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L e département de l’ Allier

2.1. C OLLECTE INTENTIONNELLE ET COLLECTE OPPORTUNISTE

2.1.1.DE L’ANTICIPATION…

Peu importe l’espèce, le genre ou le sexe, l’animal agit, interagit et réagit avec son environnement. L’être humain n’échappe pas à la règle. Il fait appel à ses sens afin de pourvoir à ses besoins. Comment doit-on interpréter son premier contact avec la roche ? En

mettant pour un temps de côté tout l’aspect symbolique de cette relation, l’anticipation peut

être un bon point de départ pour cette interprétation.

Anticiper, implique la mise en place d’une réflexion amenant à une évaluation des besoins, une observation de l’environnement dans lequel on évolue et par conséquent une réaction psychique et motrice à l’ensemble des possibilités mises à disposition. Lors de la collecte de

matières premières et plus particulièrement du silex, une multitude de facteurs va amener le « collecteur » à évaluer les possibilités qui lui sont offertes en fonction de ses besoins.

Un premier facteur environnemental et totalement indépendant de la volonté humaine est

celui de l’accessibilité de certains gîtes à silex (Turq, 2005). L’absence de certains types de silex sur les sites archéologiques n’implique pas obligatoirement une inaccessibilité du gîte par les paléolithiques mais peut illustrer une interaction entre la matière et le « collecteur » : un premier choix voire peut-être un interdit (Raynal, com.pers.). Il faut donc garder à l’esprit

que « l’absence du référentiel principal - les blocs délaissés - nous oblige à raisonner sur des

données tronquées et donc, probablement, à mésestimer la valeur optionnelle qui s’y

rapporte» (Philippe, 2004, p.41).

La morphologie des blocs disponibles aura également un impact sur la décision du collecteur. En considérant la variabilité morphologique, mais également dimensionnelle et structurale du silex, le « collecteur » devient tailleur. Choisir un bloc plutôt qu’un autre en vue d’activités

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futures intègre déjà le « savoir-faire idéatoire » de la taille (Pélegrin, 1991). Par exemple,

l’épaisseur du cortex peut déterminer la forme sous laquelle le bloc sera transporté ; les diaclases et irrégularités dans la matrice impliquent un niveau de gestion différent et conditionnent une économie de la matière propre à chaque bloc ou ensemble de blocs choisis (Pigeot (dir.), 2004).

Par ailleurs, la qualité de la roche et ses faiblesses influent sur la collecte. La qualité, terme peut être trop tendancieux, implique un « grain » fin et une bonne isotropie de la matière (Goodman, 1944 ; Surmely et Murat, 2003 ; Wilson, 2007 et Figure 14 ; Browne et Wilson, 2011). Au Magdalénien, le tailleur a délaissé certains types de silex trop « risqués » au vu de la production désirée.

Figure 14 : Echelle de qualité d'après Wilson, 2007, p.398

Nous resterons ici beaucoup plus prudente, la « qualité » de la matière a vraisemblablement

eu un impact dans le choix qui s’est opéré au moment du test des blocs par les préhistoriques

et les exemples ne manquent pas (Bodu, 1993 ; Bodu et al., 2006). Toutefois, les travaux récents en région Auvergne de J.-P. Raynal, J.-P. Daugas, M. Piboule, P. Fernandes, V.

Delvigne ont révélé l’existence de gîtes primaires à silex, dont la « taillabilité » et la qualité laissaient perplexe. Nous avons pourtant rencontré certains de ces matériaux (Wragg-sykes et

al., 2014), parfois en grande quantité, sous la forme de grandes lames, au sein d’industries du Magdalénien (moyen et supérieur) en Velay (Sonneville-Bordes, 1960-1961, 1962 ; De Bayle des Hermens et Crémilleux, 1966). L’idéologie d’une « qualité » du silex comme critère distinctif du choix des hommes en recherche de matières premières, nous paraît mieux

s’appliquer ici aux hommes d’aujourd’hui qu’aux hommes d’hier …

En revanche, les irrégularités de la matière, ses imperfections ou certaines variations internes ont un impact direct lors de la taille. Certaines « faiblesses » sont bien visibles lors de la récolte (pierres gélives ou silex couverts de cônes incipients ayant subi un transport fluviatile

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(géodes, diaclases, structure vacuolaire, hétérogénéité de la matrice …). Pour ces derniers, le

test des blocs peut malgré tout être insuffisant.

