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Cadre théorique du paradoxe pragmatique

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 186-192)

Introduction de la seconde partie

Chapitre 5 : l’hypothèse du paradoxe pragmatique paradoxe pragmatique

5.1. Cadre théorique du paradoxe pragmatique

5.1.1. Théorie de la communication dans Une logique de la communication

Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson postulent que l’étude de la communication humaine se subdivise en trois domaines interdépendants : syntaxe, sémantique et pragmatique. Le premier concerne les symboles permettant la transmission de l’information2 ; le deuxième, le sens revêtu par ces symboles ordonnés syntaxiquement ; le troisième, le comportement. Ce dernier domaine étant celui qui les intéresse plus particulièrement, ils précisent : « à ce propos, il doit être bien clair dès le départ que nous considérons les deux termes, communication et comportement, comme étant pratiquement synonymes » (Watzlawick et al., 1979, p. 16). Par ailleurs, s’appuyant, entre autres, sur les travaux de la cybernétique, notamment sur le principe du « feedback », les auteurs ont une vision systémique de la communication2, privilégiant l’étude de la relation, de l’interaction96, à celle du comportement individuel, l’ensemble étant nécessairement situé dans un contexte particulier, qui doit donc également être intégré à cette étude.

S’attachant au comportement, et constatant qu’« on ne peut pas ne pas avoir de comportement » (Watzlawick et al., 1979, p. 46), les auteurs indiquent que leur conception de la communication2 n’est pas équivalente à celle de la compréhension mutuelle : la communication2 n’est donc pas nécessairement « intentionnelle, consciente ou réussie » (Watzlawick et al., 1979, p. 47). Il s’agit là du premier des cinq axiomes proposés par les auteurs pour leur théorie : on ne peut pas ne pas communiquer. Le deuxième axiome nous intéresse particulièrement car il est en lien direct avec le concept de paradoxe pragmatique, il définit deux niveaux de communication2 : le contenu (l’information2 transmise par le message) et la relation (la manière dont doit être entendu le message, c’est-à-dire la relation instaurée entre les interactants). Cette relation peut « s’exprimer de manière non verbale, par les cris, le sourire, et d’une infinité d’autres manières. [Elle] peut aussi se comprendre parfaitement en fonction du contexte où s’effectue la communication » (Watzlawick et al., 1979, p. 51). Les auteurs emploient également le terme de « métacommunication » pour

96 L’interaction est définie par ces auteurs comme une série de messages verbaux et non verbaux échangés entre des individus, un message étant une unité de communication2.

désigner la relation, dans le sens où il s’agit d’une communication2 sur une communication2. A ce propos, les auteurs notent que, en particulier lorsque la communication est écrite, une ambiguïté peut surgir notamment au niveau de cette métacommunication, en donnant, entre autres, l’exemple d’un panneau indiquant « ne pas tenir compte de ce signal », qui montre comment une confusion entre les deux niveaux de communication2 peut conduire à une impasse. Le troisième axiome proposé affirme que la relation qui s’instaure entre les interactants est fonction de la façon dont chacun « ponctue » l’interaction : celle-ci suit une structure dans l’échange, en partie issue du bagage culturel des interactants, qui peuvent cependant avoir un point de vue contradictoire sur l’enchaînement de la séquence, ce qui explique certains conflits, naissant de visions individuelles de la « ponctuation » d’une relation. Le quatrième axiome propose une distinction entre deux modes de communication2 : digital (qui n’a pas de corrélation directe avec l’objet désigné) ou analogique (qui ressemble à l’objet désigné). Le premier mode, digital, concernerait plus particulièrement le niveau du contenu, et le second, analogique, celui de la relation. Le premier est moins équivoque que le second, qui, lui, peut engendrer des ambiguïtés du fait que d’une part il ne « possède pas de discriminants indiquant, en face de deux sens contradictoires, lequel il faut comprendre » (Watzlawick et al., 1979, p. 63) et que d’autre part il ne peut indiquer une distinction temporelle. Les auteurs affirment que l’être humain combine sans cesse ces deux modes et se trouve souvent en situation de devoir passer de l’un à l’autre, ce qui peut provoquer des dilemmes difficiles à résoudre. Le cinquième axiome nous intéresse également directement, car il pose une modalité relationnelle nécessaire à la définition d’un paradoxe pragmatique : il distingue l’interaction symétrique de l’interaction complémentaire. Ces deux types d’interaction sont fonction de la relation : soit elle est fondée sur l’égalité entre les interactants (chacun minimise les différences et tend à se placer en miroir de l’autre), soit elle est fondée sur la différence (chacun des interactants maximise la différence). L’interaction complémentaire est l’une des conditions du surgissement d’un paradoxe pragmatique, elle suppose deux positions différentes, adoptées par chacun des interactants : une « haute » et une « basse » (qui ne correspondent pas à « fort » et « faible » ou « bon » et « mauvais »), l’interactant en position « basse » ayant un comportement complémentaire à celui en position « haute ».

