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Antoine Lyon-Caen

Dans le document ETAT ET GESTION PUBLIQUE (Page 111-115)

Professeur de Droit à l’Université de Paris X-Nanterre, Directeur d’Études à l’EHESS

Session 4

Le rapport présenté par Marie-Anne Frison-Roche propose une analyse des transformations de l’État, au miroir des mutations du droit, un essai de qualification de ces transformations et mutations et des recommandations en forme de préconisations. C’est dire la richesse de sa contribution.

Au titre des interprétations des mouvements qui affectent l’action étatique – mieux vaut parler de l’action publique – elle met en avant l’érosion de la souveraineté, l’exigence généralisée de justification de l’action publique, la banalisation des acteurs publics, aussi bien dans les justifications que dans les procédés de leurs actions, la judiciarisation des actions publiques, que révèlerait notamment leur pénalisation.

Au titre des recommandations, elle insiste sur l’urgence de retrouver des repères et en appelle ainsi à une sorte de néoconstitutionnalisme ; elle réclame aussi que soient forgés ou fortifiés des principes d’organisation, comme la séparation du régulateur et de l’opérateur ou encore l’impar-tialité des acteurs publics.

Toutes ces propositions se rapportent pour l’essentiel à ce qu’il est de coutume d’appeler l’action économique de l’État, même si l’invasion du droit pénal qu’elle relève avec une certaine gourmandise, est loin de n’avoir que ce seul domaine. Chaque proposition avancée mériterait examen et discussion. Parfois même des approfondissements théoriques. Ainsi, par exemple, conviendrait-il de clarifier les représentations du droit qui innervent les énoncés, qu’ils aient une ambition descriptive ou une ambi-tion prescriptive. Je me bornerai pour ma part à emprunter brièvement deux voies ouvertes par Marie-Anne Frison-Roche.

Sur les justifications de l’action publique

S’il est un point sur lequel Marie-Anne Frison-Roche a raison, mais elle a raison depuis un siècle, c’est lorsqu’elle souligne que la souveraineté ou la puissance publique ne fondent plus l’action publique. Elle retrouve en vérité les accents de L. Duguit qui contestait déjà que l’action publique puisse puiser ses justifications dans la puissance publique et prétendait que ses fondements se trouvaient dans le service public. C’était pour lui, faut-il le rappeler, le service public qui constituait la raison d’être des initiatives publiques et justifiait, en même temps, la légalité à laquelle l’action publique était – ou devait être – soumise.

Là où il devient plus difficile d’adhérer à son propos, c’est lorsqu’elle suggère une conjugaison de deux mouvements : d’un côté, selon elle, l’action publique serait de plus en plus sommée de se justifier et, de l’autre, les acteurs publics se dépouilleraient de leur originalité et se fondraient dans la banalité. Sans doute y a-t-il dans certaines provinces du droit privé un certain essor de l’exigence de justification, et le droit du travail en four-nit une illustration, avec les formes de contrôle auquel le pouvoir patronal tend à être assujetti. Mais il est excessif de tenir l’exigence juridique de justification de l’action comme une tendance générale en droit privé.

Le propos de Marie-Anne Frison-Roche invite néanmoins à prolonger sa réflexion. Elle pressent que le service public, justification historique de l’action publique et du droit public, à son tour a besoin de justifications. En d’autres termes, la notion, dont la plasticité a depuis longtemps été relevée, suffit de moins en moins à clore les contestations dont l’action publique est l’objet. Et ces contestations ne visent pas seulement l’État ou les collecti-vités publiques dans leurs acticollecti-vités de fourniture de services ; elles s’adres-sent aussi à l’État normateur et à l’État organisateur. Bref, les réglemen-tations et les organisations publiques sont sous le feu d’exigences juridiques de justification. À mes yeux, il ne fait guère de doute que l’Europe commu-nautaire a constitué le principal moteur ou facteur de tels ébranlements.

Pourquoi ? Avec la construction juridique de l’Europe, toute forme d’action publique est devenue passible d’un contrôle communautaire au nom des règles du marché.

Ce contrôle était, à la lettre du traité fondateur, limité au champ dit économique. Mais cette circonscription n’en est pas une car, dans l’inter-prétation que lui en donnent les institutions communautaires, l’économie recouvre un modèle et saisit toutes les relations qui pourraient se muer en relations marchandes. Pour résister à la corrosion du marché, l’action publique a donc besoin d’être refondée. Si c’est ce que Marie-Anne Frison-Roche annonce, avec son appel à des nouveaux repères, alors elle devrait sans peine emporter notre conviction.

Faut-il pour autant s’attendre à une contraction (ou une rétraction) de l’action publique ? Rien ne me paraît l’augurer. Mieux, de puissants fac-teurs invitent plutôt à envisager son enrichissement. Arrêtons-nous à deux d’entre eux. Au nom d’une conception toujours plus fine de la sécurité,

l’État est convié à mettre en place des dispositifs d’évaluation des risques, seraient-ils hypothétiques, de gestion des risques et des crises. Gageons que le principe de précaution, ce guide de l’action dont la consécration s’affirme progressivement, apportera avec lui de nouvelles initiatives éta-tiques, en même temps que de nouvelles responsabilités. Mais c’est éga-lement l’impératif démocratique qui inspire une extension du rôle de l’État et des collectivités publiques, incités, et parfois obligés, à veiller à une jouissance plus partagée, plus égale, de certains services.

