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3 Résultats scientifiques : Les systèmes socio-écologiques ruraux modélisés

3.3 Les Amazonies : le crépuscule des lances

3.3.1 Approche historique et anthropologique : une reconfiguration des espaces vécus

L’Amazonie, pris à la fois comme le bassin versant du fleuve Amazone et l’espace forestier qui l’inclut quasi- entièrement et le dépasse par le plateau des Guyanes et le bassin versant de l’Orénoque, fut décrite comme le dernier espace forestier non encore conquis par la révolution Néolithique (Mazoyer & Roudart, 1997). Cette dernière affirmation s’est avérée fausse (Valdez 2018) piétinant au passage la représentation du bon sauvage amérindien : l’Amazonie précolombienne a connu comme partout une histoire mouvementée composée de mouvements de population, d’expansions et de déclins de culture pour atteindre progressivement entre 6 et 10 millions d’habitants en 1492 (Newson, 1996 ; de Souza et al. 2018) jusqu’à la rupture colombienne, avec un effondrement de 90 % de la population par les maladies venues d’Europe. Ce choc n’a pas réinstauré un monde vierge mais est au contraire le plus puissant exemple de ce qu’un monde post-apocalyptique pourrait être: des peuples balayés par des épidémies aux structures sociales tendant à favoriser une grande résilience, bougeant souvent, n’abandonnant pas l’agriculture et l’associant avec la chasse et la cueillette (Richard-Hansen et al. 2019) pour pérenniser, créer ou fusionner des groupes sociaux (Grenand & Grenand, 1979; Davy et al. 2012; Tritsch et al. 2012).

La découverte du terrain, par la série d’entretiens ouverts, semi-ouverts et les ZADA décrits plus tard dans ce document ont permis de décrire deux Amazonies toujours périphéries d’un centre politique éloigné :

 la Guyane française, périphérie ultramarine et confettis éloigné d’une métropole de 7000 km, sur laquelle j’ai pu travailler via le projet FEZOADA doublement récipiendaire de l’appel OHM Oyapock ;

 l’Amazonie Equatorienne, séparée de sa « métropole » par une barrière physique, le versant oriental des Andes haut de 4040 m au col de la Virgen de Paramo mais aussi une barrière culturelle et socio-écologique très nette entre la forêt et la Sierra, sur lequel je travaille depuis 2013 via les projets ANR MONOIL, MSHST- GET-IDA GHIVARO et CDUs MADA-PASHAMAMA.

Ces deux terrains, bords extrêmes est et ouest du grand bassin, partagent un biome similaire ainsi que la présence d’amérindiens aux droits reconnus et à la situation économique et sociopolitique complexe. Ces Amazonies sont des espaces de frontière de l’œkoumène, où se déroule une deuxième colonisation humaine, un deuxième front pionnier bien plus puissant que le premier d’il y a plusieurs millénaires qui était, lui, soumis aux contingences et aux rétroactions locales. Dans les deux sites, les dynamiques en jeu sont déterminées par des forces extérieures au local, démographiques par l’arrivée de colons, économiques par le jeu des prix donnant une valeur plus ou moins forte aux terres agricoles. A l’instar du front pionnier néolithique, dans la pratique, les Amazonies représentent un seuil fluctuant entre front pionnier local s’avançant progressivement et conquête brutale. L’intérêt de ces espaces est donc double : si l’occupation de l’espace est très ancienne, on peut dater précisément le moment de contact et de mise en place de la colonisation pour assister « en direct » à ce front

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pionnier. De plus, l’intrication inhérente à cette rencontre entre colons et populations déjà présentes peut se voir également et on peut alors observer l’imbrication des pratiques, des groupes sociaux et des rationalités, soulignant le poids de ces dynamiques sociales et économiques dans le processus de colonisation.

Plus encore, les enjeux, risques et objectifs de ces colonisations sont multiples : chasse et pêche, agriculture, bois, intérêt minier ou pétrolier, légal ou illégal. Leurs conséquences en terme d’occupation de l’espace, d’organisation sociale, de devenir des populations mais aussi sur la couverture végétale et le risque sur la biodiversité (Durango-Cordero 2018) le sont tout autant. Enfin, si l’inaccessibilité n’est finalement pas si insurmontable, 1 jour de bateau pour Camopi, de voiture pour Dayuma mais 2 à 3 jour pour Trois-Sauts ou pour Dicaro et la frontière péruvienne (Figure 14), l’inaccessibilité sociale est un obstacle : nombreux sont ceux qui viennent chercher une projection de ce que n’est pas la civilisation occidentale, et cette binarité somme toute sommaire doit être levée pour observer. Comme toute recherche socio-anthropologique base de la modélisation, ce sont des recherches qui demandent du temps sur place, temps qui manque toujours au chercheur. Dans les deux sites, les mêmes dynamiques se dessinent à des degrés divers et se combinent :