Les auteurs précisent que

« le contexte social ou culturel fixe dans certains cas une relation complémentaire (par exemple mère-enfant, médecin-malade, professeur-étudiant) ou bien ce style de relation peut être propre à

Nous voyons dans ces cinq axiomes à quel point le niveau de la relation est important à examiner dans l’étude d’une situation de communication2 et comment sa distinction de celui du contenu permet de bien isoler la notion d’information2 dans le processus communicationnel. Dans ce cadre pragmatique, les auteurs insistent sur leur vision d’une situation communicationnelle en tant que situation interpersonnelle et non individuelle, citant Ray Birdwhistell :

« Un individu ne communique pas ; il prend part à une communication ou il en devient un élément. Il peut bouger, faire du bruit…, mais il ne communique pas. Il peut voir, il peut entendre, sentir, goûter et toucher, mais il ne communique pas. En d’autres termes, il n’est pas l’auteur de la

communication, il y participe. La communication en tant que système ne doit donc pas être conçue sur le modèle élémentaire de l’action et de la réaction, si complexe soit son énoncé. En tant que système, on doit la saisir au niveau d’un échange » (Watzlawick et al., 1979, p. 68).

5.1.2. Le paradoxe pragmatique

Partant de ces cinq axiomes comme principes de la communication2, les auteurs avancent que celle-ci devient troublée lorsque ses principes subissent des distorsions, ce qui peut conduire à des conséquences pathologiques. Ils considèrent qu’un paradoxe peut devenir un phénomène pragmatique, c’est-à-dire ayant des effets directs sur le comportement, dans le cas de ce qu’ils nomment une « communication paradoxale ». Pour cela, ils proposent la définition suivante du paradoxe : « une contradiction qui vient au terme d’une déduction correcte à partir de prémisses “consistantes” » (Watzlawick et al., 1979, p. 188). A partir de celle-ci, ils distinguent trois types de paradoxe : l’antinomie, l’antinomie sémantique et le paradoxe pragmatique. Ceux-ci correspondraient aux trois domaines interdépendants dans lesquels se subdivise l’étude de la communication humaine : l’antinomie serait de l’ordre de la syntaxe, l’antinomie sémantique de la sémantique et le paradoxe pragmatique de la pragmatique. Avec le deuxième type de paradoxe, l’antinomie sémantique (qu’ils nomment également « définition paradoxale »), et s’appuyant sur les travaux de Bertrand Russell (Russell, 1951, p. 23), ils relèvent qu’elle est rendue possible par l’existence de deux niveaux de langue : la « objet » et la « métalangue » (qui porte sur la « langue-objet »). Ainsi, une définition paradoxale est une affirmation contenant deux énoncés à deux niveaux de langue différents, l’un portant sur l’autre, et l’un annulant l’autre, ce qui rend l’affirmation insensée. Le paradoxe pragmatique prolonge la définition paradoxale en considérant ses conséquences sur le comportement.

Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson distinguent deux types de paradoxes pragmatiques : l’injonction paradoxale et la prévision paradoxale. Ils définissent la situation d’injonction paradoxale dans ces conditions : il existe une forte relation complémentaire entre les interactants ; l’injonction nécessite de désobéir pour obéir ; l’individu en position « basse » dans la relation complémentaire ne peut sortir du contexte dans lequel l’injonction est énoncée, du fait de cette position, au risque d’apparaître insubordonné (c’est-à-dire nier la relation complémentaire et la transformer en relation symétrique). Cette situation devient alors intenable pour l’interactant en position « basse ».

Les auteurs rapprochent cette définition du concept de « double-contrainte » avancé par Gregory Bateson (Bateson et al., 1956), qu’ils considèrent comme un paradoxe pragmatique, en insistant sur le fait qu’ils réfutent tout lien de causalité entre l’injonction paradoxale (ou la « double-contrainte ») et un comportement individuel pathologique comme la schizophrénie. En revanche ils observent que, lorsque le modèle communicationnel privilégié est la « double-contrainte », le comportement d’un interactant qui serait clairement identifié comme « malade » (les auteurs discutent la pertinence de cette terminologie concernant la schizophrénie) peut être qualifié de schizophrénique. En effet, il est possible pour un individu de se trouver dans une situation communicationnelle de « double-contrainte » sans que celle-ci soit le modèle communicationnel, c’est-à-dire le mode habituel de la relation interindividuelle pour cet individu. Une « double-contrainte » provoque un comportement paradoxal, qui lui-même, si le contexte reste identique, engendrera à nouveau un paradoxe, ce qui construit une boucle infinie. La distinction pathologique se place donc au niveau de la permanence et de la répétition de la situation paradoxale.

Le rapprochement que font les auteurs entre l’injonction paradoxale et la « double-contrainte » au sein des paradoxes pragmatiques leur permet d’élargir le concept aux situations qui ne sont pas nécessairement des injonctions, en le définissant ainsi : le contexte reste une relation complémentaire, qu’ils qualifient de « relation intense » (liens familiaux, dépendance matérielle, fidélité à une croyance, contextes marqués par les normes et traditions sociales, etc.) ; « dans un tel contexte, un message est émis qui est structuré de manière telle que a) il affirme quelque chose, b) il affirme quelque chose sur sa propre affirmation, c) ces deux affirmations s’excluent. […] Le sens du message est donc indécidable » (Watzlawick et al., 1979, p. 213) ; l’interactant recevant le message ne peut sortir du cadre de celui-ci (par une métacommunication ou un repli) du fait de la relation

complémentaire qui lui interdit de montrer qu’il est conscient de la contradiction. Bien que le message soit insensé, et parce qu’il s’agit d’une situation de communication2, l’interactant ne peut pas ne pas réagir alors même qu’il n’existe pas de manière adéquate de réagir. La conséquence, sur l’interactant est un risque d’être puni ou culpabilisé pour sa réaction. Le point clé de cette situation, ce qui la rend paradoxale et va plus loin que la contradiction, est l’absence de choix, la paralysie générée par le caractère indécidable du sens du message.

5.1.3. Intégration et critique des propositions de Une logique de la communication dans le champ des sciences de

l’information et de la communication

Daniel Bougnoux, reprenant le paradoxe pragmatique décrit par ces auteurs, éclaire cette distinction entre une contradiction et un paradoxe en situant la contradiction soit sur un axe horizontal (l’affrontement de deux sujets), c’est-à-dire concernant une même logique, soit sur un axe vertical : une contradiction entre deux logiques différentes, un énoncé et son énonciation, qui forment le relief logique du message (Bougnoux, 2009, p. 25). Il exprime par ailleurs le paradoxe pragmatique à travers quatre formules schématisées dans lesquelles les deux prémisses du message sont formulées différemment : la prémisse située sur le niveau de langue « langue-objet » est soit un « énoncé », un « contenu », un « dire », ou un

« texte verbal », la prémisse située sur le niveau de langue « métalangue » est soit une

« énonciation », une « relation », le fait de « montrer » ou un « comportement ». Cette reformulation nous permettant de resituer le concept du paradoxe pragmatique dans un raisonnement en sciences de l’information et de la communication, nous adoptons celle-ci dans la suite de notre propos.

