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Chapitre 2 État des connaissances

2.2 Vers un cadre conceptuel intégrateur

Il n’existe pas à l’heure actuelle de cadre conceptuel intégrateur de l’(in)capacité au travail. Afin de mieux saisir et analyser cette problématique complexe, plusieurs auteurs ont souligné le besoin d’un cadre théorique basé sur l’état actuel des connaissances sur l’(in)capacité au travail et ses déterminants et capable d’intégrer les contributions de nombreuses disciplines [1- 3, 34].

Ces réflexions s’intègrent à un cheminement réflexif plus global en épidémiologie [35-40] et en santé publique en général [41, 42]. Plusieurs chercheurs soulignent, en effet, l’utilité et la pertinence de tels modèles pour identifier les mécanismes causaux et logiques causales de phénomènes complexes et multidimensionnels, comprendre les multiples niveaux d’influence sur la santé individuelle et des populations, faciliter le dialogue entre les disciplines, synthétiser la connaissance, générer de nouvelles pistes de recherche, suggérer des construits importants à opérationnaliser et aider à choisir une approche analytique appropriée.

Six principaux cadres conceptuels de l’incapacité en général ou de l’incapacité au travail sont discutés et utilisés de façon explicite ou non dans la littérature. Ce sont les modèles : biomédical, psychosocial, médico-légal, économique, écologique et biopsychosocial [1]. À cela, se rajoute un modèle de la capacité au travail [43]. Ces théories contribuent à une meilleure compréhension du phénomène d’(in)capacité mais comportent chacune des limites qui restreignent leur utilisation en recherche et en clinique et par conséquent, leur application directe à notre objet d’étude. Plutôt que de s’attarder à décrire chacune d’elles, d’autres l’ayant déjà fait brillamment [1], nous allons plutôt mettre l’accent sur leurs apports et limites, en

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particulier en lien avec la problématique de l’incapacité prolongée. Trois propositions d’intégration des multiples dimensions de l’(in)capacité au travail vont également être discutées : la « Classification internationale du fonctionnement et de l'incapacité » de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) [44-47] (Figure 2-1), « L’Aréna de la prévention de l’incapacité au travail » de Loisel, et al. [48] (Figure 2-2) et le « modèle holistique de la capacité au travail » du Finnish Institute of Occupational Health [43] (Figure 2-3). Un tableau récapitulatif des caractéristiques des modèles d’incapacité au travail, extrait traduit de l’article de Schultz [1], se trouve à l’Annexe I.

Figure 2-1 « Classification internationale du fonctionnement et de l'incapacité » de l’Organisation Mondiale de la Santé [44]

Bien qu’en déclin, le modèle biomédical reste très présent dans certains milieux de recherche clinique [1]. Il est basé sur l’idée que l’incapacité au travail est proportionnelle aux pathologies physiques sous-jacentes dans une relation linéaire [47, 49, 50]. Si cette vision de l’incapacité au travail reflète parfois une réalité importante sur le très court terme et en cas de pathologies lourdes, elle est beaucoup moins utile pour expliquer la problématique de l’incapacité prolongée. En effet, les études récentes montrent que l’incapacité au travail et en particulier l’incapacité prolongée sont plus souvent liées à des facteurs psychosociaux (ex.

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dépression, support, peurs et croyances) ou environnementaux (ex. maintien du lien d’emploi, offre d’accommodements sur le lieu de travail, contestations) qu’à un problème physique [50, 51].

Le modèle médico-légal doit, lui, être conçu dans un contexte assurantiel [52, 53]. Comme le modèle biomédical, il est polarisé autour de la recherche de marqueurs objectifs des lésions, mais ici, moins pour comprendre les causes de l’incapacité que dans une optique de gestion efficiente et d’identification des motivations individuelles à retourner ou non au travail (discriminer les « cas légitimes » de ceux attirés par les gains secondaires engendrés par la lésion) [1]. Cette tradition de recherche, quasi exclusivement utilisée dans le contexte des litiges légaux, a le mérite d’éclairer certains aspects de l’interaction entre le travailleur blessé et le système d’indemnisation [54] et, en ce sens, d’ouvrir la voie à une perspective plus écologique. Si elle est capable de prédire avec un certain succès la durée d’indemnisation à court terme, comme le modèle biomédical, son utilité est limitée en phase prolongée, du fait de son focus premier sur les preuves objectives (physiques) de la lésion et la détection des « clients illégitimes » [50]. De plus, le retour au travail et la fin des indemnisations ne coïncident pas nécessairement.

A côté des modèles médicaux, plusieurs modèles plus intégrateurs ont émergé, désignés par certains comme le nouveau paradigme de l’incapacité [23, 55, 56]. Dans la perspective psychosociale, le retour au travail est vu, avant tout, comme un comportement cognitif influencé par un ensemble de conditions, activités et relations, façonnées par l’environnement social (milieu de travail, syndicat, systèmes de soins et d’indemnisation, famille...) [1, 23].