Ces exemples, trop rapidement évoqués, permettent d’esquisser ce qui semble constituer la grammaire juridique moderne des justifications de l’ac-tion publique. L’État, et plus généralement les instances publiques, ont pour mission de veiller aux garanties d’exercice – ou de jouissance – des droits fondamentaux de la personne. Cette proposition n’a pas seulement valeur normative : elle ne se borne pas à dresser un projet ni une vision idéale. Elle est déjà ancrée dans les pratiques publiques – et le dessein que le droit en fournit – en France, mais aussi dans les pays de l’Union européenne. Ce qui sans doute n’est pas toujours clair pour tout le monde, c’est la diversité des droits fondamentaux qui ne se résument pas à des droits à des libertés, mais recouvrent aussi des droits à des protections et, avec une extension plus discutée, des droits permettant l’épanouissement de la personne en société.

Ce qui n’est pas toujours compris non plus, c’est la variété des garanties d’exercice de ces droits, trop vite réduites, dans une certaine tradition juri-dique, à des garanties juridictionnelles, alors qu’elles prennent aussi la forme de réglementations, d’organisations et de fourniture de services. Mais j’évo-que déjà là un second thème.

Sur les modalités de l’action publique

L’organisation de l’action publique est exigeante. Elle l’est proba-blement devenue plus qu’elle ne l’était. Cependant, plutôt que de proposer des modèles, de distinguer les formes convenables des autres, en usant de critères qu’il faudrait longuement expliciter, je crois plus fécond de signa-ler quelques cadres analytiques suggestifs.

Le premier donne lieu à d’importants travaux de philosophie du droit et de l’action. Ce que livrent comme leçon les économistes, même s’ils sont mus, dans leurs analyses, par une représentation des actions indexées sur l’intérêt individuel, c’est l’attention qu’ils nous convient à porter aux condi-tions dans lesquelles l’action se déploie, en des termes autres que j’utilise sans commentaire, aux conditions d’effectuation de l’action. Appelons-les le contexte de l’action.

L’une des contributions majeures de ces travaux, c’est de souligner l’im-portance et de construire cette question du contexte de l’action. Le contexte a longtemps été, et est encore pensé, comme simple terrain d’application d’une décision : la décision constitue un moment propre, qui doit respecter des exigences de validité, et elle est suivie d’une application, ou mieux d’une mise en œuvre. C’est cette représentation de l’action que nous

sommes invités à revisiter. Le contexte ne se laisse pas réduire à un ensem-ble d’intérêts localisés, plus ou moins résistants à une décision rationnelle et valide ; il faut plutôt le considérer comme composé de modes de vie, de manières de penser dont il y a lieu de stimuler la réflexivité si l’on entend que les fins normatives valides de la décision soient mieux réalisées. Où l’on retrouve l’attention que les économistes nous convient à prêter aux conditions dans lesquelles la décision se déploie.

Au prix d’une simplification peu respectueuse de leur complexité, on peut dire que ces travaux mettent en cause le modèle de la décision publique qui inspire nos propos courants et incitent à imaginer des dispositifs d’action pro-pres à intégrer dans l’édiction de la décision les conditions dans lesquelles les destinataires formulent et reformulent leurs façons de vivre et de penser.

Le puissant renouvellement d’une sociologie pragmatique de l’action et du jugement offre un deuxième cadre d’analyse. Ce n’est pas le lieu d’en exposer les fondations, ni de montrer les distances qui existent entre ce cadre et le précédent. Ce qui vaut au moins d’être souligné, c’est l’accent mis sur les justifications de l’action et leur pluralité.

Il devient alors possible de soumettre à un réexamen critique les caté-gories communément utilisées pour rendre compte des raisons de l’action et de mieux percevoir l’incompréhension que peut entretenir l’usage de certaines notions, telles l’égalité ou l’efficacité, qui n’ont pas le même sens selon les registres ou ordres de justifications. Il devient aussi possible de s’intéresser, avec plus de sérénité et de pertinence, à la combinaison des justifications, et d’analyser certaines procédures comme favorisant ou accueillant certaines compositions et non telles autres.

À une autre diversité, des travaux de sociologie du droit de fondement systématique nous demandent d’être sensibles. Il s’agit de la pluralité des savoirs. Ne faut-il pas en effet retenir que les autorités publiques sont appe-lées de plus en plus à statuer sur des questions cognitives complexes, cer-tains diront même inédites ? Si l’on représente le droit comme un savoir, il lui est aussi demandé d’intervenir dans des domaines et des controverses où il rencontre d’autres savoirs. Une interrogation s’ouvre alors : à quelles conditions et comment ces savoirs peuvent-ils être incorporés au savoir juridique ? Pareille incorporation apporte avec elle des changements dans les formes d’organisation et les modalités de l’action publique ainsi que paraissent le révéler les rapports qu’entretiennent le droit et certains sa-voirs scientifiques.

Cessons là. Mes propos sont trop rapides et ne rendent pas justice aux travaux évoqués. Pis, ils les dénaturent. Mais ces mentions pourraient avoir une vertu, celle de perturber nos routines. Les modalités de l’action publi-que doivent-elles aujourd’hui être étudiées à l’aune de principes immua-bles ou de guides techniques ? Si l’on entend prendre la mesure des chan-gements d’organisation et de mode d’action déjà à l’œuvre, n’est-il pas requis de s’expliquer d’abord sur la conception de ces principes et guides ?

Session 5

Dans le document ETAT ET GESTION PUBLIQUE (Page 111-115)