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Pour un basculement des régulations

Dans le document Les économistes et la croissance verte (Page 85-91)

La crise qui secoue le monde aujourd’hui n’est pas une crise économique ou financière. C’est une crise écologique profonde, durable, dont les symptômes sont économiques et financiers et dont les coûts sont sociaux. Les niveaux atteints, par exemple, par les cours des matières premières à la veille du déclenchement de la crise, en juillet 2008, témoignent de l’importance croissante de leur rareté.

Or, pour sortir de cette crise, on a parlé de « green new deal », de croissance verte souvent limitée à une réflexion énergétique. Dans ces grands programmes qui sont supposés remettre nos économies sur les rails de la prospérité, il n’est peu, voire pas, fait mention des écosystèmes et des ressources vivantes. Pourtant, il serait nécessaire que la richesse que créent nos économies puisse reposer sur l’entretien ou l’amélioration des écosystèmes. Et ce alors que c’est leur dégradation qui crée aujourd’hui la richesse.

Une telle hypothèse suppose un basculement des régulations, et le remplacement de tout ou partie des taxes et charges pesant sur les salaires et sur l’outil de travail. Il faut une taxation de toutes les consommations de nature : énergie, eau, ressources renouvelables et non renouvelables. Il faut revoir les bases sur lesquelles se créent les richesses afin que le marché, de destructeur, devienne salvateur. Ce basculement des régulations doit se faire à pression fiscale et à coûts de production inchangés.

Formes de propriété et environnement

Progressivement, le monde s’est organisé sur la base de la propriété et de la monnaie, fondements du marché moderne et de la société libérale (au sens français). Et cette organisation s’est raffinée aux dépens de « ce qui n’appartient à personne » : ressources épuisables ; ressources renouvelables, c’est-à-dire l’eau, l’air et les espèces vivantes sauvages, animales, végétales et microbiennes. Non

Jacques Weber

Jacques Weber est membre du Conseil économique pour le développement durable (CEDD).

Cette note reprend différents extraits de ses travaux, notamment de sa contribution « Le marché peut-il sauver la biodiversité qu’il détruit ? », dans l’ouvrage « Aux origines de l’environnement », sous la direction de P.H. Gouyon et H.

Leriche, Fayard.

l’offre et la demande. Il n’existe pas de mécanisme spontané tendant à la préservation de ces ressources.

L’un des mythes les plus répandus dans l’idéologie libérale voudrait que le propriétaire privé se comporte en « bon père de famille », car il y irait de son intérêt.

Las ! le propriétaire privé se doit de rentabiliser son bien, d’en tirer le meilleur profit en un minimum de temps, donc de se livrer à un arbitrage entre profits présents et profits futurs – arbitrage dans lequel la préservation de l’environnement n’intervient que de façon secondaire par rapport aux considérations de profit.

L’économie libérale dérégulée produit ainsi mécaniquement la ruine de l’environnement et de la dégradation de la biosphère. Mais en régulant les marchés, et au prix d’un « basculement des régulations », la même économie libérale pourrait être en cohérence avec le maintien, voire l’amélioration, du potentiel naturel, la création de richesse reposant, cette fois sur le maintien ou l’amélioration des écosystèmes et des potentiels naturels.

L’orientation des comportements

La vie en société repose sur nombre de signaux qui orientent les comportements des individus comme des groupes. Ces signaux peuvent résulter de la transmission de systèmes de valeurs d’une génération à la suivante. Ils peuvent aussi être conçus délibérément par des institutions en vue de favoriser certains comportements plutôt que d’autres, jugés non désirables par la société.

Les incitations peuvent être morales, à travers la définition par la société de ce qui se fait ou ne se fait pas, de ce qui est bien ou mal. La force de ces incitations explique peut-être en partie cette sorte de schizophrénie de la société libérale, qui fait coexister les organisations caritatives avec la recherche effrénée du profit et du luxe.

Les plus grandes entreprises entretiennent ainsi des œuvres de charité qu’une modération de leurs profits pourrait rendre inutiles.

Les incitations de type moral trouvent vite leurs limites face à la quête du profit dans un contexte concurrentiel : les marées noires, les pollutions en tout genre la destruction massive des forêts tropicales humides et des espèces qui les habitaient en sont le témoignage. Elles ne sont efficaces que si elles s’accompagnent d’un fort contrôle social, autrement dit dans des petites sociétés où tout le monde se connaît.

Les incitations peuvent être légales, à travers la détermination de pénalités encourues pour des comportements jugés indésirables. Encore faut-il que ces pénalités soient dissuasives et que leur coût excède le profit attendu des infractions, ce qui est rarement le cas. Les atteintes aux milieux sont faiblement réprimées car elles ne lèsent pas directement des intérêts humains clairement établis. Ainsi, dans tous les cas de poursuites consécutives à des marées noires, l’atteinte aux écosystèmes n’a donné lieu qu’à de faibles amendes, l’écosystème lui-même n’étant pas partie au procès...

