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Assumer une posture interprétative

Dans le document Le travail scientifique Interdisciplinaire (Page 36-38)

Chapitre 1 : sociologie de l’interdisciplinarité

C. Un autre dossier ouvert : la construction d’une expertise sur les pratiques dopantes

2. Assumer une posture interprétative

Il existe une pluralité de traitements des corpus de texte. En premier lieu, on dispose d’outils aidant à la recherche de chaînes et la manipulation de formes textuelles (mots, titres, phrases, textes, sites). On travaille ici sur le Plain text, pour retrouver rapidement des occurrences. C’est ce que font la plupart des outils d’indexation et des moteurs de recherche. C’est le niveau zéro du traitement des textes, qui s’est beaucoup étendu via les outils « hypertexte ». Toutefois, ils souffrent d’un faible degré de conceptualisation et induisent une forme chaotique de navigation.

Certains insistent sur l’apport du comptage statistique, de la recherche de cooccurrences,de l’analyse des distributions et de l’analyse factorielle. Les outpout se rapprochent des formes de l’administration de la preuve généralement reconnus par les différentes communautés scientifiques. L’exemple typique de ces approches se lit dans la lexicométrie. Très utile pour la structuration des informations, cette perspective trouve sa limite devant l’hétérogénéité des formes d’expression utilisées dans les textes et les discours. Compter suppose des mises en équivalence préalables et le statut de l’interprétation devient crucial.

D’autres travaillent à partir de bases de données, plus ou moins relationnelles, conçues à partir de descripteurs externes. Très souvent mobilisés dans les approches bibliométriques dans les études sur la science, il s’agit d’accéder aux documents ou groupes de documents à partir de critères simples tels que des auteurs, des titres, des supports, des mots-clefs,… Bien que ce type de construction soit indispensable pour mettre de l’ordre dans des masses de données textuelles, il conduit à une approche « externaliste ».

L’analyse de réseaux, des mots associés, des matrices de liens mobilisent également de nombreux chercheurs. Ils travaillent à partir des connexions et des non-connexions. Les résultats sont restitués sous forme de cartes de liens qui permettent de visualiser des matrices autrement illisibles. La limite est à la hauteur des résultats : les textes ne sont plus des textes et sont traités comme n’importe quel dispositif relationnel. Ces outils préfigurent un monde dans lequel la connaissance ferait l’économie complète de l’expression langagière et de l’interprétation : seules les connexions comptent.

On repère également la construction de structures conceptuelles, taxinomies, réseaux sémantiques, graphes conceptuels, qui consiste à lier des mots à des groupes, des types et des classes, des attributs et des valeurs. La classification et l’interrogation à partir de concepts sont ici dominantes. Le problème est symétrique au cas précédent : les problèmes de frontières entre les classes conduisent à mettre en œuvre, plus ou moins tacitement, une logique de réseau.

Le recours à des structures syntaxiques, d’agencements ou de formules, permet de s’intéresser aux variations produites au sein des énoncés et des relations entre les énoncés à partir de formes linguistiques (marqueurs, connecteurs, présence de l’énonciateur, etc.). Cette approche fut longtemps dominante, en relation directe avec l’hégémonie du structuralisme. Le retour aux structures et agencements se fait désormais dans une logique plus pragmatique, centrée sur les rapports entre énonciation et énoncé. La limite est, là encore, liée à l’immense variabilité des formes : une petite variation peut provoquer de grands écarts de signification, alors qu’une grande variation peut au contraire ne pas susciter de différence interprétative.

Il semble décisif de prendre en compte des modalités temporelles à travers lesquelles se déploient des histoires. Les textes et les énoncés sont traités comme des points d’inflexion, des moments d’épreuve pris dans une série en transformation, c'est-à-dire modifiant constamment les relations entre passé, présent et avenir. Le caractère temporel des récits et des arguments est un des apports les plus marquants de Prospéro.

Chaque type d’outil présente des points forts mais aussi des limites. Nos outils s’efforcent de s’appuyer sur leurs apports en les réunissant. Mais il reste à lier plusieurs de ces aspects pour rendre intelligibles les processus en œuvre dans des dossiers étudiés par les sciences sociales.

- Certes il y a cette dimension statistique, dont nous n’entendons pas nous affranchir. Comment se structurent des poids, des distributions, des présences et des absences, des liens ou des non-liens ? Comment se fixent les formules et les arguments les plus frayés ? Quels sont les seuils de détection de nouvelles figures ou de signes de transformations ultérieures ? Ces questions centrales ne doivent pourtant pas occulter d’autres types d’approche.

- La sémantique : Quelle signification les protagonistes accordent-ils aux entités et aux relations, aux arguments et aux récits ? Quels sont les mondes qu’ils font surgir ? Dans quels registres argumentent-ils ?

- La temporalité et l’épaisseur historique : Comment évoluent les jeux d’acteurs et d’arguments ? Quels sont les événements marquants et quels types d’orientation temporelle engage un dossier ? Comment l’oubli, la mémoire, le silence, l’urgence, l’irréversibilité ou la fatalité sont-ils thématisés ? Quelles sont les échelles de temps dans lesquelles opèrent les acteurs ?

- La pragmatique : Comment surgit le cadre, le contexte, le terrain, l’espace de mobilisation dans lequel prend forme un discours ou un texte ? Quels sont les qualités attribuées aux énonciateurs ? Un même argument peut-il traverser des supports ou des séries que tout sépare par ailleurs ? Dans quelles conditions le lecteur devient-il auteur et décide-t-il de répondre ? Quels sont les textes qui marquent un acte d’institution ?

Même si le sociologue parvient à établir des régularités, repérer des processus sous-jacents, identifier des causes, il ne peut le faire qu’en prenant en compte ce qu’en disent les acteurs, et plus fondamentalement, le type de compétences qu’ils déploient. Pour décrire et analyser les arguments développés par les acteurs, évaluer les prises qu’ils ont sur le (leur) monde social, et statuer sur leurs conséquences, le chercheur doit lui-même produire des interprétations. Celles-ci ne sont pas en soi un obstacle si l’on est capable de trier les interprétations et de rendre intelligibles les raisons pour lesquelles une interprétation est meilleure qu’une autre (Chateauraynaud, 2003a). Le logiciel Prospéro et les programmes qui l’accompagnent, sont précisément construits autour de cette exigence : l’utilisateur doit pouvoir évaluer plusieurs jeux d’interprétations. La conception d’outils informatisés doit prendre en compte, dès le départ, cette dimension interprétative. Pour que la représentation de structures textuelles complexes puisse avoir du sens, il faut pouvoir représenter l’interprète, et plus précisément, les stratégies de l’interprète

Ces considérations ont conduit au développement de Prospéro et d’une série d’outils disponible désormais en gratuiciel sur le site prosperologie.org. Le lecteur y trouvera également une bibliographie et des textes en ligne permettant d’illustrer les propos précédents.

Dans le cadre d’un travail collectif, il nous a semblé nécessaire de poursuivre le développement de ces outils en prenant en compte à la fois la spécificité de notre objet et les modalités d’un travail collectif.

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