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Quarante ans de terrain et des dents de scie en Provence-Alpes-Côte d’Azur

Dans le document Ethnologue, passionnément. (Page 148-180)

Danièle dossetto

Pour la quarantaine d’années qui vient de s’écouler, un cadrage régional ne se justifie pas seulement par l’installation d’un enseignement d’ethnologie à l’université d’Aix-Marseille 1 (1967-1970), mais aussi par l’attention qu’il permet à de menus faits, décelables seulement de près . D’une part, une quarantaine d’années de développement disciplinaire s’achevant sur des appréciations mitigées, leur entremêlement ressort mieux à la dimension d’une région pourvue d’une bibliographie assez abondante pour fournir matière à réflexion ; c’est le cas de la Provence-Alpes-Côte d’Azur. D’autre part, un examen à ce niveau fait apparaître des motifs d’alarme ou des risques qui, parfois attachés à des lieux particularisés, sont trop discrets pour se signaler à qui n’y est pas directement confronté ; ils n’en sont pas moins d’intérêt général. Enfin, un échantillonnage par la seule inscription territoriale amoindrit la distinction symboliquement forte qui s’opère sur l’axe de l’« actualité » thématique ; bien que l’orientation de ces pages me pousse à insister sur des exemples inscrits dans la durée de nos préoccupations disciplinaires, il n’y a pas lieu pour moi de les séparer d’objets plus nouveaux ; dans l’un ou l’autre cas d’ailleurs, et cette remarque ne devrait guère étonner, la Provence-Alpes-Côte d’Azur – ou la « Provence » de bien des auteurs – localise plus qu’elle n’est questionnée. Afin de suivre de plus près Christian Bromberger, mon propos appellera quelques échappées à l’extérieur de mon corpus principal, formé des articles parus dans Ethnologie française,

Études rurales, Terrain, Techniques et culture, Le Monde alpin et rhodanien, Les Cahiers de Salagon2 .

1 G . Ravis-Giordani, 2010 . L’ethnologie est enseignée à Nice à partir de 1967 et à Montpellier de 1958 .

2 J’ai élargi Terrain aux livres tirés d’appels d’offres ou autres initiatives de la Mission du patrimoine ethnologique (MPE) / Mission à l’ethnologie . Dans le sillage d’une revue (Alpes

Christian Bromberger est en effet plus prolixe sur la Provence-Alpes-Côte d’Azur qu’on ne le croit souvent, cela à cause d’une bibliographie d’accessibilité très inégale : des articles pour à peine plus de la moitié disponibles dans des organes scientifiques3, deux ouvrages de référence dont la richesse n’est pas repérable au titre4, une monographie de localité épuisée5, trois rapports de recherche inédits, et des articles éparpillés dans des revues non universitaires, quelquefois introuvables6. Même si la Provence intervient en exemple dans des textes théoriques7, pour l’ensemble des ethnologues de la France, une telle répartition éditoriale fait en somme de lui un spécialiste moins lu dans le détail qu’abordé par bribes . De plus, quand un partage spontané répartit chronologiquement sa production empirique entre thématiques classiques, telles que l’architecture vernaculaire, et objets novateurs avec le football et d’autres « passions ordinaires », cette direction moderniste est en réalité préfigurée très tôt par des recherches sur le tourisme en Provence-Alpes-Côte d’Azur ou sur la ferveur cynégétique dans la basse région8 . Dès le début, Christian Bromberger est à l’affût de passions, toutes masculines, en prise avec « le vif et le réel » (l’expression est sienne) ; ses sujets dépendent aussi d’une inclination personnelle adéquate (il a refusé une occasion de travail sur la consommation de drogue pour incapacité empathique) : connivence avec des amateurs de ballon rond comme avec ces chasseurs pour lesquels il connaît une attraction de presque toujours, séduction pour le défi méthodologique que constituent des concentrations éphémères et

de lumière), les Cahiers de Salagon forment aussi une collection que je retiens en raison

