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Chapitre 1. Penser la migration des « expatriés » en termes de privilèges ? Le cas des

3. Classes sociales et privilèges, comment analyser cette migration ?

3.2 Peut on analyser cette migration en termes de privilèges ?

Les travaux qui portent sur les classes moyennes ont souvent mis l’accent sur leur fragmentation (Clerval 2008). En effet, les ressources économiques, sociales et culturelles des personnes diffèrent au sein des classes moyennes et des classes moyennes supérieures. Ainsi afin d’analyser l’hétérogénéité des Britanniques, Nord-Américains et Français qui migrent en Corée du Sud, les professions qu’ils occupent seront croisées à d’autres variables. Les professions qu’ils occupent peuvent certes expliquer certaines de leurs pratiques, mais elles ne nous paraissent pas suffisantes. Ainsi, analyser les effets de la migration à partir de la profession de ces migrants, de leurs contrats de travail, de leur nationalité et de leur sexe pourrait nous aider à analyser l’hétérogénéité de ces migrants, mais aussi les ressources inégales qu’offre la migration. Or, il nous semble que s’il y a un terme qui peut nous permettre de croiser ces différentes dimensions de la migration des classes moyennes supérieures depuis les pays du « Nord », c’est celui de « migration privilégiée ».

De par leurs nationalités, les membres de notre corpus disposent de facilité à se déplacer et à migrer en comparaison des ressortissants d’autres pays. Ainsi, ils sont « privilégiés » dans le sens où les politiques migratoires leur sont favorables et que leurs nationalités peuvent suffire à obtenir un visa et un travail. C’est par exemple le cas des enseignants de langues dont les conditions d’obtention du visa intitulé Foreign language instructor, diffère selon leur nationalité. Les Britanniques, Irlandais, Canadiens, États-Uniens, Néo-Zélandais et Sud-Africains, doivent uniquement justifier d’un diplôme de 1er cycle universitaire, tandis que tout autre ressortissant étranger doit justifier d’un diplôme d’enseignant de langue de niveau master. Ainsi, en 2010, sur 12 436 personnes entrées sur le

territoire sud-coréen avec ce visa, 10 49136 sont des États-Uniens, Britanniques et Canadiens. Leur nationalité peut donc être mobilisée comme une ressource pour travailler et vivre en Corée du Sud sans qu’aucune qualification spécifique ne soit requise.

Toutefois, bien que les personnes que nous avons interrogées bénéficient de ce type d’avantages liés à leur nationalité, ceux-ci ont des degrés divers. Ainsi, les migrants ayant pour langue maternelle l’anglais bénéficient d’un privilège dans la migration en Corée du Sud, cependant ils restent dépendants des politiques migratoires, tout comme les personnes interrogées en contrats locaux, contrairement aux « détachés ». En effet, ces derniers échappent aux politiques migratoires en étant « détachés » par leurs entreprises (Peixoto 2001) ainsi qu’à la problématique de reconnaissance des diplômes évoquée plus haut lorsque l’on utilise le terme de « highly skilled migrants ». Par ailleurs, leurs nationalités et les avantages de déplacement qu’ils offrent permettent aux personnes interrogées d’envisager une poursuite de leur migration dans d’autres pays.

Le second privilège qui semble être partagé par les membres de notre corpus concerne les politiques d’intégration auxquelles ils échappent (Favell 2006). Leur migration étant circulaire, aucune injonction à l’intégration au pays ne leur est faite, représentant donc un privilège symbolique. En effet, leurs enfants fréquentant les écoles internationales, la langue utilisée au travail étant l’anglais et leur fréquentation des associations internationales permettent à ces personnes de ne pas avoir à apprendre le coréen. Anne-Catherine Wagner, dans son ouvrage Les nouvelles élites de la mondialisation. Une immigration dorée en France (1998) a bien mis en évidence les différences de traitement entre ce type de migrants et les migrants pauvres issus des pays du Sud, concernant leurs différences culturelles avec les pays dans lesquels ils résident. Autrement dit, les migrants auxquels on s’intéresse ici voient leurs cultures nationales valorisées et encouragées que ce soit par le maintien de leur langue maternelle, de leurs systèmes scolaires ou de leurs pratiques culturelles. Leur entre-soi, loin d’être pointé du doigt est valorisé. Le cas sud-coréen est particulièrement intéressant puisque la ville de Séoul met en avant et supporte, financièrement et symboliquement, les « quartiers mondiaux » tels que le quartier français, par des aménagements urbains ou l’organisation d’une fête de la musique (Gellereau 2012).

