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2-2 De l'assignation-blocage aux conséquences: ce qui se joue au niveau personnel et professionnel

Du stress du directeur général de la PME qui doit conduire l'entreprise vers la croissance et la performance pour maintenir sa rentabilité à la détresse d'une ancienne employée en milieu hospitalier, les facteurs environnementaux se jouent à plusieurs niveaux. Les conséquences affectent l'identité des personnes et parfois dans ce qu'elles ont de plus existentiel.

Il s'agit d'examiner dans un premier temps, dans ce que les personnes ont livré sur leur parcours, leur rapport à leurs années lycée. Deux stagiaires au CFI (entretien n° 10) font part de leur orientation au lycée. L'une, devant de mauvais résultats en français, est orientée vers des filières qu'elles ne souhaitent pas, on lui propose notamment de faire de «la couture» ("vous êtes parfaite pour faire de la couture" "y'a quelques places" [entretien n°10, ligne 294-296]) ; cette stagiaire est l'infirmière qui a fait un Bac ES, puis IFSI, puis des capacités en radioprotection et qui prépare maintenant un diplôme d'ingénieur en alternance. L'autre stagiaire, également au CFI, était orientée en BEP. Son niveau d'allemand semblait insuffisant ("j'étais pas bonne en allemand"). On l'oriente

133 vers une filière comptable ("la comptabilité" "elle me rabâchait avec le truc" "il faut que tu fasses un truc de femme"). Elle fera finalement un Bac S puis un DUT Génie civil.

 Dans ces deux récits, l'identité des deux personnes (ce sont deux femmes) est marquée par autrui, c'est une identité socialement attribuée mais qui, dans les deux situations évoquées deviennent des identités assignées qui devraient déterminer leur orientation. Ce qui se joue au niveau personnel pour ces deux femmes à cette époque (15-16 ans), bloque le processus de socialisation secondaire. Une phase de transition s'opère (on rejoint ici le modèle de développement identitaire de Kunnen et Bosma): l'identité prescrite est refusée dans les deux cas. Une phase de transaction est engagée. Pour la future infirmière, qui fera un Bac ES, le cheminement sera plus long ("j'en avais assez de toutes ces dissertations à faire le week-end", "ce côté tellement scolaire", "il me fallait de la pratique") et avec regret " mais je pense que j'aurais dû m'orienter vers S, ma prof de maths elle se régalait elle disait c'est dommage quand même". A la suite de la remarque " En ES c'est bien aussi, il y a une ouverture...", l'accroche tombe dans le vide car elle répond rapidement "peut-être... je vois pas en quoi" avant de poursuivre sur le reste de ses études. On peut comprendre que pour cette personne, la sortie du lycée a été une issue de secours mais laisse entrevoir que le lycée a été une étape plus bloquante qu'émancipatrice. Cette personne aura donc vécu une succession de transactions passant d'une identité assignée à une identité bloquée.

Cela fait écho à un autre propos tenu par un salarié (22 ans, entretien n°8)) qui présente le cas de sa sœur, qui a fait des études jusqu'en master et ajoutera "elle a serré les dents". Le lycée n'est pas franchement bien vécu non plus par ce jeune homme ("ça m'énervait de rester assis sur une chaise" "on apprend, on apprend sans rien faire de concret"). Cet ancien lycéen dira qu'il s'ennuyait, qu'il n'était pas du tout scolaire.

 S'ennuyer, serrer les dents…L'école n'a pas de sens pour ce lycéen. Il "apprend", il a certainement appris par ailleurs, le langage, par exemple, l'aisance orale et le vocabulaire. Il a bien su apprendre puisque apprendre est une façon de s'approprier les connaissances et de les transformer pour leur donner du sens. En poussant un peu plus loin l'interprétation de ce que dit ce jeune homme, "apprendre, apprendre" n'a été pour lui qu'une succession de «récitations» sans lien avec "du concret", sans doute en dehors de la réalité qu'il vit. Sa grande curiosité ne vient pas de l'école car c'est ce jeune salarié aux activités multiples et qui, finalement, n'arrive pas à choisir car il aimerait tout faire. Son ennui à l'école est lié à cette grande curiosité qui s'oppose à cette assignation de rester sur une chaise. Sur le plan

134 personnel, c'est son désir d'apprendre qui finalement a été bloqué. En interprétant davantage ces propos, et pour donner un sens à ces contradictions, ce n'est pas tant le contenu des cours qui l'ennuyait mais bien plus la façon dont les cours sont organisés. Je reviens à nouveau sur ce "sans rien faire de concret": paradoxe de la filière S où les activités pratiques existent! En tant qu'enseignante, je rencontre ces profils d'élèves aussi. Entendre d'un élève qu'il n'est pas scolaire, c'est prendre le problème à l'envers. Si l'école changeait de paradigme, ce jeune homme aurait sans doute été très scolaire: curieux, envie de «toucher à tout»… Il aime manipuler, tester, essayer puisqu'il dit "j'aime travailler avec les mains". A ce propos il y a encore confusion aussi car aimer travailler avec "ses mains" n'induit pas forcément faire un travail appelé encore "manuel", ce qui par ailleurs est très bien mais il faudrait cesser aussi cette vision manichéenne manuel ou intellectuel. Certains scientifiques sont des "bricoleurs" ingénieux. L'identité est diffuse et inscrite au préalable dans le contexte de l'école, la transaction n'aboutit pas à un engagement dans l'école. Une temporalité est nécessaire permettant une nouvelle phase de transaction: cette personne, après un processus d'assimilation - accommodation s'engage de nouveau. C'est bien lors de ces transactions qu'il s'agirait d'accompagner le «jeune», le lycéen pour construire son identité au sein de l'école car il n'y a pas eu d'identification marquée dans ce collectif et le jeune adulte, en recherche d'une professionnalisation.

