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Christian Lund

Légiférer aux fins d’administrer et de gouverner doit toujours con- duire à arbitrer entre le principe de 1’<c intégration >> et celui de 1’<c auto- détermination >>. Dans quels domaines et dans quelle mesure la loi doit- elle viser à établir des règles générales valables pour l’ensemble de la population, et dans quels domaines et limites certaines composantes de la population peuvent-elles jouir du droit à 1’<< autodétermination >> et éta- blir elles-mêmes des règles applicables à leur propre communauté ? Cette question revêt toujours des dimensions à la fois pratiques, cultu- relles, économiques, politiques et philosophiques.

La <e pluralité )> et la compétition D caractérisent la structure nor-

mative et institutionnelle de la plupart des pays africains. Plusieurs règles mutuellement contradictoires s’appliquent simultanément, et diffé- rentes institutions sont en compétition sur le plan juridictionnel. Dans un tel contexte, les gouvernements coloniaux et postcoloniaux des divers pays ont combiné très différemment les principes d’<< intégration >> et d'ce autodétermination >>. Les gouvernements ont appliqué leur politique avec une clarté, une ténacité et un succès également très variables. Ils se sont heurtés à des problèmes et ils ont engendré des dilemmes tout aussi différents.

Dans de nombreuses sociétés, la colonisation a provoqué une fracture au sein de la législation entre, d’une part, les principes légaux universalistes établis par 1’État et, d’autre part, les principes ancrés dans les coutumes. Depuis lors, on a constamment reconsidéré le partage entre loi <( moderne >> et loi (( coutumière )> dans de nombreuses sociétés africaines, le plus souvent comme si le (( moderne >) et le a coutumier >>

s’excluaient mutuellement tout en possédant chacun une cohérence interne. L’élite politique a ainsi souvent caressé l’ambition d’instaurer un système uniforme et exhaustif de lois et une législation unique dans le but de <( construire la nation >>, d’a unifier le pays )) et de (< moderniser la société >). Dans les anciennes colonies françaises, la tradition législative française est restée très forte. Bon nombre de ces pays ont adopté cer- tains de ses aspects, notamment le centralisme administratif, l’unifor- misation du système légal et l’ambition d’anticiper toutes les situations juridiques dans des textes détaillés à l’extrême. D’un autre côté, les

colonisateurs et, à leur suite, les gouvernements postcoloniaux ont éga- lement accepté que la loi coutumière intervienne dans une certaine mesure dans le traitement des affaires concernant les populations locales.

Le droit coutumier a souvent été exercé par les chefs et autres notables détenant l’autorité traditionnelle. Mais la revendication des chefs en faveur d’une autonomie juridique basée sur les coutumes locales dans les domaines fondamentaux de la vie courante, tels que le mariage, l’héri- tage et la propriété, s’est fréquemment heurtée aux principes univer- salistes affirmés par i7État.

Les législations foncières du Niger et du Burkina Faso reposent, depuis le milieu des années 1980, sur des principes très différents. Au Burkina Faso, ce sont les normes nationales et les principes juridiques universels qui prévalent, alors qu’au Niger les coutumes ont été adoptées pour régler les problèmes de propriété. En essayant de réaliser leurs ambitions politiques par le biais des lois, ces pays se sont tous deux heurtés à de sérieux problèmes et la mise en œuvre de leurs principes respectifs a provoqué toutes sortes de dilemmes et les a poussés à des choix pragmatiques et politiques.

Des systèmes de lois uniformes. La réforme foncière au Burkina Faso

La rCvolution burkinabé de 1983 a été inspirée par le désir d’un profond changement de société avec, en premier lieu, la volonté de

&FORMES FONCIÈRES ET PLURALISME JURIDIQUE 197 changer les structures du pouvoir qui prévalaient dans les zones rurales.

L’ambition politique était d’en finir avec le pouvoir des chefs et leur droit de contrôle sur la terre, et la réforme foncière a été menée aux accents d’une rhétorique révolutionnaire plutôt emphatique qui voulait voir dans les (( seigneurs féodaux )) les pires ennemis du peuple.