de l’importance du centre de Salagon (Mane, Alpes-de-Haute-Provence) pour l’ethnologie rurale ou régionale . Une autre source pour l’évaluation bibliographique sera la série complète des rapports d’activité du groupement RCP 718-LEMC-IDEMEC . Je me réfèrerai aussi aux dossiers du CEM – Centre d’ethnologie méditerranéenne (infra) . Enfin, plusieurs mémoires (dont la mienne) ont été mises à contribution. Il est donc peut-être nécessaire de préciser que mon information relative à l’ethnologie à Aix ne provient pas nécessairement de Christian Bromberger, à qui je suis néanmoins redevable de trois entretiens biographiques . J’ai aussi à remercier Joël Candau, Jean-Yves Durand, Valérie Feschet, Danielle Musset et Thomas Schippers, les points de vue exposés restant cependant, avec leurs limites, les miens . 3 C . Bromberger, 1985a ; 1988a ; 1989b ; 1994 ; 2008 ; 2010a (voir aussi C . Bromberger, 1990) ; H . Balfet et al ., 1976a ; C . Bromberger, A .-H . Dufour, 1982 et 1983 ; C . Bromberger, J .-N . Pelen, 1985 ; C . Bromberger, A . Hayot, J .-M . Mariottini, 1987 .

4 C . Bromberger, J . Lacroix, H . Raulin, 1980 ; C . Bromberger, 1989a .

5 H . Balfet et al ., 1976b, tous livres auxquels s’ajoute C . Bromberger, 1995, passim (je réduis les références qui, relatives au football, portent simultanément sur plusieurs terrains) . 6 C . Bromberger, 1980a ; 1985b ; 1988b ; 1991 ; 1998a ; C . Bromberger et al ., 1980-1981 ; C . Bromberger, A . Chenu, 1984 (mon appel à recueillir l’ensemble des articles aux presses universitaires de Provence devrait combler une lacune : à l’heure actuelle, même la médiathèque de la Maison méditerranéenne de sciences de l’Homme ne conserve pas tous les textes cités ici) . 7 Comme C . Bromberger, 1988c .

8 C . Bromberger, 1995 ou 1998b ; C . Bromberger, G . Ravis-Giordani, 1977 ou C . Bromberger et al ., 1980-1981 .

massives (autour du football donc, et non pour des manifestations de rue) . En introduction des actes de son séminaire sur les passions, Christian Bromberger met en scène les habitants du village où il a résidé pour ses enquêtes varoises. Son terrain en basse Provence transparaît en filigrane de la réflexion qu’il engage à ce moment-là, un peu comme, dans l’autre sens, le football, par l’OM et son « style », le conduit à s’intéresser aux représentations de Marseille9 . Il quitte d’autant moins un ou le terrain régional qu’il y est longtemps chef de file pour la Provence (historique) centrale, les territoires plus orientaux étant couverts par l’université de Nice où Paul Raybaut assume un rôle semblable au sien dans les entreprises nationales des années 1970-198010. Deux raisons objectives n’en justifient pas moins la dominante « aixoise » de mon exposé : une présence massive de cette production dans les revues disciplinaires nationales (illustration 111) et le fait que des questions de méthode ont pris une dimension spécifique à l’ancienne université de Provence (Aix-Marseille I) .

Une alternative méthodologique quasi fondatrice

Comment l’ethnologie sur la région provençale et circonvoisine se développe-t-elle à Aix ? Au-delà de facteurs partagés avec la production sur la Corse qui y occupe une place équivalente pendant quatre décennies – présence d’enseignants sur ces terrains, collaboration avec le Musée national des arts et traditions populaires / MNATP pour ses corpus, existence de revues régionales (celle qui couvre depuis 1973 la Provence-Alpes-Côte d’Azur, Le Monde alpin et rhodanien, est cependant grenobloise)… –, des particularités existent, dont la principale est l’inégale participation à un débat en passe d’être oublié entre deux conceptions des procédures de recherche.

