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1.2 Facteurs internes et externes favorisant le processus indépendantiste dans les Républiques baltes

1.2.1 Des bases sociétales, étatiques et économiques plus solides dans les États baltes

Une cohésion sociétale plus forte dans les pays baltes face aux mouvements indépendantistes

Le premier parallèle que l’on pourrait tirer entre les Républiques soviétiques baltes et celles du Caucase du Sud vis-à-vis des mouvements indépendantistes de la fin des années 1980 au début de 1990, est celui de la présence d’une plus grande cohésion sociétale chez les premiers et l’absence de celle-ci chez les autres. Dans le cas des Républiques baltes, la société semblait globalement soutenir l’action et les stratégies des forces de l’opposition – les Fronts Populaires – dans leur démarche autonomiste. Cette cohésion générale fut atteinte malgré l’existence parallèle de mouvements plus radicaux : les pro-indépendantistes qui refusaient de coopérer avec le parti communiste d’un côté, et l’organisation politique composée en grande partie de Russophones (et de Polonais ethniques en Lituanie) dénommée « Fronts Internationaux », connus aussi sous le terme de « Interfront 240» qui eux, s’opposaient aux réformes de Gorbatchev ainsi qu’à toute idée d’indépendance et de réformes visant à officialiser les langues estonienne, lettone et lituanienne, de l’autre.

239 Le but de ce sous-chapitre n’est en aucun cas de faire un état du lieu exhaustif sur les facteurs internes et externes qui distinguent les Etats baltes des autres Républiques soviétiques. Les exemples suivants nous serviront à démontrer notre propos.

Ces confrontations241 n’étaient cependant en aucun cas comparables - ni par leur forme ni non plus par leur ampleur - aux conflits sécessionnistes qui existaient au Caucase du Sud : le conflit du Haut-Karabakh (février 1988 - mai 1994) qui divisa les Arméniens et les Azéris, ou le conflit d’Abkhazie (1992-1993) opposant les séparatistes abkhazes et l’armée fédérale russe contre l’armée géorgienne242 en Géorgie.

L’une des grandes différences a trait à la manière dont les réformes de Gorbatchev ont été introduites au sein des Républiques soviétiques. En effet, si les Baltes en ont profité pour revendiquer plus d’autonomie par rapport à Moscou sans qu’à aucun moment l’intégrité territoriale de leurs États ne soit remise en cause, pour les Arméniens, les Abkhazes et les Ossètes, ce « souffle de liberté » constitua surtout une occasion pour revendiquer des territoires qu’ils considéraient les leurs dans le but de faire sécession de la République tutélaire qui les abritait.

En Géorgie, par exemple, le mouvement pour l’indépendance était extrêmement divisé et ne parvenait pas à s’entendre. Gia Jorjoliani, l’un des leaders du Front Populaire géorgien243, un groupe créé par des intellectuels et des universitaires aux solides convictions démocratiques et européennes, estime que dans son pays, les forces politiques les plus influentes étaient particulièrement radicales, mais sans réel projet stratégique. A la différence des mouvements baltes, l’idée de l’indépendance primait sur celle de démocratie244, au point de la marginaliser. C’est pour cela que le Front populaire de Géorgie – plus modéré et fondé sur le modèle du FP estonien, et qui était composé d’un petit groupe d’intellectuels, n’est pas parvenu à s’imposer, ne pouvant compter ni sur le soutien des radicaux, ni sur celui du parti communiste de Géorgie. Ce dernier, à la différence des PC d’Estonie ou de Lettonie, comptait peu de réformistes et ne prenait pas la Pérestroïka au sérieux245.

D’après G. Jorjoliani, Zviad Gamsakhurdia, élu président en 1990, ne parvint pas à créer d’institutions étatiques viables. Son nationalisme contribua bien au contraire à aggraver les relations de l’Etat géorgien avec les régions sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Par ailleurs, l’une des raisons essentielles qui, selon G. Jorjoliani, explique l’échec des

241 Un conflit fut évité de justesse en mai 1990 lorsqu’une foule composée de partisans d’Interfront tenta de prendre d’assaut le bâtiment du Conseil suprême à Riga et à Tallinn.

242 Discussion avec le professeur Charles URJEWICZ, directeur de la présente thèse.

243 Directeur du « Centre for Social Studies » à l’Université d’Etat de Tbilissi et chef du parti politique « Social Democrats for Development », élu député en octobre 2012, vice-président de la Commission des Affaires sociales du Parlement géorgien.