 On retrouve dans cette biographie le dilemme d'un enseignement de masse et d'un enseignement centré sur l'élève (ou plutôt qui pourrait l'être). Le passage d'un apprentissage formel vers un apprentissage expérientiel n'a pas lieu en lycée général laissant ainsi de côté ces élèves dans la catégorie des "non-scolaires". Le diplôme n'a plus de sens sauf en terme de passage obligé ("elle a serré les dents"!) vers «l'après-lycée».

Un autre exemple de processus de blocage du développement identitaire, est le cas d'un des salariés de la PME (entretien n°7). L'assignation est claire à plusieurs reprises: "BEP -Pro vente, ça m'a pas plu" "j'savais pas ce que je voulais faire", "on m'a dit toi, c'est mécanique", "souffert un peu, ouais" "avec des profs c'était super et avec d'autres pfff" "j'suis allé en internat" "le prof il m'a dit de suite, toi, tu vas au fond" "au lieu de m'dire, j'travaille pas pour lui, j'travaille pour moi" "j'me suis braqué". Un autre facteur intervient quand il dit "elle aurait dû m'obliger à continuer" (comprendre sa mère dont il a très vite parlé lors de l'entretien).

 Le profil de cette personne est très différent. Mais l'interprétation globale est identique: une incompréhension entre l'école et l'élève. Il y a de forte chance que l'orientation proposée se

135 soit faite par défaut. Il est clair que les résultats scolaires devaient être assez faibles pour l'orienter vers une filière professionnelle, ce qui ne préjuge pas des qualités de la personne. La confusion se joue à ce niveau. Ce genre de situation est vue et revue, y compris en lycée d'enseignement général. En termes d'identification par autrui, l'école étiquette une identité assignée à cet élève. D'une part, l'élève ne sait pas ce qu'il veut faire, d'autre part l'accompagnement consiste à lui trouver absolument un projet. Il faut donc faire vite, trouver une place. Le projet est ici un projet "sur" l'élève, ce qui induit des blocages d'identité faisant entrer l'élève dans une phase de transition: il s'agit ici d'une identité prescrite par l'école, il n'y a pas d'engagement. D'autre part, dans cet exemple de parcours, intervient un autre facteur qui est d'ordre relationnel: un malentendu entre les attentes de l'élève et ce que perçoit l'enseignant; un élève ressenti comme «mauvais élève» (que l'on me pardonne cette vilaine expression que j'emprunte à mon propre vécu d'observatrice de terrain), voire perturbateur. On retrouve ici le concept d'identité diffuse, entraînant un manque d'engagement de la personne. A cela s'ajoute un facteur émotionnel fort puisque l'élève est ici mis à l'écart. Cette mise à l'écart d'un jeune déjà fragilisé par l'incertitude dans laquelle il se trouve, ne sachant pas quoi faire, alourdi du fardeau de mauvais résultats scolaires, emprunte alors un chemin inverse de l'effet attendu du "geste professionnel autoritaire": l'assimilation échoue (désaccord avec le «projet sur lui», identité assignée mal vécue) avec comme conséquence une phase de retrait et un nouvel engagement contre-productif "j'msuis braqué".

La famille n'a pas su ou n'a pas pu jouer un rôle d'étayage suffisant. L'école n'a pas fait de relais car dans le cas de cette personne, les implicites de l'école ne sont pas compris par la famille. Le statut socialement attribué de l'élève a dû intervenir dans ce contexte. Toutefois, les éléments d'information sont insuffisants pour creuser plus en avant.

 Une nouvelle dimension pourrait faire partie des compétences de l'enseignant: être prudent dans le choix des mots, les gestes professionnels des enseignants; c'est la raison pour laquelle l'enseignement, au même titre que certaines autres professions, pourrait appartenir au groupe des professions à pratiques prudentielles. A proscrire par exemple "toi, tu as bien une tête de STMG"! Ou, lors d'un conseil de classe au 2ème trimestre "il a revu ses ambitions à la baisse, il demande une STMG [après avoir demandé une ES]". Ce qui fait dire aux élèves "on nous prend pour des nuls".

 Chez le jeune comme chez l'adulte, la demande de reconnaissance et de soutien peut être explicitement exprimée mais bien souvent elle reste de l'ordre de l'implicite. C'est bien ce

136 difficile travail de décryptage qui peut faire tout l'intérêt de l'accompagnement et dans ce cas le "former par"… C'est aussi en cela que le collectif peut intervenir.