique de façonnage, de fabrication et de matérialisation  de la soignante comme un corps attentionné. Après avoir été incluse dans le catalogue des agences de soins infir-miers ou de recrutement et dans la sélection pour une prise en charge spécifique, la formation est la première étape concrète visible dans la matérialisation du corps attentionné. Les connaissances acquises sont ensuite appliquées dans le ménage et comprennent, entre autres, la préparation des mets « suisses », la capacité de comprendre et de parler l’allemand ou le suisse-alle-mand (Home Instead, 2016), l’adaptation aux pratiques des personnes prises en charge au sens large et le respect des « usages domestiques » prédominants. Cela signifie que la « gentille soignante » se matérialise en quelque sorte vers l’extérieur, et cela dans la plus grande adap-tation aux différentes coutumes et pratiques qui prédo-minent sur le lieu de travail. Cela revient à discipliner les soignantes, de manière à (r)établir certaines hiérarchies (Liang, 2011). Cette pratique n’est pas sans rappeler aux attentes posées, puisse d’emblée exercer un effet sur

sa performance et sur son comportement (Schilliger, 2014 : 243). Cette injonction est redoublée encore par le fait que les soignantes se désignent elles-mêmes comme des soignantes 24/24 particulièrement gentilles (Pelzelmayer, 2017 :  17). Cette réalité exprime tout particulièrement la puissance des discours de cordialité et de compatibilité qui, ainsi que le montrent Foucault et Butler (voir ci-dessus), contribuent à produire des corps ; corps qu’ils régulent ensuite à travers l’idéal de la soignante dévouée.

On peut encore ajouter que les travaux domestiques quotidiens, exercés dans le ménage privé de la personne prise en charge, sont prévus partiellement dans les descriptions en ligne des services de soins 24/24. Cette prévision discursive de la pratique quotidienne de soins affecte elle aussi la matérialisation attentionnée des soignant.e.s. Dans sa rubrique Nos soignantes, une agence écrit :

« Nos aides au domicile du client viennent de Hongrie

et sont sélectionnées par nous sur place, elles reçoivent une formation en allemand et sont informées à propos des us et coutumes en Suisse. Peu d’entre elles parlent si bien la langue allemande que l’on pourrait s’entretenir sur un sujet approfondi avec elles. Elles connaissent les termes ménagers allemands les plus courants, pour faire les achats et pour comprendre le bien-être du client.

[…] Les Hongrois sont les employés des États de l’Est

qui sont les plus proches de notre mentalité, et qui ont le moins besoin de changer leur comportement. Ils sont prêts à se sacrifier et leur éthique est très semblable à ce nous appliquons. Dans ce sens, ils ont un fort sens de responsabilité. Ils s’intègrent rapidement dans votre ménage. » (ElternCare, 2014. Fehler im Original) Cet extrait d’un site internet de fournisseur mérite une attention toute particulière dès lors qu’il aborde précisé-ment la dynamique de la matérialisation de la soignante dans la pratique des soins. Dans le détail, le discours qui

différentes dans la section Nos services de son site inter-net : « Soutien aux soins de base : s’habiller et se déshabiller,

se lever et se mettre au lit, se laver les dents et faire la toilette du corps », ou encore le « service de nuit ou de préparation aux appels tous les soirs », voire « travail dans le jardin ».

Cette citation montre que, dans de nombreux cas, les activités proposées par les agences couvrent également le travail de ménage. Elles incluent aussi les activités de soins proprement dites. Sur ce point, une autre agence promet (SEBT, 2015) une « Prise en charge  24  heures

sur 24, soins compris, au domicile ». Les agences offrent

donc souvent des prestations dépassant la prise en charge simple et l’éventail des soins ou du travail de soin déjà très vaste en soi (voir James, 1992 ; Thomas, 1993).

La question de savoir quelles activités font partie d’une prise en charge 24/24 constitue la problématique centrale de l’arrangement économique et de l’arrange-ment privé de ces travaux de soin (Bundesrat, SECO

et  al., 2015 : 11). En dépit de toute la « gentillesse »

projetée, la prise en charge suisse 24/24 est généralement un service payant qui relève d’une relation de travail réglée contractuellement (Truong, 2015 ; Bundesrat, 2016). Cela implique une certaine formalisation de la prise en charge des seniors. De nombreux presta-taires disposent des autorisations nécessaires des auto-rités cantonales ou du secrétariat d’État à l’Économie exigées pour une agence de l’emploi ou de placement de personnel (SECO, 2015). Dans la plupart des cas, il existe des contrats, comme un contrat d’embauche ou d’engagement. Les soignant.e.s sont payés directement par les familles ou par le biais des agences. Certaines contributions sont payées aux assurances sociales et à la prévoyance vieillesse.

Cependant, ces tendances à la formalisation qui affectent le travail de soins ne signifient pas nécessai-rement l’accès à des conditions de travail adéquates. Les ménages privés n’étant pas assujettis au droit du travail suisse, la protection de l’emploi ne couvre la formation ciblée des futurs employés domestiques

à long terme originaires des Philippines en prévision de leur affectation à l’étranger. Ceux-ci fréquentent de véritables écoles où ils apprennent les codes de compor-tement « adéquats » pour leur pays d’engagement, qu’ils devront ensuite représenter le plus exactement possible (Debonneville, 2014). Dans ce contexte, il s’agit des attentes apparentes d’une docilité souriante dans la réalisation des tâches quotidiennes de soins. Tout le problème est donc que l’exécution spécifique d’activités quotidiennes telles que la cuisine ou le nettoyage revêt une signification dans la production de certains corps de soin et de travail (cf. McDowell, 2009).

5) Working : Employés au domicile du client

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