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C. Compatibilité de la jurisprudence fédérale suisse avec la CEDH

V. Avis consultatif de la Cour européenne des droits de l’homme

prise par la Cour de Strasbourg et l’exécuter dans plusieurs affaires. Par une interprétation restrictive de la jurisprudence européenne, elle a autorisé, dans les cas qui lui ont été présenté, la transcription de la filiation du père génétique de l’enfant dans le registre de l’état civil français, sans reconnaître toutefois la filiation à l’égard de son épouse sans lien génétique.

L’adoption paraissait toutefois comme une alternative possible pour établir la filiation maternelle222.

En février 2018, la Cour de révision et de réexamen223 a fait droit à une demande de réexamen du couple, dans laquelle elle a dû confronter la question de la reconnaissance du lien de filiation avec Madame MENNESSON224. Cela a conduit à une nouvelle série de procédures devant la Cour de cassation, au cours desquelles, elle a adressé à la Cour européenne des droits de l’homme, en application du Protocole additionnel n°16 du 2 octobre 2013 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales225, la toute première demande d’avis consultatif226. Ce Protocole offre la possibilité aux juridictions de dernier ressort des Etats signataires de demander à la Cour européenne son avis « sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles » (art. 1 al. 1 Protocole n°16)227.

L’avis consultatif a porté sur les questions suivantes :

1. Est-ce que le droit au respect de la vie privée, selon l’art. 8 CEDH, d’un enfant né d’une gestation pour autrui à l’étranger requiert « la possibilité d’une reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre cet enfant et la mère d’intention, désignée dans l’acte de naissance légalement établi à l’étranger comme étant la « mère légale », dans la situation où l’enfant a été conçu avec les gamètes d’une tierce donneuse et où le lien de filiation entre l’enfant et le père d’intention a été reconnu en droit interne ? »228.

2. En cas de réponse affirmative, la reconnaissance de ce lien de filiation doit-elle être faite « par la transcription sur les registres de l’état civil de l’acte de naissance légalement établi à l’étranger, ou s’il admet qu’elle puisse se faire par d’autres moyens, tels que l’adoption de l’enfant par la mère d’intention » ?229.

La Cour de Strasbourg a tout d’abord précisé qu’elle exclut du champ d’application les situations où la mère d’intention ou la mère porteuse ont un lien génétique avec l’enfant né

222 MARGUET, Cour EDH, N 1 ; WEISS, p. 345 ; STEGMÜLLER, PMA, N 481 ; MARGARIA, p. 416 ; Voir notamment : Cour de Cassation, Assemblée plénière, 3 juillet 2015, Arrêts n° 619 et 620 ; Cour de cassation, Première chambre civile, 5 juillet 2017, Arrêts n° 824-827.

223 La Cour de révision et de réexamen est placée auprès de la Cour de cassation et a notamment le pouvoir de revoir des décisions définitives, rendues en violation de la CEDH,

https://www.courdecassation.fr/autres_juridictions_commissions_juridictionnelles_3/cour_revision_reexamen_9 507/ (01.05.21).

224 WEISS, p. 345 ; MARGUET, Cour EDH, N 1 ; MARGARIA, p. 416.

225 Entrée en vigueur pour la France le 1er août 2018.

226 WEISS, pp. 345-346 ; MARGUET, Cour EDH, N 1 ; CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 1.

227 WEISS, p. 347 ; MARGUET, Cour EDH, N 2.

228 CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 9 et 32.

229 CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 9 et 33.

d’une gestation pour autrui effectuée à l’étranger230. Elle souligne également que son avis consultatif ne porte que sur le droit au respect de la vie privée des enfants231.

Pour répondre à la première question, la Cour souligne que deux facteurs entrent en considération : « l’intérêt supérieur de l’enfant » et « l’étendue de la marge d’appréciation dont disposent les Etats parties »232. Selon elle, des conséquences négatives au droit des enfants au respect de leur vie privée découlent de la non-reconnaissance de la filiation maternelle, en ce sens qu’ils sont placés dans une situation juridique incertaine233. De cette manière, la Cour prend en compte les arguments que le couple MENNESSON avait évoqué dans l’affaire du 26 juin 2014234 et souligne que des risques tels que la séparation des parents d’intention ou le décès du père viendront fragiliser la relation des enfants avec la mère d’intention235.