 La route aux dépens des fleuves : la première vague de colonisation, une fois la transition démographique lancée, a d’abord été le fait des kichwas des piémonts amazoniens s’installant par petites communautés ou familles le long des cours d’eau, jouant le rôle de colporteur et d’agriculteur pour les Shuars ou les Huaorani de l’intérieur (Figure 14). A l’échelle de l’Oriente, la colonisation par les rivières se poursuit dans l’intérieur mais est remplacé par une colonisation des pistes latéritiques et des routes goudronnées : là où, 40 ans auparavant, la seule voie de communication était les fleuves, la jeune génération ne navigue plus. Les colons roulent dans les zones colonisées et sont maintenant en majorité urbains, les amérindiens et les descendants des colons agriculteurs naviguent dans l’intérieur. La même dynamique s’observe sur le bassin de l’Oyapock mais avec 50 ans de décalage : le « potamo-oekoumène » de ce bassin, voie de communication, de vie et de nourriture, se différencie entre amont et aval : l’amont se repeuple grâce à la croissance démographique importante des amérindiens (jusque 4 enfants par femme). L’aval se concentre sur les routes, la colonisation brésilienne sur les deux berges faisant basculer la majorité de la population vers un style de vie urbain et routier (Figure 15) (Boudoux d’Hautefeuille, 2014 ; Saqalli et al. 2018).

Before 1980

1980-2000

2000-2020

Figure 15. Reconstitution historique de l’occupation du territoire de Dayuma, province d’Orellana, Equateur.

Figure 15. Gradient de difficulté relative des transports sur le bassin de l’Oyapock : la route est devenue plus pratique que le fleuve.

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 La rente aux dépens du vivrier : la colonisation n’a jamais été forte en Guyane mais plusieurs ruines (Regina, Saut Maripa) attestent des tentatives de mettre en place une agriculture d’exportation qui ont échoué. Les fermes créoles ou Saramaka souffrent de l’âge avancé de la plupart de leurs exploitants (en particulier à Ouanary) et il n’y a plus d’installation de jeunes agriculteurs sur la rive française de l’Oyapock, contraints par une législation forestière restrictive (Davy et al. 2012 ; Sévelin-Radiguet, 2012 ; Tritsch et al. 2012 ; Richard-Hansen et al. 2019). De même, en Oriente, les projets agricoles issus de la vague de colonisation et basés sur les cultures de rente sont abandonnés progressivement, victimes également de l’âge des colonos : les abattis deviennent des zones de replis familiaux où les grands-parents résident, avec des cultures vivrières où le manioc a une place proéminente. Seules des exploitations le long de la route pourraient être rentables16 et s’orienter non plus vers la rente pour de lointains marchés (salaires et transports rédhibitoires

en Guyane, transport rédhibitoire en Oriente) mais vers l’approvisionnement, surtout maraîcher, en viande ou en volailles, pour les marchés urbains des capitales provinciales : Coca, Lago Agrio, Tena, Puyo ou Macas en Oriente, Oiapoque-St-Georges ou Cayenne pour la Guyane et le bassin de l’Oyapock. Dans les zones autorisées (en dehors des parcs et des terres indigènes en Equateur, en Amapa), des grandes exploitations de rente font suffisamment d’économies d’échelle pour être rentables (palmier à huile).

 Les mines aux dépens des champs : La chute des prix de la majorité des produits tropicaux destinés à l’exportation a rendu la plupart des cultures de rente peu concurrentielles dans les deux sites. Comme montré dans Morin & Saqalli (2017), l’agriculture en Oriente pétrolier, après une phase d’expansion jusqu’aux années 90, s’est resserré autour des axes routiers et la zone de Sacha décrite plus haut. Le pétrole est l’activité structurante de l’Oriente septentrional (Durango-Cordero, 2019 ; 2020 ; Houssou et al. 2019). L’activité en augmentation est dans les deux cas minière : l’or par orpaillage illégal et par exploitation légale ou illégale dans l’Oriente méridional (provinces de Zamorra-Chinchipe et Morona-Santiago) (Figure 16).

 Entre la forêt et la ville, point de campagne (Saqalli et al. 2020) : Nos travaux à l’interface anthropologique et géographique soulignent que les sphères de vie s’étaient additionnées, un monde rural s’ajoutant à la forêt, puis un noyau urbain (et éventuellement le noyau minier). En Oriente, les décennies récentes voient la disparition de ce monde rural, le campo. On constate la même dilution du rural sur le bassin de l’Oyapock, à tout le moins côté Guyane française. Ne reste que les villes reliées par des routes, plus loin la forêt irriguée

16 A l’exception de trois zones : la région de Sacha, au sol particulièrement fertile, d’origine volcanique, (Custode & Sourdat,

1986) renforcée par le fait qu’elle est le lieu des plus grands gisements pétroliers et par conséquent des bassins de population les plus importants ; le plateau laitier de Puyo et le plateau agrumier de Loreto, tous deux en altitude bénéficiant ainsi de terres plates, de sols moins lessivés et d’un climat moins pathogénique et propice à la vernalisation.

Perception de la contamination pétrolière Baja Media Alta Perception des contaminations minières

Figure 16. Perceptions des contaminations pétrolières et minières dans l’Oriente Amazonien (Equateur)

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par les rivières et les points miniers s’étalant. La conséquence en est que les tenants de ce campo, les colonos et les créoles pour simplifier, assument progressivement leur appartenance à un ensemble plus puissant, soit la ville pour ceux, jeunes surtout, qui y espèrent une vie « comme tout le monde », soit la forêt au sens large : c’est le sens du titre de l’article paru en 2020 : « Somos Amazonía », lui-même transcription d’un T-shirt porté par le chef et fondateur d’une communauté Shuar (Saqalli et al. 2020).

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