Une incombe à la filière d’ethnologie (alors sociologie et ethnologie). Jusqu’en 1986, où Christian Bromberger le consacre à la Provence, le cours d’« Ethnologie régionale » porte sur une société quelconque du monde, différente chaque année. Avant cette transformation définitive, déjà, une

9 C . Bromberger, 1988b ; 1991 ; 1998a .

10 P . Raybaut, 1977 ; 1979 ; 1993 ; P . Raybaut, M . Perreard, 1982 . Pour les secteurs septentrionaux, dont le très exploré Queyras (Hautes-Alpes), la bibliographie est moins caractéristique d’une quelconque université locale . Quant à l’Atlas linguistique et

ethnographique de la Provence, il a été réalisé dans le cadre de l’université d’Aix, mais les

archives des entreprises homologues pour toute la France d’oc sont en cours de centralisation à Nice (thesaurus occitan ou « thesoc » sous la direction d’Élisabeth Carpitelli) .

génération de « spécialistes » s’est cristallisée autour de lui12 . Il semble qu’ils choisissent par contrainte des lieux d’enquête pas très éloignés de leur résidence, mais qu’ils sont aussi influencés par l’exemple d’un enseignant et sa contribution à l’impressionnante entreprise de L’Architecture rurale, propre elle-même à redorer un terrain proche et « régional ». Par ailleurs, en lisière de l’enseignement, Christian Bromberger a constitué (1978) un petit groupe qui, pour les raisons matérielles habituelles, a pris la forme d’une association tout en restant strictement universitaire13 ; les terrains varois (illustration 2) y dominent .

Un sentiment de fondation anime ce noyau, d’abord en matière de savoir sur une région à l’ethnographie comparativement pauvre, puis, avec l’avènement de la MPE (1980), en ethnologie de la France14 . L’élan des années 1980 permet ainsi l’émergence d’une équipe – celle des « ribotes » scientifiques15 –, qui se concrétise rapidement par une série d’articles cosignés, un recueil de guides d’enquête16, un bilan bibliographique par thèmes… ; plus tard, le CEM engagera une campagne documentaire sur les coutumiers paroissiaux, etc. Dans cette unité en formation, la figure de Christian Bromberger est double . Seul « institutionnel » parmi des débutants qui sont initialement tous étudiants, il est pivot et directeur de projets. En même temps, il est assez proche de quelques-uns par son âge et plus ou moins de tous par un certain réalisme (petites rémunérations, contrat finançant une thèse). Il l’est aussi par le goût de la commensalité. Analogie peut-être avec les repas improvisés qu’il a connus autour de Leroi-Gourhan ou simple efficacité, des journées « entre fourchette et concept » (mot de l’époque) réunissent les participants au domicile des mieux installés – pour le déjeuner, chacun souvent se charge d’un plat – ou, une fois mémorable, en période de vaches associatives engraissées, dans une salle d’hôtel . Le tout génère une certaine cohésion de groupe

12 Ils lui doivent éventuellement un sujet local (histoire des techniques, rapport à l’écrit, vêtement…). Dans une proportion que j’ignore, bien des apprentis chercheurs sont ainsi moins prédisposés à leur premier terrain que lui-même ne le fut sur la forêt varoise. Cela dit, sur ce point comme plus généralement pour cette section, je me suis contentée des souvenirs les plus facilement disponibles, sans entretiens multiples ni recherche de personnes depuis longtemps perdues de vue. Plus de nuances ressortiraient peut-être d’une démarche systématique. 13 Centre d’ethnologie méditerranéenne (CEM) . Avec le groupe parallèle sur la Corse, cette cellule sur la Provence fournira la base de la RCP 718 (recherche coopérative sur programme Formes de l’identité…) en 1983, elle-même à l’origine du LEMC (Laboratoire d’ethnologie méditerranéenne et comparative), devenu IDEMEC (Institut d’ethnologie méditerranéenne et comparative puis Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative) ; une orientation méditerranéiste perdurant depuis le centre d’études et de recherche ethnologiques sur les sociétés méditerranéennes (H . Balfet) a évidemment favorisé le développement des « terrains » provençaux ou voisins .

