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The Two Brahmans » : réécriture d’une fable cinghalaise

Partie I. Le discours de la jungle et le mythe de la civilisation : la bestialité à

Chapitre 4. The Two Brahmans » : réécriture d’une fable cinghalaise

Ce dernier chapitre de notre première partie tente d’analyser la réécriture de la fable telle qu’elle se révèle dans le texte de « The Two Brahmans ». Le thème de cette nouvelle s’articule autour des tensions entre les différentes classes sociales à Ceylan où Woolf a servi pendant plus de sept ans. « The Two Brahmans » a suscité peu d’intérêt de la part des chercheurs et a même été considéré comme dénué de tout intérêt. Douglas Kerr qualifie la nouvelle de récit satirique et sans intérêt : « ‘The Two Brahmans’ is a rather uninteresting third-personal tale that satirizes the operations of the caste system in Ceylon259 ». Nelson-McDermott, l’une des rares chercheuses à s’être penchée sur ce récit pense que « The Two Brahmans » traite implicitement de l’influence de l’empire britannique sur le système de caste à Ceylan. Selon elle, le régime colonial aurait encouragé le maintien de ce système en

soutenant les chefs locaux260. Comme le note Selma Meyerowitz, « The Two Brahmans »

révèle l’impact des obstacles de classe sur le comportement humain : « ‘The Two Brahmans,’ like The Village in the Jungle, portrays how the cast system creates social antagonisms and a rigid system of social conventions which can destroy individual fulfilment261 ». L’empire aurait donc indirectement soutenu ce système.

Par ailleurs, les critiques ne s’accordent pas sur le sens de cette nouvelle et ses mérites. Si les autres nouvelles de Leonard Woolf ont fait l’objet de plusieurs études notamment en raison de leur nature coloniale, les critiques ont pour la plupart ignoré « The Two Brahmans ». Les nouvelles les plus étudiées de l’auteur sont « Pearls and Swine » et « A Tale Told By Moonlight » que nous aborderons dans la deuxième partie. « Pearl and Swine » et « The Two Brahmans », furent écrites entre 1912 et 1913, très probablement au moment de la rédaction de The Village in the Jungle (1913). Les deux nouvelles furent publiées dans le recueil Stories of the East (Hogarth Press, 1921) pour ensuite être réimprimées dans Stories of the East and Diaries in Ceylon (Hogarth Press, 1963).

Dans Leonard Woolf : A Biography, Victoria Glendinning se contente d’une remarque anecdotique au sujet de cette nouvelle. Dans une note de bas de page, elle la décrit comme suit : « ‘The Two Brahmans,’ the retelling of a Sinhalese folktale, a fable about the destructive yet socially supportive pride of caste, not unconnected with the theme of ‘The

259 Douglas KERR, « Stories of the East: Leonard Woolf and the Genres of Colonial Discourse», English Literature in Transition, Vol. 41, N°3, 1998, pp. 261–279 ; p. 274.

260 Catherine NELSON-MCDERMOTT, « Visions of an Incurable Rationalist: Leonard Woolf’s Stories of the East », Ariel, Vol. 42, N°3–4, 2012, pp. 197–215.

Three Jews’262 ». Elleke Boehmer quant à elle, qualifie la nouvelle de fable : « the fabulistic

‘The Two Brahmans’263». Si Kerr, Glendinning et Boehmer accordent peu d’importance à

la nouvelle, Manel Ratnatunga la considère en revanche, comme un conte qui reflète parfaitement le mode de vie de la population cinghalaise. Comme Ratnatunga le précise, la nouvelle de Leonard Woolf témoigne de sa connaissance remarquable de la culture cinghalaise : « it was such an incisive comprehension of our Jaffna Tamils by an alien that I wanted to preserve it as a folktale. […] The Jaffna [Woolf] wrote about, the Brahmins and their way of life, all that is no more264 ». Cette nouvelle offre selon elle tant de qualités qu’elle a jugé pertinent de l’adapter et de la transformer en un conte populaire ayant pour titre « The Two Brahmins » et qui a été publié dans une collection intitulée Folk Tales of Sri

Lanka265. Il est intéressant de noter que la nouvelle est elle-même une réécriture d’un conte

folklorique cinghalais consacré aux effets néfastes du régime de classes.