Quant au deuxième facteur, la Cour conclut qu’il n’y a pas de consensus européen à ce sujet236. Toutefois, la marge d’appréciation des Etats membres doit être atténuée lorsque l’identité d’un individu (particulièrement les questions touchant à sa filiation), ainsi que l’environnement dans lequel il vit et se développe, avec les personnes qui assurent son bien-être, entrent en jeu237. Par conséquent, la Cour est d’avis que le droit interne doit offrir une possibilité de reconnaitre la filiation entre la mère d’intention et l’enfant découlant d’un acte de naissance établi valablement à l’étranger qui la désigne comme « mère légale »238. Un refus général et absolu de reconnaître ce lien ne peut être conciliable avec l’intérêt supérieur de l’enfant239.

Concernant la deuxième question, la Cour s’intéresse au mode de reconnaissance de ce lien de filiation. Tout en soulignant que l'incertitude entourant le statut des enfants devrait être "aussi brève que possible ", elle affirme que le choix des moyens permettant la reconnaissance relève de la marge d'appréciation de l'État240. Cette position est fondée sur l'absence de consensus des Etats européens et sur le fait que l'identité de l’enfant est perçue comme moins directement en jeu lorsqu’il est question de savoir comment mettre en œuvre l'obligation de reconnaissance241. Selon la Cour, une transcription de l’acte de naissance dans le registre de l’état civil n’est pas la seule forme acceptable de reconnaissance d’un lien de filiation242. Une autre voie, telle que l’adoption par la mère d’intention serait une alternative possible, à condition que les critères de cette procédure soient adaptés et que la législation nationale permette de rendre une décision rapide afin de ne pas garder l’enfant dans une situation d’incertitude juridique243. Le droit interne doit garantir « l’effectivité et la célérité » de la mise en œuvre du mode de reconnaissance de filiation et se conformer à l’intérêt supérieur de l’enfant244.

230 MARGARIA, p. 417 ; CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 28-29.

231 CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 27 et 30.

232 CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 37.

233 CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 40 ; Arrêt Mennesson contre France, 26 juin 2014, par. 96.

234 Ibid. ; cf. supra p. 27, IV. C.

235 CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 40.

236 CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 43.

237 CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 44.

238 CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 46 ; STEGMÜLLER, PMA, N 490.

239 CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 42.

240 MARGARIA, p. 419 ; CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 49, 51.

241 MARGARIA, p. 419 ; CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 51.

242 MARGARIA, p. 419 ; CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 53.

243 MARGARIA, p. 419 ; CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 54.

244 CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 55.

Ce tout premier avis consultatif de la Cour a été rendu à l’unanimité245. En reconnaissant que l’un des intérêts d’une telle prise de position consiste à « fournir aux juridictions nationales des indications sur des questions de principe relatives à la Convention applicables dans des cas similaires"246, la Cour préfère toutefois adapter son raisonnement et limiter sa réponse qu’à l’affaire en cause247. Elle ne traite dès lors que de la situation de la famille MENNESSON et exclut de son champ d’application toute autre forme de filiation pouvant découler d’une gestation pour autrui. On peut comprendre la portée restreinte de cet avis du fait que la Cour s’exprime sur une question particulièrement controversée248 et qui n’a pas de consensus entre les Etats européens. Son avis mesuré laisse en plus une grande marge d’appréciation aux Etats parties à la CEDH : La Cour admet l’importance de reconnaître la mère d’intention comme la mère légale pour le bien supérieur de l’enfant, mais laisse aux Etats la compétence de se déterminer sur le mode de reconnaissance.

La présence du lien génétique avec l’un des parents d’intention reste par ailleurs la condition récurrente dans la jurisprudence de la Cour249. Cette dernière affirme que la reconnaissance de la filiation entre la mère d’intention non-génétique et l’enfant n’est exigée, au regard de l’art. 8 CEDH, que lorsque son époux est le géniteur de ce dernier250.