Enfin, la morphologie, le poids et la dimension des blocs sont des facteurs qui entrent sans doute dans les paramètres de collecte (Binford, 1979 ; Gould, 1985 ; Kuhn, 1991 ; Pigeot (dir.), 1987, 2004), plus encore lorsqu’ils sont envisagés (contrainte logistique) en terme de

distance à parcourir. Rappelons à cet égard les propos de J. Pelegrin : « la morphologie de la matière première peut strictement surdéterminer, favoriser ou interdire telle ou telle modalité » (1995, p.32).

Les matières premières choisies entrent ensuite dans la chaîne de production humaine. Il devient alors nécessaire de raisonner en termes de mobilité : les hommes se déplacent et font circuler la matière. Mais sous quelle forme ?

La décision prise par le tailleur au moment de la collecte peut être appréhendée sur le site

archéologique. En revanche, le pourquoi d’un tel choix reste hypothétique et mérite de le rester puisqu’il entre en résonnance avec des notions liées au(x) territoire(s) (qui vont au-delà

de notre conception de l’espace) et à l’organisation sociale.

Malgré l’absence de remontage inter-site qui permettrait de suivre toutes les étapes de

transport et de transformations d’un même bloc, des informations impliquant les modes d’introduction de la matière sur les sites d’occupation peuvent être observées :

- l’apport de blocs entiers ou seulement testés, peut être attesté par la présence au sein d’un

même niveau archéologique de phases de décorticage conséquentes. Toutefois, la présence sur

le site de pièces corticales n’implique pas en toute logique, un décorticage in situ, mais peut

refléter une mise en forme ou le nettoyage d’une surface encore inexploitée et ce au sein d’une séquence de plein débitage (Pigeot (dir.), 1987, p.23). De même, certaines matières tel que le quartz, entraînent lors du débitage une importante quantité de déchets qui ne devront

pas forcément être interprétés comme la conséquence d’un épannelage sur site (Bracco et Morel, 1998) ;

- l’apport de préformes de nucléus peut être envisagé en l’absence de pièces corticales significatives. Mais comme nous l’avons vu précédemment, ceci n’exclut par leur faible présence. Elles s’intègrent alors pleinement dans la chaîne opératoire dont elles sont issues.

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dans ce cas, déduire à partir des éléments déjà fragmentaires de la découverte archéologique la forme sous laquelle ils ont été introduits devient difficile. La présence de patines et/ou de lustrés différentiels peut éventuellement aider à la compréhension ;

- l’apport de supports bruts (supports pré-débités) est plus difficile à identifier. Il s’agit d’un mode d’introduction qui implique la reconnaissance d’un type de matière première particulier

voire unique sur le site. Il peut être déduit à partir d’une contraposition. Ainsi, la présence in situ de pièces retouchées n’appartenant à aucune des chaînes opératoires observées pour ce

type de matière première ne suppose pas un apport sur le site sous forme de support brut ou retouché. La fragilité qui naît de la fouille archéologique doit toujours être facteur de réflexion lors de nos observations. En effet, si les produits retrouvés sont retouchés, que le tamisage a permis de mettre en évidence la présence de multiples éclats de retouche, qu’aucun élément n’atteste l’insertion de ces produits dans une chaîne opératoire reconnue de ce type précis de matière, alors seulement, il convient de proposer un apport sur le site. La distance au gîte

d’origine a également un impact. En effet, un gîte à proximité immédiate d’un site d’habitat

