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Chapitre 2 État des connaissances

2.8 Enjeux méthodologiques

2.8.1 La mesure de l’incapacité au travail

En corollaire à la multidimensionnalité du concept d’incapacité au travail évoquée ci-dessus (point 2.1, p.15), sa mesure pose également le défi de sélectionner des indicateurs qui se complètent sans trop se chevaucher. Plusieurs indicateurs ont été développés dans la littérature sans qu’aucun d’eux ne parvienne à lui seul à capturer de manière satisfaisante toute la

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complexité des situations d’incapacité au travail [4, 5, 33, 261-263]. Ainsi, la durée d’indemnisation comme mesure indirecte de l’incapacité au travail est l’indicateur le plus fréquemment utilisé d’impact des troubles musculosquelettiques, de performance pour les soignants et les programmes de réhabilitation et du fardeau économique des lésions et maladies liées au travail [262]. Il possède l’avantage d’être collecté par les organismes indemnisateurs de manière complète durant toute la période de suivi pour l’ensemble de la cohorte [33]. Toutefois, la fin des indemnisations ne correspond pas nécessairement à la fin de la période d’invalidité, ni au retour au travail. C’est particulièrement vrai dans le cas de l’incapacité au travail à long terme durant laquelle plusieurs travailleurs cessent d’être indemnisés avant leur retour au travail ou continuent d’être indemnisés après être retournés au travail (par exemple, pour des traitements de physiothérapie). Le caractère temporaire de beaucoup d’emplois (job de vacances, travail saisonnier,...) et les départs à la pension des travailleurs plus âgés, peuvent également entraîner une sous-estimation de la durée réelle d’absence au travail par la durée d’indemnisation [170].

D’autre part, bien que les termes « retour au travail » et « rétablissement » (recovery) soient souvent utilisés de manière synonyme dans les écrits, ils ne vont pas toujours de pair. De nombreux travailleurs réintègrent leur emploi avec des tâches modifiées, des horaires allégés ou des capacités amoindries et ils ne retournent pas nécessairement au même poste ou chez le même employeur [29, 264, 265]. La période entre la lésion et le retour au travail ne prend pas non plus en compte la stabilité du retour au travail initial des individus. Or, près de 60% des travailleurs victimes de TMS connaissent une rechute avec un arrêt de travail suite à leur premier retour post-lésionnel [5]. Parmi les travailleurs retournés depuis plus de 6 mois, environ un tiers ont fait au préalable plusieurs tentatives infructueuses entrecoupées de

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périodes d’indemnisation [62]. Selon le moment ou la période de la mesure, la durée d’invalidité subit donc des modifications importantes. L’usage de la durée jusqu’au premier retour au travail comme indicateur comporte des biais inhérents qui peuvent soit sous-estimer l’incapacité si le travailleur retourne rapidement au travail mais que ce retour est suivi d’une rechute et d’un arrêt prolongé, soit surestimer l’incapacité pour les travailleurs qui prennent plus de temps pour se rétablir mais dont le retour au travail est plus durable [33].

Cet exemple illustre la nécessité d’utiliser plus d’une variable pour cerner les multiples dimensions de l’incapacité. Dans cette thèse, nous en utiliserons deux : la durée d’incapacité jusqu’au premier retour au travail d’au moins trois jours à n’importe quel poste/employeur et la durée totale d’indemnisation. La première reflète l’impact sur la vie professionnelle et personnelle du travailleur en incapacité prolongée au travail (et partiellement sur son employeur), tandis que la seconde représente le fardeau financier de l’épisode d’incapacité supporté par l’organisme indemnisateur.

2.8.2 Des analyses sensibles au genre

Ces dernières années, plusieurs chercheurs en épidémiologie du travail ont attiré l’attention sur l’importance du choix de la stratégie analytique pour explorer les déterminants de la santé selon une perspective de genre. Les stratégies de modélisation classiquement utilisées lorsque les effets de genre sont investigués sont: une modélisation stratifiée selon le genre ou une modélisation non-stratifiée dans laquelle le genre est traité comme une variable de confusion potentielle.

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Ces chercheurs ont démontré que la stratification homme/femme, malgré qu’elle diminue légèrement la puissance statistique des analyses, permet de repérer des déterminants spécifiques au genre qui auraient été camouflés si l’on avait ajusté pour le sexe/genre [123, 266]. Par conséquent, toutes les analyses statistiques réalisées dans le volet empirique de cette thèse sont stratifiées. Messing et al. [123] proposent une démonstration empirique et des explications plus détaillées du raisonnement qui supporte cette stratégie d’analyse.

2.8.3 Des analyses sensibles au temps

Par ailleurs, tel qu’expliqué au point 2.7 (p. 37) sur les déterminants de l’incapacité au travail, un nombre grandissant d’auteurs pointent l’importance de la temporalité dans le processus d’incapacité au travail, mettant en exergue le caractère phase-spécifique de certains déterminants, soit parce qu’ils changent durant le processus d’incapacité (ex. santé mentale, douleur), soit parce que, malgré le fait qu’ils restent inchangés, leur impact (ex. statut fonctionnel) ou la direction de leur effet (ex. indemnisation) change au fil du processus d’incapacité. Ainsi, en phase d’incapacité prolongée, les déterminants psychosociaux et environnementaux semblent jouer un rôle plus important sur le retour au travail, tandis que l’effet de certains déterminants physiques et de statut fonctionnel semble diminuer avec le temps.

Dans cette thèse, une attention particulière sera accordée au caractère dynamique et processuel de l’incapacité au travail, dans le volet théorique, en discutant des différentes conceptualisations de la temporalité de l’(in)capacité au travail prévalentes en recherche, et

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dans le volet empirique, en utilisant des méthodes d’analyse statistique capables de détecter les variations d’effets dans le temps à l’aide de modèles de Cox à prédicteurs chronologiques.

2.9 Place de la thèse face aux constats empiriques et enjeux