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Le modèle écologique, basé sur les théories de Bronfenbrenner [57], met l’accent sur les interactions entre microsystème (travailleur), mésosystème (milieu de travail, système de soins, système assurantiel) et macrosystème (facteurs macroéconomiques, macrosociaux, législatifs) pour expliquer le retour au travail [1, 48, 55, 58-60]. Il s’agit, par exemple, de « L’Aréna de la prévention de l’incapacité au travail » de Loisel, et al. [48] (Figure 2-2, adaptée de Loisel, et al.[55]).

Le modèle économique est proche du modèle écologique mais est plus centré sur les relations entre le système macroéconomique et l’incapacité (marché de l’emploi, incitatifs au retour au travail, liens entre santé et productivité) [1, 5, 61, 62].

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Les modèles biopsychosociaux ont tenté de combler les lacunes, à la fois, des modèles médicaux et psychosociaux, les premiers omettant les déterminants psychologiques, sociaux et comportementaux, les seconds tendant à ignorer l’influence des aspects biologiques et physiques de la lésion [1, 63-66]. Un exemple est le modèle biopsychosocial de l’OMS, la « Classification internationale du fonctionnement et de l'incapacité » [44] (Figure 2-1). Enfin, le « modèle holistique de la capacité au travail » du Finnish Institute of Occupational Health (Figure 2-3) [43] propose un changement de perspective d’une vision centrée sur la prévention et la gestion de l’incapacité au travail vers une vision centrée sur la promotion et la préservation de la capacité au travail. Ce modèle peut également être qualifié de modèle écologique, dans le sens qu’il reconnait l’aspect multidimensionnel de la capacité au travail et le rôle de l’environnement sur la capacité au travail.

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Les cadres conceptuels écologiques et biopsychosociaux de l’(in)capacité au travail constituent, à ce jour, les tentatives les plus réussies d’intégration des multiples dimensions de l’incapacité au travail. Toutefois, à l’heure actuelle, il n’existe pas de modèle transdisciplinaire rassembleur de l’(in)capacité au travail bénéficiant d’une large reconnaissance en recherche et en clinique. Les disciplines restent encore souvent cloisonnées et, même si la littérature sur les déterminants de l’incapacité au travail souligne le besoin de programmes interdisciplinaires capables d’adopter une perspective multidimensionnelle [56, 67-71], peu se sont risqués à proposer explicitement un modèle explicatif intégré de ces interrelations. Les théories et évidences restent souvent fragmentées, centrées sur un ou quelques aspects de l’incapacité au travail. Au risque de se répéter, il est pourtant primordial d’adresser la multicausalité de l’incapacité au travail et les sous-systèmes complexes et dynamiques dans lesquels évolue le travailleur blessé (travail, famille, systèmes de soins et d’indemnisation) dans une perspective holistique, en particulier, en cas d’absence prolongée [56, 60, 72-88].

Une autre grande limite de ces modèles provient de leur manque de spécificité. En effet, les caractères générique, universel et englobant de certaines théories, comme les théories biopsychosociales, restreignent leur utilisation pratique. Le modèle proposé par l’OMS et le modèle écologique, par exemple, ont été critiqués pour leur manque de spécificité [1, 89, 90], soit parce que les dimensions sont si larges qu’il est difficile de se représenter l’effet propre d’un ou d’un petit groupe homogène de déterminants, soit parce que les relations entre ces déterminants et leurs chemins causaux (variables intermédiaires, interactions) ne sont pas spécifiés.

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Par ailleurs, à l’exception du « modèle holistique de la capacité au travail », aucun de ces modèles ne prennent en compte le caractère processuel, non linéaire et récurrent de l’incapacité, cité comme un élément clé par plusieurs [3, 51, 63, 91, 92].

Une autre grande faiblesse des modèles explicatifs de l’incapacité au travail réside dans leur manque de transparence sur la façon dont ils ont été construits et, la plupart du temps de l’absence de validation par des évidences empiriques. Ainsi, par exemple, le modèle écologique proposé par Loisel et al. a servi de base à l’élaboration d’un modèle d’intervention multidisciplinaire visant le retour au travail validé au Canada et répliqué aux Pays-Bas [55, 59, 93]. Toutefois, les contributions respectives de ses composantes ainsi que leurs relations demandent à être développées et validées [1]. Quant au modèle biopsychosocial de l’OMS, il a été critiqué pour le manque de transparence sur la façon dont il a été construit (par consensus social plutôt qu’avec une méthode de construction de théorie) [89] et l’absence de justification et d’évidences des relations illustrées entre la condition médicale, les facteurs contextuels, la participation, l’activité et les structure et fonctions du corps [90]. Ce modèle n’a pas été validé.

Enfin, tel que mentionné plus haut, le concept d’(in)capacité au travail reste encore lui-même ambigu et indéfini.