peut tenir lieu de poste de débitage récurrent dans le temps. De même, un nucléus en matière lointaine peut servir au débitage de quelques produits lors d’arrêts successifs ou récurrents ; - l’apport de produits finis suppose un transport tout à fait particulier de la matière. Les implications liées à ce mode d’introduction sur le site touchent pleinement à la notion d’anticipation (cf. infra). Le tailleur a ainsi raisonné en terme de besoin : « ce produit sera nécessaire à un temps t ». Il peut également avoir une connotation symbolique qui nous échappe totalement. En revanche, l’absence de pièce de débitage, de nucléus, d’éclat de retouche – exception faite des éclats de retouche de « recoupe » liés au réaffutage de la ou les pièces remarquées –d’éclat cortical ou de pièce d’entretien peut être l’indiced’un apport sous

forme de produits finis.

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2.… AU BESOIN IMMÉDIAT

Opportunisme : « Aptitude de ceux qui préfèrent temporiser, pour arriver plus sûrement au but en profitant des circonstances opportunes » (définition, petit Larousse, 1979).

Comment percevoir au travers des objets abandonnés sur un site un geste opportuniste ? Et

qu’elles en sont les causes ?

L’opportunisme tel que nous l’entendons ici, varie quelque peu de sa définition stricte, l’emploi de ce terme permet de discuter d’une action ponctuelle, non répétitive et

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suffisamment singulière pour s’écarter des schèmes admis pour un groupe ou une culture (ou un individu ?). Cette démarche semble alors liée à une réponse unique à une stimulation donnée à un temps T, liée à un besoin immédiat.

De ce fait, les causes d’une telle réaction peuvent être variées : geste inattendu, modification soudaine de l’environnement physique, social ou spirituel, opportunité rare non reproductible, danger immédiat ; évènements affectant l’individu ou le groupe de manière négative, etc. Ces causes ne sont pas perceptibles au travers des industries.

Partant, les groupes humains ont-ils réalisé des actions imprévoyantes (« qui manque de […] soin mis à prendre des précautions pour l’avenir » petit Larousse, 1979)? A l’échelle d’un site,

une « gestion opportuniste » des supports peut être envisagée lorsqu’une quantité très

restreinte, ou plus généralement une unique occurrence de l’un d’eux est débité sans préparation et qu’il se démarque dans sa gestion du reste de l’assemblage. Le geste est

individualisé, le produit faiblement investi techniquement et non répété. A ce moment, l’idée d’une réaction rapide à un besoin immédiat peut être avancée. Toutefois, il n’est pas possible d’interpréter dans ce geste une temporisation (« Retard calculé apporté à une action », petit

Larousse, 1979), cela reste de l’ordre de l’imagination. Peut-être faut-il y voir l’indice d’une

réaction (rapide ?) à une autre échelle de temps. R. Torrence (1983) explique combien les tâches à accomplir peuvent être organisées et réparties sur des « temps morts » dans la vie du groupe, afin de ne pas, lors du « temps de la nécessité », superposer les tâches. Ce type de stress, lié à une logistique bien établie, laisse finalement peu de place à « l’opportunisme »

même s’il ne l’exclut pas. Binford (1979) retranscrit à cet égard les paroles d’un Nuniamut au

sujet de l’acquisition des matières premières « Very rarely, and then only when things have gone wrong, does one to go into the environment for the express and exclusive purpose of obtraining raw material for tools » (p.259).

Une autre forme « d’opportunisme », liée à la circonstance opportune (« qui arrive à propos », petit Larousse, 1979), peut être également envisagée. Ce type « d’opportunisme », peut être

plus évident à percevoir au sein d’une industrie lithique homogène, se traduit par une

variation des modalités de gestion des blocs ou des supports. L’exemple le plus marquant est

la coexistence sur une même pièce de patine différentielle, permettant de constater de deux à

plusieurs actions différées dans le temps. C’est le cas par exemple de l’extraction d’une unique lamelle sur un support qui n’a pas vocation à ce type de production. Ce type

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« d’opportunisme» n’est probablement pas lié directement à un besoin immédiat mais peut

être le résultat de la convergence d’événements circonstanciels amenant à réagir sans réelle anticipation.

