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Bien honnête et délectation

Dans le document La délectation (Page 108-121)

Le bien honnête se qualifie comme possédant la délectation â titre d’annexe, "quod habet delectationem annexam". Il nous faut préciser le sens de cette formule puisqu’elle marque la relation exacte entre le bien de la raison et la délectation. Que signifie-t-elle? Loin d’être annexe à la vertu (et par

conséquent au bien de la raison) la délectation lui semble au contraire essentielle: Aristote ne nous dit-il pas en effet

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"virtus habet voluptatem in seipsa":

"La v ie des gens vertueux ne réclame nullement le plaisir comme je ne sais quel accessoire; le plai­ sir, elle le trouve en elle-même."

Ethique I, c. 9, 1099 a 16 Trad. Voilquin c. 8 n. 12

"Delectatio est de necessitate virtutis et pertinet ad rationem ipsius", précise saint Thomas en commentant ce texte,

(leet. 13 n. 15$) Il reste par ailleurs que la vertu s’ac­ quiert par des actes bons dans lesquels on atteint le bien de la raison mais sans se délecter. Il y aurait donc des cas où le bien honnête serait sans "annexe"?

La réponse a ces questions nous éclairera sur la délecta- bilité propre du bien honnête.

Arrêtons-nous d’abord à la formule "Virtus habet volupta- tern in seipsa", "La vertu porte en elle-meme sa propre délecta­ tion. Posons-nous les questions suivantes : d’où provient

cette délectation que l’on dit se trouver dans la vie vertueuse elle-meme? Peut-elle etre empechée?

L’acte humain procède des puissances opératives de 1’hom­ me , volonté et raison pratique. Parce que ces deux facultés

(le terme de raison pratique recouvre ici intelligence et sens) peuvent agir de diverses manières, se porter vers une infinité d’objets, il devient à la fois possible ét nécessaire pour

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l’âme humaine d’acquérir des principes stables d’opération: ce sont les habitus, dispositions stables de la nature en vue de son opération. De la sorte, le principe intrinsèque de l'agir humain devient multiple dans un nouveau sens : des habitus se greffent sur les facultés. L’habitus qui dispose

l’homme à bien agir, i.e. d’une façon conforme à sa préroga­ tive d’etre rationnel, c’est la vertu et celle-ci se diversifie ultérieurement selon les facultés et leurs objets. (Le sujet prochain de la vertu étant la volonté ou une puissance mise en acte par la volonté). Etant une disposition stable de la na­ ture, une qualité qui a ffecte le principe de 1 ’opération, la vertu devient en quelque sorte une seconde nature. Et cette seconde nature est aussi un principe intrinsèque de tendance vers le bien. Or la possession d’un bien conforme à la nature, qu'il s’agisse alors de- la première nature ou de la seconde, peu importe - la possession d’un bien provoque un mouvement de délectation dans l’appétit. Dès lors, lorsque l’homme ver­ tueux pose un acte de vertu sa seconde nature entre en pos­ session de son bien et il en résulte un mouvement de délecta­ tion. C’est en ce sens que la vertu porte en elle-meme sa propre délectation. Et c’est aussi la raison pour laquelle le signe d’une vertu parfaite réside dans la délectation que son exercice nous procure : la présence de cette délectation montre que la vertu s’est incorporée à notre être.

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Cette délectation de 11 opération vertueuse est même plus forte que toute autre. Parce que la vertu est un habitus con­ forme à la droite raison et à la nature de l’homme, le bien de la vertu i.e. 1 ’opération vertueuse, constitue un bien absolu pour l'homme ("bonum simpliciter et secundum se"). Conséquem­ ment, la délectation consécutive à la possession de ce bien

sera elle aussi conforme à la nature humaine : on doit dire d’un tel bien, qu’il est "simpliciter delectabile”, il est délectable de lui-meme, objectivement et d’une façon absolue. Et comme l’ordre des choses-en-soi est plus fort, plus sta­

ble, plus profond que tout autre, le bien de la vertu doit être considéré comme le bien le plus "délectable" qui soit. C’est là le paradoxe de la vertu.