Cette théorie de la communication2 et ce concept de paradoxe pragmatique ont fait l’objet de diverses critiques, notamment du fait de leur vision systémique, qui d’un point de vue sociologique et anthropologique n’accorde pas suffisamment d’attention à d’autres unités comme le groupe, la communauté ou la classe sociale et ignore des concepts comme la représentation collective, l’ethos, la culture, etc. (Winkin, 2000, p. 57). C’est la raison pour laquelle nous l’élargissons avec le concept de « rites d’interaction » proposé par Ervin Goffman (Goffman, 1974), qui considère également qu’une situation de communication2

n’est pas cantonnée à une situation de compréhension mutuelle, la connaissance incorporée

des règles communicationnelles étant inhérente à une culture donnée, ceci pouvant, de fait, provoquer de nombreux malentendus, tel celui qu’il donne en exemple en note de bas de page n°11 lorsqu’il indique :

« Les voyageurs occidentaux se plaignaient de ce que les Chinois ne disaient jamais ce qu’ils pensaient, mais ce qu’ils estimaient que leurs auditeurs étrangers voulaient entendre. Les Chinois, eux, se plaignaient de la rudesse et de la grossièreté des Occidentaux. En fait, on peut penser que, selon les critères chinois, la conduite de l’Occidental est si gauche qu’elle provoque une alerte et oblige l’Asiatique à remplacer la réponse directe par une remarque qui puisse sauver son interlocuteur de la position embarrassante où il s’est mis […]. Ce n’est là qu’un des exemples des nombreux malentendus qui surgissent lorsque des personnes, membres de groupes dont les critères rituels diffèrent, entrent en interaction » (Goffman, 1974, p. 19).

Olivier Olivesi critique l’analyse systémique des auteurs que nous venons d’étudier97 en ce qu’elle a engendré ensuite des démarches naturalistes qui

« consistent, par exemple, à expliquer des faits sociaux comme la délinquance par des facteurs liés à la communication au sein du système familial, occultant de la sorte les véritables facteurs explicatifs de ceux-ci (pauvreté, situation d’anomie) » (Olivesi, 2013, p. 185).

D’après l’auteur, ces démarches postulent une situation de communication2 qui serait la norme et qui qualifierait ainsi toute distorsion de situation « anormale », évacuant le champ de la sociologie au profit de la seule psychologie. Nous l’avons indiqué par ailleurs dans la section « 3.2.2.2. Quelle information ? » p. 108, certains chercheurs en sciences de l’information et de la communication considèrent la notion de « communication » comme une interaction intentionnelle et volontaire.

Nous nous inscrivons cependant dans cette théorie de la communication2 telle qu’elle est présentée par Yves Winkin dans La nouvelle communication et qui comprend les apports de la psychologie via Une logique de la communication (entre autres) mais aussi de la sociologie et de l’anthropologie (Winkin, 2000), car elle est tout à fait opératoire dans nos travaux, qui ne cherchent pas à expliquer des faits sociaux, mais à examiner et comprendre des phénomènes communicationnels. En synthèse, nous adoptons une vision perspectiviste et culturelle de la communication2, qui dépasse les seuls actes intentionnels et la seule compréhension mutuelle des interactants sur le contenu (ou information2) du message.

97 Ce qu’il nomme « École de Palo Alto », en citant Yves Winkin, bien que celui-ci discute l’emploi de cette dénomination (Winkin, 2000, p. 335‑336).

5.2. Le paradoxe comme générateur

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