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3.1.

Spatialiser au lieu de localiser pour mieux conserver

Différents types d’acteurs sont amenés à travailler ensemble autour des questions de biodiversité, pour son exploitation, sa gestion ou sa conservation. En effet, qu’il s’agisse d’une forme de biodiversité remarquable ou ordinaire, la conservation ou la gestion d’un territoire passe par la concertation entre différents acteurs, institutions et chercheurs. La valeur économique de la biodiversité et le rôle des services écosystémiques sont aujourd'hui mis en avant dans la gestion des espaces protégés (Millenium Ecosystem Assessment, 2005), et illustrés par l'orientation des plans de développement de l'Etat ougandais (Uganda Vision 2040, 2013; Introduction générale § 2.4.). Comme le montre la figure 9 (CE, 2013), la déforestation se fait sur le continent africain au profit de l’agriculture et de l’élevage, l’exploitation commerciale du bois ne représentant qu’une très faible part de la déforestation. Les enjeux de conservation peuvent donc entrer en contradiction avec les besoins en produits alimentaires et au développement des cultures de rente.

Figure 9 : Balance commerciale de la déforestation incorporée dans la consommation de différentes régions du monde (Source : CE, 2013)

Dans ce même rapport, on discute de l’ « effet de fuite ». Prenons l'exemple de la filière de production de l'huile de palme qui menace la survie des orangs-outans en Indonésie (Gaveau et al., 2009). Si on empêche l'implantation de parcelles de palmier à huile dans le but de limiter la déforestation, cela n'empêche pas de déboiser ces mêmes parcelles pour des produits moins visibles, notamment si l'accent est mis sur la filière plutôt que sur le territoire (on plante du riz à la place des palmiers par exemple). Ainsi, il semble qu'il soit plus pertinent de protéger des zones géographiques affectées par la déforestation plutôt que des filières d’exploitation. Cela fait référence à une approche intégrée de la protection de la biodiversité, en aménageant l'espace de façon plus durable. Dans un contexte où la protection des Grands Singes doit aussi être pensée en fonction de problématiques de développement des populations locales, la gestion des ressources doit être envisagée, conçue et adaptée aux conditions de pauvreté, de mauvaise gouvernance et de corruption, de conflits armés, de faible accès à l’éducation ou aux infrastructures de santé.

3.2.

La notion de territoire en géographie

Donner une place centrale et transversale à la notion de paysage dans cette thèse avait été envisagé initialement. Toutefois, si cette notion s’avère pertinente pour

décrire l'espace forestier (Parties A et B), elle est plus difficilement mobilisable dans la partie où il est question des populations humaines (Partie C). Sa dimension de valeur esthétique n'est pas aisée à appréhender dans le contexte de Sebitoli et varie d'un interlocuteur à l'autre (Forman et Godron, 1986; Berque, 1997; Luginbühl, 2012). La notion de territoire lui a été préférée car elle semble plus à même de représenter les enjeux auxquels j'ai été confrontée à chaque étape de cette recherche. En géographie, le territoire est défini par Di Méo (1996) comme « une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale, donc) de l'espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d'eux-mêmes, de leur histoire ». Mais le territoire permet aussi d'intégrer des projets individuels et collectifs de développement, de conservation et/ou d'aménagement de l'espace. Dans une publication récente du CIST (Collège International des Sciences du Territoire), la science du territoire est largement débattue (Beckouche et al., 2012). L'aspect géographique du territoire y est souligné car ce concept « permet de parler des mécanismes (politiques, institutionnels, financiers...) de la production de l'espace, de mettre l'accent sur les interactions locales, et donne toute sa place à ce qu'il est convenu d'appeler le « jeu des acteurs » (Beckouche et al., 2012) qui les relient grâce aux concepts théoriques de la géographie associés à l'analyse spatiale. Les interactions engendrées par ces jeux d'acteurs mettent en avant d'autres concepts non exhaustifs comme ceux de distance, de barrière, d'interaction, de lisière ou de frontière. Autant de concepts qui permettent d'estimer le degré de co-existence et de recouvrement de plusieurs territoires, notamment en analysant le degré de résilience de chaque entité étudiée vis-à-vis des autres acteurs. Ce type d'approche permet de multiplier les échelles d'analyses, considérant à la fois le territoire dans son individualité mais aussi dans le tout dans lequel il s'intègre. Pour cela, la géographie, associée à d'autres disciplines (biologie des populations, écologie, éco-anthropologie, ethnobiologie, primatologie entre autres) permet de cerner les interactions entre les différents acteurs de ma zone d'étude et leurs éventuelles juxtapositions territoriales qui peuvent parfois créer des conflits d'utilisation.