Ceci peut nous faire comprendre davantage le sens et les limites de la formule "Virtus habet voluptatem in seipsa”. Dans la mesure où l’habitus de la vertu est acquis, la vertu

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porte en elle-meme sa propre délectation et n’a aucun besoin d’une délectation qui lui serait comme un complément de 1 ’ex­ térieur. Mais comme 1 ’enseignent le Philosophe et l'expé­ rience, la vertu n’est pas "innée" dans l’homme: elle n’est pas contre nature sans doute mais elle n’existe pas par nature non plus. Nous avons simplement en nous une aptitude natu­ relle à l’acquérir. Or, c’est par les actes, par la répétition

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des memes actes qu’elle s’acquiert. L’indétermination de l’appétit sensitif et rationnel est surmonté progressivement par le jugement de la raison pratique . Lorsqu’un principe actif exerce ainsi son action sur un patient il en résulte une certaine ’’disposition" dans le patient lui-meme : et

c’est ainsi que le mouvement de la raison pratique produit dans l’appétit une manière d’être spéciale qui est 1'habi­ tus . Mais une telle disposition stable n’est pas engendrée ordinairement par un seul acte, un seul influx de la raison pratique. "La potentialité de l’appétit”, nous dit Saint Thomas, ne peut être surmontée d’un seul coup et entièrement par la raison.’’ (I-II q. 51, a. 3)

D'où le changement que comporte 1 'acquisition de la vertu "Nam ante virtutem facit homo sibi quamdam violentiam ad operandum hujusmodi. Et ideo tales operationes habent aliquam tristitiam admixtam. Sed post habitum virtutis generatum hujusmodi operationes fiunt delectabiliter."

II Ethic, lec. 3a, n. 265.

L 'explication de cette tristesse réside dans la double nature de l’homme et son double appétit. Le bien du sens peut ne pas être conforme à la raison et le bien j ugé tel par la raison peut comporter un mal pour le sens. Mais après l’acqui sition de la vertu ces mêmes opérations deviennent faciles et agréables : 1’opération vertueuse constitue le bien d'une seconde nature qui est elle-même l'achèvement de la nature humaine.

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2. Ici nous pouvons comprendre la définition de la délectation donnée par saint Thomas au livre VII de l’Ethique:

’’Delectatio est operatio non impedita habitus qui est secundum naturam idest qui naturae habentis congruit.”

(Lee. 12, n. 1493)

C’est la définition de la véritable et parfaite délectation. Elle n’est pas une génération, une acquisition d’un habitus na­ turel : les actions qui conduisent à une telle acquisition sont délectables mais c’est par accident puisqu’elles ne constituent pas encore un bien pour le sujet. Elles ne sont délectables que dans et par leur rapport à cet habitus. La vraie et parfaite délectation consiste dans 1'actuation d’un tel habitus. Elle consiste dans l’opération, perfection seconde : alors il n’y a plus rien à désirer et il n’y a pas non plus de désirs con­ traires qui susciteraient de la tristesse. Mais cette opéra­ tion elle-même doit être ’’inentravée”, sans obstacle : 1 ’ em­ pêchement venant ici de 1’appétit sensitif. Procédant alors d’un habitus connature 1 l’opération est parfaitement délecta­ ble .

Nous devrons revenir sur cette définition au chapitre suivant. Nous avons voulu nous la mettre dès maintenant sous les yeux parce qu’elle constitue la suite logique de nos con­ sidérations sur 1’habitus.

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3. Rapprochons maintenant l'une de l'autre nos deux proposi­ tions : "virtus habet voluptatem in seipsa" et "Bonum honestum habet delectationem annexam".

Elles ne se contredisent nullement. Lorsque nous disons du bien honnête "habet delectationem annexam", nous signifions par là que son a ppétibilité ne lui vient pas de la délectation qu’il procure, que sa "ratio appetibili tatis" n’est pas la délecta­ tion:

Qu’il procure ou non la délectation, il n’en demeure pas moins désirable pour l’homme. En ce sens, celle-ci est comme une ad­ dition, un surplus pour lui. Il se trouve pourtant que la dé­ lectation ne lui est pas simplement accidentelle. "Unumquodque naturaliter delectatur in suo convenienti." Le bien honnête étant un bien conforme à la nature de l’homme, il comportera d’une façon toute naturelle, délectation. C’est pour cela que l’on pourra dire : la vie vertueuse comporte délectation en elle-meme. Le bien honnête est délectable d’une façon absolue.