14 Sur ce qu’a pu représenter la MPE comme impulsion et comme espoirs, voir N . Barbe, 2013 et illustration 1 .

15 Repas festifs, cf . C . Bromberger, 2008, p . 47 .

(et des amitiés), mais aussi une cohérence productive et un air de famille qui s’étend à des réalisations individuelles17 .

Alors qu’une antenne du centre d’ethnologie française (Marseille) est trop éphémère pour marquer le paysage scientifique local18, la cellule à la participation de laquelle convie Christian Bromberger entre en contraste avec une autre équipe sise à l’université d’Aix-Marseille, réunie (1973-1975) par la notion d’« ethnotexte » ; pour dialectologues et historiens, cette dernière recouvre tout document oral ou proche de l’oralité . En 1977, cette catégorie discursive nomme au CNRS une section du groupement « Atlas linguistiques – Parlers et cultures régionales » et, à l’université de Provence, le courant de recherche correspondant s’épanouit d’autant mieux que son coordinateur national, Jean-Claude Bouvier (responsable de l’Atlas linguistique et

ethnographique de la Provence), dirige un laboratoire adapté19 . Tacitement, les ethnologues réservent des sujets tels que le conte ou la chanson à ces voisins (dont l’un collabore pour le Luberon à la collection « Récits et contes » du MNATP), mais, en dehors de cela, les thèmes ne sont pas caractéristiques . Il faut en quelque sorte que les jeunes chercheurs décident, non, comme ce fut le cas pour Christian Bromberger et ses pairs des années 1960, entre André Leroi-Gourhan ou Claude Lévi-Strauss, mais entre une ethnologie du concret se réclamant de l’ancien centre de formation aux recherches ethnologiques20 ou une voie parallèle qui, héritière de la dialectologie et contemporaine de l’ouverture de la linguistique aux variations régionales du français (« français régionaux »), se creuse autour de l’énonciation : il ne s’agit pas d’observer et de décrire la réalité d’une communauté, mais bien plutôt de recueillir et d’analyser le discours sur la réalité que tiennent les habitants de cette communauté . Un point délicat est que cette démarche se donne à la fois comme « ethnologie régionale » (ou « anthropologie autochtone ») et comme « tentative de sauvegarde de l’identité21 » .

17 Comme A .-H . Dufour, 2009 [1987] .

18 Voir néanmoins un exemple de partenariat dans C . Bromberger, 1980b . Il y eut aussi un projet « Provence » avorté dans la série des sources régionales de l’ethnologie (C . Bromberger et G . Ravis-Giordani puis C . Bromberger et J . Lacroix, années 1970) . 19 Centre de recherches méditerranéennes sur les ethnotextes, l’histoire orale et les parlers régionaux ; je renvoie à L’Ethnotexte du GRECO 9, J .-C . Bouvier, X . Ravier, 1976 ; J .-C . Bouvier et al ., 1980 ; 1986 ; J .-N . Pelen, C . Martel, 1992 .

20 Sur celui-ci, lire J . Gutwirth, 2001 ou M .-L . Gravel, 2002 ; malgré de notables différences, la formation à Aix en retient un stage de terrain collectif en début de cursus . 21 J .-C . Bouvier et al ., 1980, p . 41 et 14 . Une conception de la recherche comme contribution « au mouvement de renaissance de la culture régionale » (1980, p . 8) s’assortit explicitement du sentiment que « la non-implication de l’ethnologue ne vaut pas pour règle absolue » (p . 12) . Asseoir la revendication d’une participation à l’ethnologie sur la dénégation de principes essentiels ne favorisait guère une reconnaissance d’homologie par les tenants d’une pratique disciplinaire classique . Il faut cependant faire la part de la protestation fondatrice dans cet ouvrage programmatique .