De même, les contraintes de sélectivité et les quotas, qui constituent les principales

La sélectivité désigne, de façon générale, la conception des outils d’exploitation, pour en limiter les effets négatifs. En pêche, le chalut est peu sélectif, ce qui est très partiellement compensé par des limitations de maillage. La sélectivité repose donc sur des normes : taille ou âge à la capture, diamètre minimal des arbres à l’abattage en sont des exemples. L’effet écologique dépend des modalités d’application : en situation d’accès libre, ces normes ont peu de chances d’être respectées, où ne le seront qu’à coût de contrôle prohibitif.

Le quota impose une quantité ou un volume maximal par exploitant. Il est décidé pour préserver le renouvellement de la ressource. Son respect implique des coûts de contrôle élevés et l’existence de sanctions réelles. Son impact biologique peut être positif mais, en l’absence de limitation des capacités d’exploitation des agents, l’effet économique ne peut être positif : il se traduit par une limitation du stock accessible, à capacité de production inchangée. Il équivaut à une diminution du stock exploitable par un nombre d’exploitants inchangé.

Les incitations économiques

Les incitations économiques ont pour objet de rendre coûteux les comportements jugés indésirables. A l’inverse, les comportements que la société juge désirables seront rendus profitables (cf. encadré).

Encadré : Instruments économiques pour la gestion des ressources naturelles

Taxe : La taxe, inverse de la subvention, alourdit les coûts de production. Elle reconstitue une rente au mieux égale au volume de la taxe collectée et peut être utilisée, le cas échéant, pour dédommager les agents qu’elle oblige à quitter l’exploitation. La taxe peut aussi être utilisée de façon incitative, à l’instar de l’écotaxe : prélevée sur les activités polluantes, elle peut servir à subventionner ceux des agents qui mettent en œuvre des innovations réductrices de pollution. La taxe, directement liée à l’activité et retournant à l’activité, est considérée comme « fiscalement neutre ». Toutefois, des décennies d’observation internationale laissent penser que la taxe est un très bon instrument pour stopper une dynamique indésirable de l’exploitation, le temps de concevoir et mettre en œuvre un système de gestion, mais qu’elle n’est pas une mesure de régulation dans la durée. Il faut une année au moins pour la modifier, ce qui est trop long dans le cas de ressources spéculatives (la crevette par exemple) ; coûteuse à percevoir, elle tend à s’évaporer par diminution de l’élément taxé dans le système de production ainsi que par multiplication des dérogations, notamment en périodes électorales.

Licence et permis : un permis n’est pas une limitation mais une simple condition d’accès. Chacun peut accéder au permis de conduire. Par opposition la licence repose sur un numerus clausus : seul un nombre strictement défini d’usagers pourra accéder à l’exploitation : l’accès libre n’existe plus. L’effet biologique est similaire à celui du quota initial. Par la suite, la licence, pour être efficace doit être accompagnée de limitations de prélèvements et de normes techniques. Par contre, l’effet économique est direct : la diminution des prélèvements s’obtient par diminution des exploitants, donc des capacités de production. La rente qui est attendue de la licence par la reconstitution de l’abondance de la ressource, peut être utilisée pour dédommager les exploitants n’ayant pas accédé à une licence. Toutefois, l’observation historique montre que la mise en place de licences représente un coût initial pour l’Etat et que la non limitation des prélèvements limite l’efficacité des licences, en raison du progrès technique.

Licence négociable : la licence peut être définie comme revendable sur un marché. En France, les permis accessibles à tous, ne sont pas revendables : les licences, constituant un privilège d’usage, le sont. Ainsi, l’expression « permis négociables » utilisée à propos des droits d’émissions de CO2 repose-t-elle sur un faux ami : la licence française se dit « permit » en anglais ; réciproquement, la driving license » anglaise est un permis de conduire. Le fait que les licences soient négociables permet d’avoir une indication de la productivité de l’activité, reflétée par le prix qu’elles atteignent.

seconde moitié des années soixante-dix, de distribuer des droits quantitatifs de prélèvement négociables. Dans le cas des pêches il s’agit de « quotas individuels transférables ou QIT ; en agriculture, des quotas laitiers ; dans le domaine de la pollution, de droits d’émission (communément appelés « droits à polluer »). Dans le cas des ressources renouvelables, il s’agit « d’internaliser » complètement les « externalités ». L’exploitant peut utiliser son quota négociable comme il l’entend, avec les moyens qu’il veut, dans la limite de ses droits. S’il le désire, il peut vendre ou acheter des droits au autres exploitants. Le gestionnaire (l’Etat le plus souvent) peut lui-même racheter des droits pour en diminuer le volume global, ou en remettre sur le marché. L’efficacité biologique est importante, les quantités exploitables étant plafonnées, chaque agent ayant des droits définis.

L’efficacité économique réside dans une baisse importante des coûts de production par disparition des externalités et dans la perpétuation d’une rente égale à la valeur du total des droits négociables. Il est mis fin à ce que les économies appellent la « dissipation de la rente ».