Cette double caractéristique du bien honnête l’oppose nettement au b ien du sens :

"Dicuntur illa proprie delectabilia quae nullam aliam rationem appetibilitatis habent nisi delectationem.”

I, q. 5, a. 6 ad 2.

"Delectabile quod contra honestum dividitur est delec­ tabile secundum sensum."

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4.- Maintenant, peut -il y avoir des cas où le bien honnête soit sans annexe? La vertu elle-meme comporte-t-elle toujours délectation?

Pour répondre il suffit de songer au "bonum simpliciter" et au "bonum huic", au bien absolu et au bien relatif. Toutes les

facultés de l’homme sont alors en jeu et il peut sûrement arriver que le bien honnête soit sans annexe. Il semble ici qu’un or­ dre soit à établir: trois cas se présentent où l’on atteint le bien honnête sans éprouver de délectation, l’acquisition de la vertu, la continence, et la force.

a) Celui qui n’a aucun habitus : "ante virtutem et ante habitum." C’est la "potentia nuda", la puissance à l’état pur "guae diversi­ mode potest ordinari ad agendum." Nous avons rappelé plus haut comment s’accomplit le mouvement chez l'homme. Une puissance pure sans aucune détermination ne passerait jamais d 'elle-meme à l’acte. C’est pourquoi Dieu doit intervenir dans l’agir hu­ main. De plus, comme un sage architecte II a pourvu sa créature

des moyens requis pour atteindre sa fin. Il a inscrit dans la volonté une tendance naturelle et nécessaire vers le bien comme tel. Mais ce bien se réalise concrètement dans des êtres finis d'une infinité de façons. Par a illeurs l’appétit sensi­ tif est lui-même une source de tendances et il porte sur des biens singuliers indépendamment du jugement de la raison. D’où la nécessité des habitus.

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"... Ad ea ergo ad quae sufficienter inclinatur per naturam ipsius potentiae non indiget aliqua qualitate

inclinante: sed quia necessarium est ad finem vitae humanae quod vis appetitiva inclinatur ad aliquid determinatum ad quod non inclinatur ex natura potentiae quae se habet ad multa et diversa ideo necesse est quod in voluntate et in aliis viribus sint quaedam qualitates inclinantes quae dicuntur habitus."

I-II, q. 50, a. 5 ad 1

Nous comprenons ainsi 1Tétat de la faculté avant l’acqui­ sition de 1’habitus. La puissance pure peut atteindre le bien honnête et elle peut ne pas 1 ’atteindre. La difficulté est antérieure à l’habitus : c’est pourquoi quiconque n’a pas

d’habitus éprouve de la difficulté à bien opérer. Difficulté ne signifiant pas impossibilité. Ceci ne veut donc pas dire que sans habitus on ne saurait poser d’acte bon (sans se faire violence). On pourra même y trouver plaisir: mais ce sera par

accident, ce sera pour ainsi dire, une bonne fortune, un heu­ re ux hasard.

"Illae vero actiones seu motiones quae constituunt hominem in habitum naturalem, idest quae sunt naturalis habitus constitutivae sund^ quidem delectabiles sed se­

cundum accidens. Nondum enim habent rationem boni quia praecedunt ipsum habitum qui est perfectio prima. Sed

secunduçi ordinem ad hoc bonum habent rationem boni et dele ctabilis."

VII Ethic., lec. 12, n. i486

b) En second lieu, le continent. Le continent atteint le bien de la raison mais ce n’est pas vraiment par vertu. Il pose l’acte bon mais au prix de q-ueü-e-s- luttes et de difficultés... La continence est en effet cet habitus de la volonté qui

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refrène les poussées de la concupiscence et permet à la volonté de les surmonter.

"Continentia refraenat motum voluntatis commotae ex impetu passionis ex qua fit ut licet homo patiatur immoderatas concupiscentias voluntas tamen non vincantur."

IÏ-II, q. 143, a. unie.

Mais la seule différence entre le continent et l’inconti­ nent - différence capitale, il est vrai, - réside dans le choix, dans 1’ élection. Chez l!un et l’autre la passion est indomptée et tous deux en subissent les assauts. L’un et l’autre posent un syllogisme prudentiel à quatre propositions ( ’’Uterque utitur syllogismo quatuor propositionum", De Malo, q. 3, a. 9,ad 7). La conclusion seule varie : le continent a la force de "sub­ sumer" en mineure selon la droite raison tandis que l’in conti­ nent , vaincu par la passion, pousse jusqu’à son terme le syllo­

gisme suggéré par l’appétit sensitif.