La version proposée par Ratnatunga est deux fois plus courte que celle proposée par Leonard Woolf. Le récit de Leonard Woolf est rédigé à la troisième personne et aborde la question de l’altérité sous l’angle du clivage des classes et de ses conséquences. L’histoire tourne autour de deux Brahmans qui « souillent » leurs castes sociales pour des raisons différentes. Les deux personnages principaux de ce récit, Chellaya et Chittampalam sont issus de la caste supérieure des Brahmans. Le récit raconte la transgression de ces deux personnages principaux, leur invisibilisation progressive ainsi que la conséquence de leurs actes transgressifs sur leur progéniture. Chellaya, le premier Brahman, souffre d’une passion incontrôlable pour la pêche que Leonard Woolf décrit comme suit :

This was Chellaya’s passion, to sit by the side of the still, shining, blue waters and look over them at the far-off islands, which flickered and quivered in the mirage of heat. The wind dying down at evening, just murmured in the palms behind him. The heat lay like something tangible and soothing upon the earth. And Chellaya waited eagerly for the hour when the fishermen come out with their cast-nets and wade out into the shallow water after the fish. How eagerly he waited all day for that moment; even in the temple when talking about Nallatampi, whom he hated, the vision of those unruffled waters would continually rise up before him, and of the lean men lifting their feet so gently first one and then other, in order not to make a splash or a ripple, and bending forward with the nets in their hands ready to cast. And then the joy of the capture, the great leaping, twisting silver fish in the net at last. (« TTB », 26)

262 Victoria GLENDINNING, Leonard Woolf: A Biography, op. cit., p. 453.

263 Elleke BOEHMER, « “Immeasurable Srangeness” Between Empire and Modernism: W. B. Yeats and Rabindranatha Tagore, and Leonard Woolf », op. cit., p.185.

264 L’extrait provient d’une correspondance non publiée de Manel Ratnatunga citée dans l’article de Catherine NELSON-MCDERMOTT, « Visions of an Incurable Rationalist: Leonard Woolf’s Stories of the East », op. cit., p. 206.

Woolf ici, décrit en détail l’enthousiasme grandissant de Chellaya pour la pêche. Son impatience est telle qu’il commence à s’affranchir de ses anciennes habitudes et prend goût à la solitude : « He began to hate his compound and his fat wife and the interminable talk in the temple, and those long dreary evenings when he stood under his umbrella at the side of his rice field and watched the Mukkuwas ploughing or sowing or reaping » (WV, 26). Sa passion est tellement dévorante qu’il passe son temps à regarder les pêcheurs à l’oeuvre. Mais il devra transgresser les règles formelles de sa caste selon lesquelles aucun Brahman n’a le droit d’exercer un métier. Ce qui est aussi le cas du second Brahman, qui étant avare, ne souhaite pas payer des ouvriers pour creuser un nouveau puits. Les lois de sa caste lui interdisant de porter de la terre sur sa tête, il décide alors de creuser le puits en cachette.

La nouvelle des transgressions initiales de Chellaya et Chittampalam se répand petit à petit et les autres Brahmans sont mis au courant de ces actes impardonnables. Ils décident alors d’exclure Chellaya et Chittampalam de leur communauté et prêtent serment qu’aucun de leurs enfants ne devra épouser les petits enfants de Chellaya et Chittampalam : « They were enraged with Chellaya and Chittampalam and, after abusing them and calling them pariahs, they cast them out for ever from the Brahman caste ... and they took an oath that their children’s children should never marry with the grandsons and granddaughters of Chellaya and Chittampalam » (« TTB », 29). Chittampalam meurt peu après cet incident. Quant à Chellaya, il tente de reprendre son existence antérieure mais sans y parvenir et décide de poursuivre sa passion jusqu’à la fin de ses jours. Les années passent et le temps efface les détails de l’incident. Ce qui demeure est l’interdiction d’épouser les descendants de ces deux familles qui furent donc obligés de se rendre dans des villages lointains afin de marier leurs enfants.

La morale de l’histoire est une dénonciation de la stupidité des hommes qui continuent à défendre le système de caste. La thématique abordée n’est pas sans lien avec celle de la nouvelle « The Three Jews » qui aborde les conflits de classes. « The Two Brahmans » prépare également le terrain pour le second roman de Leonard Woolf The Wise Virgins dans lequel l’auteur s’oppose à l’organisation hautement hiérarchisée de la société britannique. Par ailleurs, dans ce roman, Woolf effectue une comparaison entre le système de caste à Ceylan et celui de l’Angleterre : « Only a person who has lived among the four great castes of India can fully appreciate how much stronger the caste system is in Richstead, […] » (WV, 133). Cette comparaison met en avant la sensibilité de l’écrivain à l’égard de toute forme de hiérarchie sociale. Comme Ratnatunga le confirme, cette nouvelle traduit avec beaucoup de

justesse les réalités de la vie des Tamils de Jaffna, qu’elle exprime sous la forme du conte266. Précisons que dans son autobiographie, Leonard Woolf consacre un passage aux Tamils de Ceylan :

The Jaffna peninsula is unlike any other part of the island which I have seen (though it may be like parts of the Eastern Province which I never went to). It is inhabited by Tamils, who are hindus and generally darker and dourer than the Sinhalese. […] Tamil was the first Easter language that I had to learn and I got to know the people fairly well. They have to work hard and they do work extraordinarily hard to make a living out of a stony, unsmiling, and not, I think, a very fertile soil. I came to like them and their country, though never as much as I like the lazy, smiling, well-mannered, lovely Kandyans in their lovely mountain villages or the poverty and starvation striken villages in the jungle (G, 32,33).