On remarque néanmoins que la Cour européenne ne suit pas le principe de mater semper certa est. Dans cet avis, elle admet que la reconnaissance de la relation juridique entre l’enfant et la mère d’intention excède la dimension biologique/génétique et prend en considération les aspects relationnels et émotionnels qui contribuent à l’intérêt supérieur de l’enfant ainsi qu’au développement de sa vie privée et de son identité personnelle. Il y a donc un éloignement de la conception traditionnelle de la maternité où une femme n’ayant pas donné ses ovules ou accouché de l’enfant peut tout aussi bien être reconnue comme la mère de celui-ci251.

Puisque le critère génétique conserve de l’importance, nous doutons que dans un futur proche, la Cour soit favorable à la reconnaissance des liens de filiation entre deux parents non-géniteurs et l’enfant né d’une gestation pour autrui252. Ces familles sont donc défavorisées et se trouvent dans une situation d’inégalité. À titre d’exemple, l’affaire Paradiso contre Italie et l’arrêt suisse du 15 septembre 2015 ne sont pas impactés par cet avis consultatif, du fait de l’absence de liens génétiques entre les couples mariés et leurs enfants. Le seul moyen dans l’affaire suisse d’établir la filiation se limitait à l’adoption. En effet, le droit suisse ne propose pour l’instant aucune autre alternative à la reconnaissance d’un acte de naissance établissant la mère d’intention comme mère légale. Mais comme nous l’avons vu, Madame B.A. dépassait la tranche d’âge permise pour être qualifiée à adopter253. Les cas analogues arriveront, au final, à la même conclusion et seront renvoyés à l’adoption si l’intérêt supérieur de l’enfant le permet.

L’adoption en droit suisse ne répond actuellement pas aux critères d’effectivité et de célérité que la Cour exige dans son avis254. La décision ne sera pas rendue rapidement puisque la

245 MARGARIA, p. 420.

246 CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 26 ; MARGARIA, p. 420 ; voir art. 1 al. 1 Protocole n°16.

247 MARGARIA, pp. 420-421 ; CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 36.

248 MARGARIA, pp. 420-421.

249 CourEDH, Avis consultatif, 10 avril 2019, par. 36 : voir notamment Arrêt Mennesson contre France, 26 juin 2014, par. 100-101 ; Arrêt Paradiso et Campanelli contre Italie, 24 janvier 2017, par. 195.

250 MARGUET, Cour EDH, N 12.

251 MARGARIA, p. 423 ; MARGUET, N 11.

252 MARGUET, Cour EDH, N 13.

253 ATF 141 III 328, consid. B, JdT 2016 II 179 ; art. 264d al. 1 CC ; cf. supra p. 15, III. B. d. ii.

254 BUCHER, p. 89 ; STEGMÜLLER, PMA, N 838.

procédure peut durer plusieurs années. De plus, les couples non mariés et les partenaires enregistrés sans lien génétique avec l’enfant ne pourront pas en bénéficier, dès lors que l’adoption n’est réservée qu’aux couples hétérosexuels mariés (art. 264a CC) et à des personnes seules (art. 264b CC). Il faudrait alors réviser le droit d’adoption pour qu’une telle alternative à la reconnaissance des actes de naissance établis à l’étranger soit tolérée au regard de l’avis consultatif de la Cour.

A notre avis, le Tribunal fédéral ne connaîtra sûrement pas de revirement de jurisprudence pour l’instant255. Ses décisions sont conformes à l’avis de la Cour européenne des droits de l’homme, puisqu’il reconnaît la filiation de l’enfant avec son parent génétique et permet l’adoption par le conjoint de ce dernier (sans tenir compte de la durée de procédure qui doit être adaptée). La Suisse n’est toutefois pas encore prête à changer le principe prévu à l’art. 252 al. 1 CC.

A. Jurisprudence française depuis l’avis consultatif de la Cour européenne

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