La fiscalité écologique est un instrument d’incitation particulièrement puissant si elle est établie correctement et expliquée sans ambiguïté. Il s’agit en remplacement de taxes existantes, d’imposer des comportements indésirables pour subventionner des comportements désirables. Le principe pollueur-payeur illustre bien cette démarche : d’un coté, il laisse libre le pollueur qui accepte de payer cette liberté, et d’un autre côté, il subventionne ceux des acteurs qui investissent pour diminuer leur niveau de pollution. Le mécanisme est incitatif en ce qu’il accompagne le changement et pousse les pollueurs à modifier leur comportement de façon non pénalisante. Le principe pollueur-payeur « internalise » le coût de la dépollution en étant fiscalement neutre.

Des marchés pour maintenir le potentiel naturel

Le marché, si destructeur pour l’environnement, recèle aussi des instruments qui peuvent aider à sa conservation : les marchés de droits, comme le « marché carbone ». De tels marchés de droits, appelés « quotas transférables » existent déjà pour les pêches dans plusieurs pays, dont la Nouvelle-Zélande, l’Islande, le Canada et les Etats-Unis. Un total admissible de capture de chaque espèce est déterminé annuellement par les scientifiques, et chaque entreprise de pêche s’en voit attribuer un pourcentage fixe. Les entreprises sont contraintes par leur quota mais elles peuvent se vendre ou se louer des quotas les unes aux autres. L’Etat peut intervenir dans ce marché comme un agent économique, racheter des quotas pour en diminuer le nombre, en vendre ou en donner si l’abondance de la population d’une espèce le justifie. Un tel système fige les droits de pêche en deçà du total admissible de capture, et accompagne l’exploitation viable des stocks halieutiques.

Récemment, de nouvelles incitations économiques ont vu le jour, appelées

« paiements pour services environnementaux » (PES). Diversifiés, les PES sont un outil par lequel la communauté internationale rémunère les efforts de conservation des pays pauvres. Ainsi, l’Equateur propose de ne pas exploiter le gisement de pétrole situé dans le parc national de Yasuni contre paiement par la communauté internationale d’une somme correspondant à la moitié des gains attendus de cette exploitation. Le développement de ce type d’incitations peut modifier en profondeur les relations Nord-Sud en matière de conservation de l’environnement.

La compensation pour dommages à l’environnement est également une forme originale d’incitation à une minimisation des atteintes aux écosystèmes. La loi stipule que l’on doit, dans l’ordre, éviter, réduire, compenser les dommages causés aux

éco-aux Etats-Unis où elle est pratiquée sous forme de mitigation bauking (Water Resources Act 1990).

Le basculement de régulations peut stabiliser le financement du système social.

Aujourd’hui, l’ensemble des ressources des Etats ainsi que le financement du système social reposent sur des charges pesant d’une part sur l’outil de travail et d’autre part sur le travail lui-même. Les consommations de nature sont libres de toutes charges. Pis, la nature ne coûte rien, ce qui autorise et encourage sa dégradation.

Si les charges pesant sur le travail et sur l’outil de travail étaient remplacées, en tout ou partie, par des charges affectant toutes les consommations de nature (énergie, eau, ressources renouvelables vivantes, fertilité), le coût de production n’en serait pas modifié, seule la structure de ce coût le serait. Actuellement, les entreprises tendent à économiser leur facteur de production le plus coûteux, le travail. Si les charges pesaient désormais sur les consommations de nature, ce sont ces dernières que les entreprises chercheraient à minimiser.

Le financement de notre système de santé est lié au travail. En un monde où le rythme de l’innovation s’accélère, l’emploi est appelé à évoluer en accordéon, avec une variabilité croissante. Par contre, les consommations de nature ont une faible variabilité, ne serait-ce qu’en raison de la stabilité des besoins physiologiques des humains. Financer le système de santé par des taxes sur les consommations de nature permettrait de diminuer très sensiblement le coût du travail, d’améliorer la stabilité du système de santé, sans peser sur les prix comme le fait un accroissement de TVA .

En allégeant le coût du travail et en alourdissant à due proportion le coût de l’énergie ou des matières premières prélevées dans la nature, un basculement des régulations aurait un effet mécanique de retour de l’emploi là où, comme en agriculture ou dans la pêche, il lui avait été substitué du capital, des machines.

Si un tel basculement des régulations peut paraître bien « révolutionnaire », il est pourtant techniquement assez simple, et peut être très progressif. Se faisant à fiscalité et coûts de production inchangés, il peut être mené dans un seul pays, sans impact négatif sur la compétitivité. La Suède en donne l’exemple depuis 1988.

Certes, on peut agir sur des comportements particuliers par des incitations fiscales.

Pourquoi pas. Mais il faudra bien tôt ou tard -et mieux vaudrait tôt que tard-, se poser la question suivante : comment passer d’un monde dans lequel la création de richesses repose sur la dégradation de l’environnement à un monde dans lequel elle reposerait sur le maintien ou sur l’amélioration du potentiel naturel ?

Quelle fiscalité pour

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