Le passage souligne l’intérêt que porte l’auteur à ce peuple ancien ainsi qu’à leur culture. Dans « The Two Brahmans », Woolf tente d’adapter une fable cinghalaise aux goûts du lecteur européen. Pour ce faire, il simplifie son style narratif tout en essayant de respecter l’histoire originale. La nouvelle est rédigée sur onze pages. Il est évident que la version originale était beaucoup plus courte. Nous pensons que le récit, tant sur la manière d’aborder le peuple indigène que sur sa sensibilité aux particularités culturelles, se rapproche de The Village in the Jungle où Woolf opte pour une approche mythique et anthropologique. Comme Catherine Nelson-McDermott le précise, du point de vue du style d’écriture, cette nouvelle se démarque des autres récits publiés dans la collection Stories of the East. Selon elle, les autres nouvelles de cette collection sont bien plus ironiques que « The Two Brahmans ». En effet, ce récit se distingue des trois autres nouvelles de Woolf aussi bien sur le plan thématique que stylistique. Si dans ses autres nouvelles, Leonard Woolf a recours au dispositif d’encadrement (que nous aborderons dans la seconde partie), dans « The Two Brahmans » l’auteur préfère recourir à un narrateur omniscient et bien informé qui n’hésite pas à introduire des éléments d’ordre culturel à sa nouvelle.

L’auteur insère toutes les informations nécessaires à la compréhension du récit. Le texte comprend ainsi des éléments liés à la culture du peuple du Ceylan. Tel est le cas de l’information concernant le brahmanisme : « As Chellaya grew older he became more and more convinced that the only pleasure in life was to be a fisher and to catch fish. This troubled him not a little, for the Fisher caste is a low caste and no Brahman had ever caught a fish. It would be utter pollution and losing of caste to him » (« TTB », 26). Ces éléments

266 Ratnatunga cité dans Nelson McDERMOTT « Visions of an Incurable Rationalist: Leonard Woolf’s Stories of the East », op. cit., p. 206.

factuels tissés en filigrane du texte principal fonctionnent comme un texte implicite et second et permettent une meilleure compréhension de la fable.

Qui plus est, dans le récit de Woolf, le temps semble s’être arrêté. Les petits enfants de Chellaya et Chittampalam portent tous le nom de leurs ancêtres. En outre, les maisons ancestrales sont restées intactes malgré le passage du temps. En effet, le narrateur nous apprend que les maisons de Chittampalam et de Chellaya ont résisté à tout vieillissement. C’est ainsi qu’un jour, le descendant de Chellaya aperçoit la descendante de Chittampalam : Chellaya’s hut and Chittampalam’s hut stil stand where they stood under the coconut trees by the side of the lagoon, and in one lives Chellaya who caught fish, and in the other Chittampalam the great-great-great-grandson of Chittampalam who carried earth on his head. Chittampalam has a very beautiful daughter and Chellaya has one son unmarried. Now this son saw Chittampalam’s daughter by accident through the fence of the compound, and […]. (« TTB », 31)

Il en parle à son père et son père, ayant entendu parler de sa généreuse dot, accepte de rencontrer la famille de la fille. Chittampalam et Chellaya se rencontrent afin de discuter de la dot, mais la situation se complique lorsque Chittampalam fait référence à la transgression du grand Chellaya. Le mariage est annulé et le fils de Chittampalam se rend régulièrement au lagon afin d’observer les pêcheurs : « Chellaya’s son is very unhappy ; he goes down every evening and sits by the waters of the blue lagoon on the very spot where his great-great-great-grandfather Chellaya used to sit and watch the fishermen cast their nets » (« TTB », 33). Le passage indique une certaine fatalité dans la mesure où la transgression initiale commise par l’ancêtre de Chellaya poursuivra ses progénitures à jamais. Le sort tragique de Chellaya rappelle sans aucun doute le destin tragique des personnages de The Village in the Jungle. Ayant désobéi, Silindu se voit soudain privé de tout ce qu’il possède. Le clivage de classes abordé dans « The Two Brahmans » sera la thématique clé de The Wise Virgins, où Leonard Woolf aborde une problématique semblable dans l’Angleterre du début du XXe siècle. Les autres nouvelles de Leonard Woolf, comme nous le verrons dans notre deuxième partie, abordent des thématiques plus variées telles que l’amour, l’impérialisme britannique et le judaïsme.