Trois appendices de la méthode documentaire – les relations à l’ethnologie générale, le rapport au terrain, la pratique du provençal (motivant peu les ethnologues stricto sensu) – séparent donc supplémentairement les deux tendances . Rares sont les étudiants qui suivent des cours dans les deux filières ; les séminaires, au moins à une époque, se déroulent en même temps ; et maints exemples montreraient combien le rattachement de groupe ou de méthode a été multidimensionnel . Des collaborations existent22, mais un événement est symptomatique . En 1983, sur le thème des identités territoriales, une concertation pour permettre aux deux mouvances de participer à deux projets différemment localisés se solde par l’impossible jonction des intentions prédéfinies de part et d’autre ; chacun sur un terrain, un laboratoire (au sens large) se centrera l’un sur des représentations mises en discours, l’autre sur la confrontation de données objectives et subjectives23 .

Dans les termes où je la retrace, l’alternative est assez précisément circonscrite . Les travaux de l’université d’Aix en Corse paraissent y échapper et, pour ceux qui portent sur des terrains en Provence-Alpes-Côte d’Azur, la situation n’est pas la même à l’université de Nice et à celle d’Aix. Là, l’engouement pour l’oral n’outrepasse pas les consensuelles histoires de vie24, mais Pierre Bessaignet, qui fut directeur du laboratoire d’ethnologie, relance le Carnaval à Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes) comme le fait à Lagnes (Vaucluse) un représentant de la démarche « ethnotextuelle » aixoise . En tout cas, à l’université de Provence et pour les terrains immédiats, une bipolarisation a contribué à façonner des chercheurs et c’est sur ce terreau contradictoire, sans doute plus sensible pour les débutants que pour les enseignants, que les années 1980-1990 ont produit une grosse bibliographie, non seulement à la faculté mais, dans sa périphérie, à Salagon25 .

Une vingtaine d’années après la réunion esquissée, tandis qu’il n’existe plus à Aix d’équipe incarnant chacune une conception du travail d’enquête, un article26 prolonge une thèse produite sur le terrain provençal dans la mouvance « ethnotextes », cela sans référence à ce courant, du reste institutionnellement affaibli . Signé par une ethnologue de formation, un autre offre par son sujet récurrent – les formes d’identité territoriale, cette fois à Gap (Hautes-Alpes) – un bon indice d’évolution disciplinaire puisqu’il traite des matériaux discursifs27 . Un tel choix n’est guère susceptible d’alimenter

22 Ainsi C . Bromberger, J .-N . Pelen, 1985 . On notera pourtant que G . Ravis-Giordani (2010) signale comme plus suivies les relations nouées avec des historiens et des géographes . 23 J .-N . Pelen, 1985 ; A .-H . Dufour et al ., 1985, note prospective précisée par A .-H . Dufour, T . K . Schippers, 1993 (appel d’offres « Appartenance régionale et identité culturelle » de la MPE) . 24 Joël Candau, information directe . Voir J . Poirier, S . Clapier-Valladon, P . Raybaut, 1983 . 25 D . Musset, 2012 .

26 P . Chabert, 2005 (il s’agit là d’une recherche en histoire) .

27 V . Siniscalchi, 2003, à rapprocher, portant sur la Drôme contiguë, de Y . Sencébé, 2004, qui procède également par entretiens .

des discussions semblables à celles des années 1980, soit que des références nombreuses affilient clairement le propos à l’ethnologie générale, soit que la caduque MPE eût pour vocation la mise au point d’une méthodologie en ethnologie métropolitaine, soit encore que le recours dominant à des sources orales ne nécessite plus d’argumentation, même quand le chercheur opte pour la sujétion aux points de vue internes . Ce n’est pas que le bon usage de l’entretien ne continue pas à être pensé – Christian Bromberger par exemple s’y emploie28 –, mais les procédures sont globalement devenues plus personnalisées et hybrides, la documentation orale s’offrant en outre parfois comme un raccourci documentaire d’une réalité discutable .