D’où il suit que le continent, n’ayant pas la maîtrise de sa sensualité telle que le possède le tempérant, ne peut agir selon la droite raison avec facilité et plaisir. La délecta­ tion est empêchée par la passion mauvaise.

"Ille qui habet rationem rectam sed concupiscibilem indomitam non habet temperantiae virtutum quia infectatur passionibus, quamvis non deducatur ; et sic non facit opus faciliter et delectabiliter, quod exigitur ad virtutem."

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Il ne faut rien exagérer. Les victoires de la continence (entendue au sens strictement philosophique que nous lui don­ nons ) peuvent être très pénibles à la nature mais même s’il n’a

pas encore obtenu la maîtrise de l’homme tempérant, le conti­ nent finira par sentir dans son coeur et sa conscience, la joie profonde d’avoir agi en homme.

c) Le troisième cas que nous devons considérer brièvement est celui du fort. Ce problème est beaucoup moins compliqué et il a d’ailleurs été clairement résolu par le Docteur Angélique. Le fort atteint le bien de la raison, et ne se délecte pas : mais la délectation n’est pas empêchée par une passion mau­ vaise, c’est que de soi, sa vertu porte sur un mal terrible. Au temps même ou il devrait éprouver de la délectation, il surmonte des douleurs physiques ou morales qui 1’empêchent de la ressentir. C’est déjà beaucoup qu’il ne soit pas abattu par de telles douleurs : en ce sens on peut dire que la délectation de la vertu 1 ’emporte chez l’homme fort sur les tristesses de 1’épreuve :

’’Principalis vero actus fortitudinis est sustinere aliqua tristia secundum apprehensionem animae:... et iterum

sustinere aliqua dolorosa secundum tactum corporis;... et ideo fortis ex uni parte habet unde delectetur scilicet se­ cundum delectationem animalem, scilicet de ipso actu virtu­ tis et de fine ejus: ex alia parte habet unde doleat et animaliter... et corporalit er ;

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"Sensibilis autem dolor facit non sentiri animalem delectationem virtutis nisi forte propter abundantem Dei gratiam; facit tamen virtus fortitudinis ut ratio non absorbeatur a corporalibus doloribus ; tristitiam autem animalem superat delectatio virtutis in quantum homo praefert bonum virtutis corporali vitae et quibus cumque ad eum pertinentibus

II-II, q. 123, a. 8 c.

Ces quelques remarques caractérisent et circonscrivent assez bien la délectabilité du bien de la raison. D’un mot nous pouvons reprendre à propos du bien honnête, 1 'expression employée par saint, Thomas pour déterminer la place de la

délectation dans la béatitude :

"Est igitur considerandum quod omnis delectatio est quoddam proprium accidens quod consequitur beatitudinem vel aliquam beatitudinis partem."

I-II, q. 2, a. 6 c.

Il y a une différence entre bien honnête et béatitude : la béatitude est le bien honnête parfait. Le bien honnête

peut être atteint sans qu’il y ait délectation tandis que la béatitude ne saurait être vraiment parfaite sans la dé­

lectation qui s’ajoute à elle comme un accident "propre et per se".

Mais cette comparaison de 1 ’accident demeure juste pour manifester la délectabilité propre du bien honnête. Ce qui constitue cette délectabilité particulière du bien

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honnête c’est qu’il tienne de la raison, de 1’appréhension rationnelle, sa capacité de mouvoir l’appétit - rationnel et sensitif - par opposition au bien délectable dont la délec- tabilité vient de la nature. Or au point de vue de la raison, la délectation demeure quelque chose de secondaire par rapport aü bien lui-même, tout comme le repos dans le but demeure secon­ daire, pour elle, par comparaison à la saisie du bien lui-meme.

La considération des espèces de délectation et du rapport entre cette division et celle de la connaissance et de 1 ’appé­ tit nous a permis de voir les relations entre le bien de chaque appétit et la délectation. Nous pouvons maintenant aborder la discussion des relations entre opération et délectation car le terme ’’opération’’ pourra s ’assimiler au bien qui, dans chaque appétit cause la délectation et la spécifie.

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