2.1.3.CONCEPTION D’UNE CHAÎNE OPÉRATOIRE

« Désignant à la fois la succession de gestes et d’opérations matérielles effectuées par un acteur (ou par la machine qui prolonge sa pensée autant que celle de ceux qui l’ont conçue) et la représentation simplifiée que s’en fait un observateur, la notion de chaîne opératoire est trompeuse ».

(Lemonnier, 2004, p.25)

Concept aujourd’hui bien défini, et ce malgré quelques divergences terminologiques (« au niveau syntaxique, l’expression « chaîne opératoire » est bien impropre », Djindjian, 2013, p.97), la chaîne opératoire passe par plusieurs niveaux de lecture des assemblages lithiques. Pour N. Pigeot « c’estune succession ordonnée de gestes, organiquement liées les uns aux autres par une intention technique, un projet économique et des connaissances (Pigeot, 1992). Elle est donc une élaboration objective et neutre, une simple remise en succession des gestes qui ont eu lieu. Tout acte technique se concrétise donc sous la forme d’une chaîne

opératoire. » (2004, p. 36). Cette définition implique la mise en présence de processus, de

procédures, de phases, de séquences et de gestes au sein d’un système structuré. Partant « la

description d’une chaîne opératoire n’est pas une simple organisation linéaire de données.

C’est aussi l’articulation et l’interaction de tout un ensemble d’éléments qui permettent de

pondérer chaque moment de valeurs différentes» (Pelegrin et al., 1988, p.60). Pour aller plus loin, J. Pelegrin y introduit une notion des plus intéressantes celle de « savoir-faire idéatoire » et de « savoir-faire moteur » (Figure 15 ; Pelegrin, 1991, 1995). Ce raisonnement, basé sur

l’expérience de la taille, permet de maintenir le technologue en éveil, état capital dans l’appréhension d’une industrie lithique. Le « savoir-faire idéatoire » touche à la réflexion

humaine et au domaine des possibles avant même que l’homme n’entre en contact avec la matière. Il comprend l’ensemble du raisonnement et de la réflexion qui donnera lieu à

l’exécution motrice, puis ce « savoir-faire idéatoire » sera remobilisé à chaque nouvelle

situation. D’un autre côté le « savoir-faire moteur » rend compte de l’ensemble des modalités

mises en œuvre. Ces modalités sont inscrites sur les vestiges auxquels a accès le technologue.

Elles forment l’architecture des chaînes opératoires et en alimentent la nomenclature. Cette analyse bipartite prend forme lors de notre application à déterminer les phases et séquences

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Figure 15 : Analyse de l'activité de taille, Pelegrin, 1995, p. 31.

Elle peut engendrer un second degré d’analyse dans le cas de sites exceptionnels comme celui

de Pincevent. Le travail de S. Ploux (1988, 1991) puis en collaboration avec C. Karlin, P. Bodu (1991) se doit d’être mentionné ici, puisqu’elle a approfondi cette notion au point de

pouvoir déterminer le degré de maîtrise du tailleur. Se basant sur les remontages et sur les

similarités et dissemblances d’un même groupe d’artefacts, elle a établi une démarche permettant la reconnaissance des auteurs/tailleurs (Figure 16).

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Cette analyse fine de multiples remontages illustre le degré d’interprétation qui peut être

atteint dans un cadre proche de la perfection.

Pour les sites étudiés, lors de ce travail, une telle démarche n’était pas possible. Il en va de

même pour une large majorité des gisements paléolithiques. Toutefois, malgré l’absence de

phase importante dans notre compréhension des chaînes opératoires, nous avons modélisé celles observées sous forme de graphes non-quantitatifs (à défaut de pouvoir réaliser un réseau de Pétri, cf. Djindjian, 2013).