Spécialisation de terrain et précarisation

À l’autre extrême temporel, une coupe en 2009 s’impose. Quelques années après la disparition d’un chercheur y exerçant, Christian Bromberger organisait un débat sur « l’ethnologie de la Provence (et en Provence), domaine en régression29 » . Il a paru opportun de réitérer ici la réponse que j’ai fournie dans ce contexte, point de vue plus positif que d’autres alors que la question des lendemains disciplinaires dans (sur) la région s’imposait ; elle était déjà intervenue quand Christian Bromberger avait modifié ses terrains (retour en Iran, diversification des lieux pour ses enquêtes sur le football) et elle revient aujourd’hui avec l’avancée en âge de pionniers des années 1970-1980 durablement actifs .

Première observation, à l’échelle nationale, la Provence-Alpes-Côte d’Azur est bien classée par l’abondance des travaux qui la concernent (illustration 3) . Dans notre équipe témoin, sur la durée, le terrain régional connaît une baisse plutôt relative qu’absolue (démultiplication des terrains explorés) ; une inversion de courbe s’annoncerait même avec les années 2010. Davantage que la perte de contributeurs, ce que montre la succession RCP 718-LEMC-IDEMEC – comme d’ailleurs la bibliographie de l’équipe niçoise (LAMIC, 2007-2009) – est, deuxième élément de réponse, une précarité chronique (illustration 4) . L’ethnologie à caractère régional est désormais en grande partie assurée dans des situations matérielles difficiles, que des parcours entamés sous un tel signe territorial soient hasardeux30

28 C . Bromberger, 1997, p . 303 .

29 Plus précisément, il partageait l’initiative de la rencontre avec Marie-Hélène Guyonnet, coéditrice scientifique d’un hommage à Annie-Hélène Dufour, décédée en 2002. Envisagée aussi par J .-P . Digard, 2010, la chute bibliographique qui résulte de cette perte ressort en illustration 4 .2 . 30 Témoignage dans J .-P . Digard, 2010 .

ou que les commodités d’un terrain de proximité y fixent malgré eux des chercheurs peu nantis, dans certains cas pour des carrières se déroulant dans une marginalité académique définitive. Une des suites de telles conditions de travail est un écart de plusieurs années entre la réalisation d’une étude et sa parution ; il s’étire par exemple de 1989 à 2001 pour celle d’Annie-Hélène Dufour sur le platane . Toute la chaîne productive est ralentie et pénible .

Il faut cependant regarder en arrière, vers les appels d’offres lancés par la MPE (1981-2002) . Tandis que l’échelle nationale donne à croire qu’ils ont plutôt servi à des universitaires titulaires31, pour la Provence-Alpes-Côte d’Azur (onze opérations de 1988 à 1992), un tel fonctionnement a permis la rétribution de nombreux « contractuels », en particulier quand ils rédigeaient individuellement un projet annonçant un unique réalisateur . Sur l’industrie salinière, la sociabilité savante, diverses formes d’identité territoriale32, etc ., de multiples sujets tributaires de ces programmes et de « contractuels » seuls ont reposé sur un salariat subventionné par la MPE . La disparition d’une telle organisation est donc particulièrement douloureuse à toute une catégorie de chercheurs, et mes exemples montrent en outre que l’opiniâtreté bibliographique de ces dernières années inclut un effet de présentation par nature transitoire puisque des publications exploitent de la « littérature grise » difficilement renouvelable (en volume et en genre « recherche fondamentale ») . De plus, le dynamisme d’une érudition locale multiforme drainant vers elle beaucoup de l’intérêt de collectivités territoriales, dans l’ensemble peu informées sur notre discipline, la disparition de l’intercesseur que représentait un conseiller régional à l’ethnologie (vingt-deux modestes interventions supplémentaires entre 1988 et 1992) n’a pas trouvé de compensation . Après avoir connu les bénéfices de la contractualisation disciplinaire structurée (abondance de résultats, aide en début de carrière, appels d’offres égalitaires, « ballon

Dans le document Ethnologue, passionnément. (Page 148-180)