Le concept de territoire appliqué à Sebitoli et la problématique de cette thèse permet de cerner et délimiter l'espace attribué à chacun des protagonistes humains et

non humains : celui des animaux (les chimpanzés), celui dans lequel ils évoluent (le parc national de Kibale), celui des populations villageoises composées principalement d'agriculteurs qui l'entourent, et ce en fonction des textes des autorités administratives qui réglementent ces interactions (les institutions internationales de gestion de la biodiversité, l'Etat ougandais, l'Uganda Wildlife Authority et les administrations locales). L'ouvrage du CIST (Beckouche et al., 2012) rappelle la première loi de la géographie de Tobler « tout est relié à tout, mais il existe plus de relations entre les lieux spatialement proches qu'entre les lieux spatialement éloignés » et la met en parallèle avec une seconde loi proposée par Grasland (2009) qui exprime que « tout est relié à tout, mais il existe plus de relations entre des lieux appartenant à un même territoire qu'entre lieux séparés par des frontières ». Cette thèse considère donc à la fois les jeux d'acteurs humains et non humains individuellement mais aussi collectivement, pour montrer qu'ils peuvent se croiser, se superposer, voire se court-circuiter.

Dans cette étude, la lisière représente cet espace entre la forêt et le milieu agricole, à l'interface du territoire aujourd'hui occupé par les hommes et celui occupé par les animaux sauvages. La lisière est donc à la fois un mi-lieu (entre deux lieux) naturel et un mi-lieu artificialisé. Elle peut représenter des « zones de transition » (Léopold, 1933) et constituer un habitat à part entière, servir de refuge ou de ressources pour certaines espèces. D'autres auteurs ont qualifié la lisière de « piège écologique » (Ries et Fagan, 2003) car comparée aux zones plus centrales de la forêt, certaines espèces ont un taux de mortalité plus important en lisière où l'habitat est plus dégradé (McDonald et Urban, 2006) qu'en forêt (Ewers et Didham, 2006). Cependant, d'autres études montrent que l'hétérogénéité peut favoriser la diversité (Schwarzkopf et al., 1989; Ganzhorn, 1995; Marsh, 2003).

La lisière ainsi caractérisée comme mi-lieu, zone de transition ou interface, peut également représenter une frontière. A Sebitoli, elle se matérialise sous plusieurs formes : des panneaux pour délimiter l'espace, une tranchée à éléphants ou une rupture plus ou moins brusque entre la forêt et les types d'occupation du sol qui l'entourent (Figure 10).

Figure 10 : Intérieur et extérieur du parc national de Kibale : entre lisière de la forêt et frontière entre les territoires (A : panneau à l'entrée du parc le long de la route; B et D : les plantations de thé en lisière de forêt; C : tranchée à éléphant à Nyakabingo; E : route goudronnée qui traverse le parc)

Guyot (2006a) définit la frontière comme « une construction humaine artificielle mais qui peut instrumentaliser des paramètres naturels pour se forger une pseudo légitimité (ligne de partage des eaux, fleuve, espace protégé). Parcs, frontières et parcs frontaliers sont donc des objets d’étude très pertinents pour celui qui veut comprendre les relations et les hiérarchies internes au sein d’une société ou entre plusieurs États ». En cela, et aussi parce que la frontière est souvent matérialisée dans l'espace par une ligne, un mur, un panneau, elle marque la séparation ainsi que la limite de plusieurs territoires. Dans mon cas d'étude, la frontière entre le territoire des hommes et celui des animaux est constituée par la lisière de la forêt matérialisée par des plots, des panneaux

et des pierres, depuis laquelle chacun peut observer l'autre et parfois la franchir. En cela, la question de la frontière se définit ici par rapport à l'autre, celui qui s'est organisé de l'autre côté de la lisière, sur les terres agricoles ou dans la forêt. Par les interactions qu'elle génère, la frontière n'est donc pas figée dans le temps ou dans l'espace. Comme le souligne Guyot (2006a), la frontière rejoint le concept de barrière, qui en anglais peut prendre l'acception de « border » (externe) et « boundary » (interne). Ce double sens souligne l'instabilité de cette zone de contact entre deux territoires, qui veillent chacun sur les limites de l'autre. Ces situations de contact ou de forte proximité entre des territoires provoquent des interactions, qui ont des rétroactions positives ou négatives (Torre et Caron, 2005), permettant de distinguer plusieurs types de conflits dans le cas des zones protégées : les conflits de voisinage, d’accès, d’usage et d’aménagement (Guyot, 2006b). L’espace et sa division en territoires sont donc au cœur des questions environnementales.