Selon le principe fondamental qui sous-tendait la réforme foncière adoptée en 1984 - et qui n’avait rien de nouveau dans le contexte africain

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1’État est le seul propriétaire de tout le territoire national. De plus, les lois qui régissent les divers modes de reconnaissance juridique du droit de propriété ont été rédigées d’une façon incroyablement exhaustive et détaillée. Entre autres choses, la loi imposait comme pré- requis pour l’obtention de toute reconnaissance d’usufruit l’élaboration de cartes régionales détaillées concernant l’utilisation de la terre et des autres ressources naturelles. En outre, toute l’opération devait être exécutée et contrôlée par des instances politiques et administratives telles que les conseils de village, qui n’avaient même pas encore été mises en place, dans l’attente d’autres mesures législatives. Officiellement, les chefs avaient été évincés.

Depuis, la loi a subi plusieurs remaniements, mais elle se heurte toujours à de nombreux problèmes. D’abord et surtout, on n’a jamais établi de façon très claire quelles étaient les implications du fait que 1’État était propriétaire de l’ensemble du territoire. Dans la majeure partie du pays, l’État ne devint pas plus présent qu’auparavant, ce qui poussa de nombreux paysans à cultiver des terres mises en.jachère par d’autres ou traditionnellement réservées au pâturage. En fait, la pro- priété de l’État a été interprétée comme si la terre appartenait à qui- conque la cultivait. D’où l’incertitude et la réticence générale à prêter ou à louer la terre, à partir du moment le droit de propriété pouvait être contesté par l’occupant.

Un autre problème de la réforme burkinabé tient au fait que la législation foncière devait se substituer à toutes les lois et à tous les règlements préexistants dans ce domaine. La nouvelle législation fon- cière stipulait que toutes les coutumes locales ainsi que les accords et les arrangements pratiques concernant le prêt, la location ou la mise en gage de la terre n’avaient plus aucune validité. Cependant, les institutions censées faire appliquer la loi et régler les litiges étaient inexistantes ou, dans le meilleur des cas, peu fonctionnelles, ce qui a créé de fait un vide institutionnel et juridique. Bien entendu, les conflits liés à la terre n’ont pas cessé pour autant, les instruments institutionnels aptes à les résoudre étant inadaptés. L’exemple qui suit en est une illustration.

Résolution pragmatique d’un conflit, a la marge de la loi

Vers 1985, une famille élargie d’éleveurs arriva au village de Bassindingo, près de Tenkodogo dans.le sud-est du pays. A leur arrivée, ils demandèrent au chef du village de leur céder de la terre pour pra- tiquer l’agriculture et l’élevage, et on leur attribua une parcelle des terres du village. Vers la fin des années 1980, la construction d’un important barrage hydroélectrique provoqua l’inondation permanente d’une grande partie des terres du village

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en particulier les champs des terres basses appartenant à la population autochtone. Celle-ci demanda alors aux nouveaux arrivants de s’en aller et de rendre leurs champs au village. Les éleveurs refusèrent et l’affaire fut portée devant l’adminis- trateur local, le préfet. Celui-ci envisagea tout simplement de classer l’affaire : d’un côté, on pouvait avancer que les éleveurs n’avaient pas soumis de projet détaillé d’utilisation des ressources, ce qui autorisait la population autochtone à récupérer la terre utilisée à l’élevage. En outre, il n’existait aucun contrat écrit entre les deux parties. Mais, d’un autre côté, on pouvait aussi dire que la population autochtone n’avait aucun droit particulier sur les terres de l’État7 et que les éleveurs pouvaient y rester. De plus, aucune des parties ne constituait un groupement juri- dique habilité à établir un contrat, d’autant plus qu’il s’agissait de la propriété de l’État. Auquel cas le droit d’usage donnait raison à l’uti- lisateur actuel, quel que soit le contenu d’un éventuel contrat entre les deux parties.