244 Interview avec Gia Jorjoliani en novembre 2012 à Paris et en juillet 2012 à Tbilissi. 245Idem.

mouvements indépendantistes en Géorgie se trouverait dans le fait que ces derniers ne parvenaient pas à attirer à eux les intellectuels (au sens le plus large de ce terme) pour lesquels la vie culturelle devait être séparée de la vie politique :

Nous comptions peu d’intellectuels politiquement engagés. C’était plus culturel…Ils pensaient que la vie d’une nation est dans la culture et non dans la politique246.

La tragédie du 9 avril 1989, qui se solde par la mort d’une vingtaine de manifestants nationalistes, fait basculer le pays dans une radicalité hostile à tout compromis. Il n’y a plus place pour un mouvement national capable d’élaborer une stratégie conduisant à une indépendance maîtrisée. Le Front Populaire échappe bientôt à ses initiateurs pour devenir une organisation nationaliste, elle-même marginalisée par Zviad Gamsakhurdia et ses amis247..

Des bases institutionnelles, économiques plus solides

Un autre facteur qui aura certainement favorisé le chemin des Républiques baltes vers l’indépendance et, une fois cette indépendance acquise, sa consolidation et sa réorientation de l’Est à l’Ouest, est celui d’une expérience étatique qui aura duré 20 ans entre les deux guerres mondiales. L’expérience de l’indépendance avait été éphémère pour la Géorgie, l’Arménie, l’Ukraine ou l’Azerbaïdjan, tandis qu’elle manquait singulièrement de corps dans le cas du Bélarus et de la Moldavie. Grâce en partie à ce souvenir étatique encore frais, chez les Estoniens, les Lettons et les Lituaniens, les référentiels identitaires traditionnels étaient également mieux ancrés dans une modernité, qui tentait de trouver ses références dans le monde occidental, à la différence des autres peuples d’URSS. En restaurant leur indépendance, la Lettonie a repris les bases de son Etat d’avant la Première guerre mondiale (1918-1940), en reprenant la Constitution du 18 novembre 1918. L’Estonie et la Lituanie ont quant à elles, adopté de nouvelles Constitutions248

.

D’après Gérard Wild (1996), la fermeté des convictions identitaires des Républiques soviétiques baltes n’avait pas été davantage édulcorée/déformée pendant la période soviétique qu’au XVIIIe siècle, avec leur intégration dans l’empire tsariste, ou lors de la succession des dominations allemande, danoise, suédoise ou polonaise au cours des siècles précédents. Selon lui, c’est peut-être justement la multiplicité des convoitises et l’alternance de ces dominations

246 Interview avec Gia JORJOLIANI en juillet 2012 à Tbilissi

247 URJEWICZ Charles, « La Géorgie à la croisée des chemins : archaïsmes et modernité », Hérodote, n°54-55, Paris, La Découverte, juillet-décembre 1989, pp 199-235 (en particulier les pages 199 à 206).

qui rendraient compte pour une grande partie de la capacité de ces peuples à avoir pu conserver au fil du temps un fondement essentiel de leur identité et leur langue249 . Et même la présence d’une forte minorité russophone en Lettonie et en Estonie, particulièrement dans les grands centres urbains (à Riga, les russophones constituaient la majorité de la population), qui constituait pourtant un potentiel conflictuel, n’a pas été, comme c’est le cas dans beaucoup d’autres États issus de l’URSS, un support fondamental - un repoussoir – pour le renforcement d’une identité encore floue250. De plus, alors que dans les pays du Caucase du sud où la délimitation du territoire « national » posait problème, dans les États baltes, la référence aux frontières établies entre 1918 et 1940 étaient prises comme base.

A ces facteurs identitaires et étatiques s’ajoute la relative qualité des conditions de leur développement économique, plus autonome durant l’époque soviétique. Ainsi pour G. Wild, les Républiques baltes se trouvaient en tête de la hiérarchie soviétique pour ce qui est du niveau du développement par habitant et jouissaient de la qualité particulière de leurs fonctions de production, largement due à la main-d’œuvre qualifiée et à des structures productives faisant une large place à la transformation finale des matières premières et de semi-produits « importés » entre les diverses branches manufacturières (notamment les machines, le textile et l’alimentaire). Ces derniers assuraient l’essentiel de leurs exportations et auraient réduit l’impact des ruptures de débouchés impliqués par l’éclatement de l’URSS et ont favorisé un redéploiement géographique des échanges251. Enfin, nous l’avons déjà évoqué, les pays baltes jouissaient d’une position de « laboratoire » économique en URSS, l’Estonie ayant notamment accueilli les premières joint-ventures soviétiques avec les entreprises étrangères. Un moment, le « modèle économique » estonien a pu faire illusion au sein d’une direction gorbatchévienne à la recherche de solutions à la crise économique qui frappait l’ensemble soviétique.

1.2.2 Les diasporas baltes durant la Guerre Froide : un rôle dans le processus

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