Notre analyse sur l’approche mythique de Leonard Woolf nous a permis de cerner la particularité de l’écriture mythique de Leonard Woolf à travers une étude de ses deux romans, The Village in the Jungle et The Wise Virgins. Notre réflexion est partie d’une analyse de la hantise du passé colonial de Leonard Woolf et de l’influence de celle-ci sur sa

fiction. Nous avons pu montrer que la thématique de la bestialité omniprésente dans The

Village in the Jungle tire son origine du mythe ancestral de Ceylan, également placé sous le signe de la bestialité. Ainsi, l’animalité mise en relief dans le récit fonctionne comme une métaphore de la précarité rendant possible le passage de l’homme invisible à l’homme visible et maître de sa destinée. Notre recherche a également montré la singularité de la vision exotique de Leonard Woolf qui se dégage de son œuvre. Cette vision est singulière reflètant la hantise de son passé colonial à Ceylan, mais aussi son regard objectif sur l’autre ainsi que l’influence de ses lectures anthropologiques. Son approche de l’autre oriental l’amène également à repenser le mythe du bon sauvage. La version donnée, par Leonard Woolf, de ce mythe se distingue sensiblement de celles proposées par ses contemporains tels que E. M. Forster ou encore Joseph Conrad. Ainsi, Leonard Woolf défie le mythe du bon sauvage à travers une mise en scène détaillée de la condition psychologique de la population indigène, un accomplissement qui demeure sans égal selon l’avis de plusieurs critiques.

La hantise de son passé juif, conduit Leonard Woolf à reconsidérer le rapport du mythe au sacré, d’où son approche désacralisée de mythes issus de traditions différentes. Pour Leonard Woolf, son origine juive représente avant tout un esprit, un mythe ancestral servant de support aux réflexions concernant ses travaux de fiction. L’influence de sa judaïté se révèle ainsi dans sa fiction à travers un recours aux mythes repris de la culture classique ou appartenant à un horizon culturel autre. L’intérêt de Leonard Woolf pour les cultures anciennes, les mythes et les religions venant d’ailleurs se manifeste dans ses romans par l’évocation des mythes gréco-romains ainsi que des mythes d’origine orientale. Son désir de concilier ces deux extrêmes le conduit à les réécrire pour les adapter à un contexte moderne. Les deux romans de notre corpus évoquent le mythe de manière très différente, l’un insistant sur la dimension sacrée du mythe et l’autre le dépouillant de cette dimension. La mise en place dans The Village in the Jungle d’un univers mythique fondé sur le quotidien sacré et magique des agriculteurs ceylanais contraste avec l'univers désacralisé et banal des personnages tels que Harry et Camilla dans The Wise Virgins. La désacralisation qui se profile dans la fiction de Leonard Woolf reflète son attitude vis-à-vis du mythe dans un monde mécanisé et dénué de sacré.

À la lumière de l’approche mythique de T. S. Eliot, nous constatons que Leonard Woolf crée un système mythique propre qu’il exploite au gré des exigences de sa création littéraire. Ainsi, Leonard Woolf offre une nouvelle définition du mythe à partir de sa connaissance anthropologique, psychologique et classique. La définition qu’il donne du mythe ouvre sur un large éventail de possibilités. La deuxième et troisième partie de notre étude confirme que Leonard Woolf « bricole » de nouveaux mythes à partir de mythes déjà existants tels que celui du bouc émissaire, de l’ange de la maison, de l’androgyne ainsi que celui d’Œdipe qu’il réécrit et réactualise dans The Village in the Jungle. Il s’inspire également des éléments quotidiens tirés de sa propre vie ou de celle des personnes de son entourage pour les mythifier.

Il ne faut cependant pas oublier que son entreprise mythique s’inscrit dans une démarche visant à mettre en regard les mythes anciens et modernes, orientaux et grecs dans une véritable mise en dialogue. Sa quête d’un langage commun capable de véhiculer et de rendre la pensée de l’autre le conduit vers la création d’une poétique mythique propre. Le langage mythique adopté par Leonard Woolf devient ainsi un moyen d’engager le dialogue avec l’autre colonial et l’autre qui appartient à un passé mythique et lointain. Ainsi, Leonard Woolf réussit à faire converger des traditions diverses et variées, dans une seule et unique perspective, celle de créer un univers mythique propre.

L’entreprise mythique woolfienne pouvant paraître novatrice dans le contexte de sa création, il est judicieux de s’interroger sur les apports de Leonard Woolf à l’écriture mythique d’auteurs dits modernistes, tels que T. S. Eliot, Virginia Woolf (et dans une certaine mesure, E. M. Forster) entre autres, qui pour la plupart, sont ses contemporains et amis.

Partie II. D’un soi divisé à une unification