Jusque-là, il s’agit d’un cas de litige foncier habituel dans la région, à propos duquel le préfet hésite normalement entre le classement de l’affaire ou l’interprétation de la loi au profit de l’une des parties.

Cependant, dans cette affaire, le préfet n’a rien fait de tout cela. Plutôt que de faire pencher la loi d’un côté ou de l’autre, il a demandé aux deux parties de négocier une solution acceptable pour chacune d’elles, en assortissant sa demande de la menace d’appliquer la loi à la lettre si elles ne s’y résolvaient pas. Sous la menace d’un jugement qui risquait de leur Ctre défavorable, les villageois et les éleveurs ont fini par trouver un terrain d’entente.

Les dilemmes du modèle burkinabé

Le cas que nous venons de voir est intéressant à plusieurs points de vue. On peut qualifier la stratégie du préfet de bluff. Tout comme les parties en conflit, il ne savait pas ce qu’aurait impliqué l’(< application à la lettre B de la loi. On peut dire plus généralement que la condition

&FORMES FONC&RES ET PLURALISME JURIDIQUE 199 requise pour arriver à un compromis durable était que le préfet bran- disse la loi c o m e une sanction potentielle. Aussi détaillée soit-elle, la loi ne fournissait pas de marche à suivre permettant de régler avec sou- plesse une situation un tant soit peu complexe. Non pas parce que la réforme foncière entraînait la << nationalisation >> de la terre mais plutôt parce que la loi impliquait une rupture totale avec toutes les règles et coutumes antérieures. Ailleurs, on a pu observer des situations assez similaires du fait d’autres réformes radicales comme la (< collectivi- sation )* en Tanzanie et en Éthiopie, ou la <<privatisations au Kenya (Berry, 1993 ; Bruce, 1986, 1989 ; Bruce & Freudenberger, 1992 ; Le Roy, 1985).

La loi existe bel et bien, mais une pratique juridique informelle

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une sorte de << coutume administrative ))

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s’est mise en place en paral- lèle, dictée par des considérations d’ordre pratique et des processus sociaux que la loi n’avait pas prévus. Ce phénomène a été progres- sivement pris en compte par les autorités burkinabé. I1 s’en est suivi un remaniement radical et désabusé des textes de loi. Avec la révision de la loi en 1991, la modification d’un seul paragraphe plaça virtuellement tout le domaine rural coutumier hors du champ d’application de la loi, soit environ 90% de la population et de ses biens (Lund, 1997b). On peut toujours rétorquer que, de toute façon, ce n’est pas un problème car cela n’empêche pas que les litiges et les transactions se règlent en dehors du cadre légal. Malheureusement, le problème est justement que ces régulations n’aboutissent pas souvent. Elles dépendent en effet de situations précaires qui reposent sur l’ingéniosité d’un seul adminis- trateur, sur l’ignorance des parties en désaccord et sur leur crainte d’une sanction arbitraire. I1 suffit qu’un fonctionnaire soit muté ou que l’une des parties souhaite que la loi soit appliquée (< à la lettre ))7 à partir du moment oÙ il y va de son intérêt, pour que l’on ignore les arrangements informels.

De plus, dans certaines régions, la mise en place d’une démocratie parlementaire a encore accru l’influence notoire des personnalités politi- ques locales sur les fonctionnaires. Un siège au Parlement permet d’avoir accès à de nombreux contacts influents dans la capitale, Ouaga- dougou. Un député local jouit ainsi d’un fort ascendant sur les juges et les préfets de sa circonscription. Leurs salaires, leurs promotions, leurs mutations et leurs sanctions se décident, en effet, au niveau des minis- tères de la Justice et de l’Intérieur et un député local peut en profiter pour influer sur la carrière des fonctionnaires. I1 est difficile de dire jusqu’à quel point un député peut vraiment peser sur les décisions des juges et des préfets. Mais ce qui est certain, c’est que c’est ainsi que la grande majorité des gens comprend les relations entre l’administration