36Ces données sont issues du site internet du Korean Statistical Information Service (KOSIS), consulté le 31 août

Bien que les membres de notre corpus partagent certains privilèges, ceux-ci sont inégalement répartis. En effet, selon leur emploi, l’encadrement dont ils bénéficient de la part de leur entreprise ou leurs langues maternelles, ces migrants n’ont pas le même volume de privilèges. Ainsi, les personnes bénéficiant de packages de la part de leurs entreprises semblent les plus privilégiées. D’un point de vue économique d’une part, puisque leur logement à Séoul ainsi que les frais de scolarité de leurs enfants dans les établissements internationaux sont pris en charge. Mais également d’un point de vue symbolique puisque des entreprises de services se chargent de leurs démarches administratives (visas, achats de voitures, souscription à des abonnements téléphoniques, télévisuels, de gaz ou d’électricité). Cette prise en charge permet à ces personnes de ne pas être confrontées aux malentendus ou incompréhensions liées à leur non-maîtrise du coréen. Ainsi, leur migration est rendue « plus simple », notamment par rapport à celle des autres catégories. Sur l’ensemble des 70 personnes interrogées, 28 paient leur logement à Séoul, le cherchent seuls et font leurs multiples démarches administratives seules. Leurs privilèges économiques et symboliques sont donc moins importants que d’autres membres de notre corpus, mais comme nous l’avons montré précédemment, ils existent symboliquement grâce à leur nationalité, ainsi que culturellement par leurs langues maternelles et le poids de leur culture nationale dans le monde.

Par ailleurs, et comme nous le verrons, les catégories de sexes ne bénéficient pas de la migration de la même façon. Ainsi, il nous semble que le terme de privilège nous permet, dans la continuité des travaux sur les privilèges de sexe et de « race », de mettre au jour les situations privilégiées de certains par rapport à d’autres. Il existe en effet, une littérature anglo-saxonne de plus en plus importante sur les privilèges de « race » – qui s’intègre dans le champ des whiteness studies, a mobilisé ce terme afin de « souligner que le fait d’être « blanc » procure indéniablement des avantages ou des privilèges » (Bosa, 2010 :134) – qui aborde également les privilèges masculins (Dorlin 2011).

Nous faisons donc l’hypothèse ici que le terme de migrants privilégiés est le plus adapté pour montrer l’hétérogénéité de notre corpus, tout en les rassemblant. Autrement dit, nous faisons l’hypothèse que les migrants que nous avons interrogés sont tous privilégiés, mais que leurs privilèges sont relatifs. Cette idée de migrants privilégiés a déjà été développée afin d’insister sur les avantages multiples de ces migrants : leur nationalité facilitant leurs déplacements (Amit 2007, Croucher 2009) et installations dans de nombreux pays et pouvant

être mobilisée comme ressource en situation de dominations culturelles37 ; leurs ressources économiques, et particulièrement lorsque ces derniers migrent dans des pays du Sud ; enfin le peu, voire l’absence, de politique intégrationniste à leur égard.

Si nous présentons dans ce chapitre le fait que l’usage du terme de « migrants privilégiés » nous semble permettre de montrer que les différences entre ces migrants ne sont pas uniquement économiques et professionnelles, nous tenons toutefois à repréciser que nous discuterons de celui-ci dans le dernier chapitre. En effet, après avoir présenté les caractéristiques socioprofessionnelles de notre corpus ainsi que les pratiques résidentielles et scolaires des migrants que nous avons interrogés, nous nous interrogerons dans le dernier chapitre sur la pertinence du terme de privilège.

Conclusion

Nous avons vu dans ce chapitre que les migrants auxquels s’intéresse notre thèse sont étudiés depuis une vingtaine d’années dans la sociologie française. Les travaux qui se sont intéressés à ce type de migration ont mobilisé différents termes selon leurs approches et les caractéristiques des migrants qu’ils ont rencontrés. Si ces termes sont opérants dans le cadre de ces recherches, il nous a paru que les caractéristiques des migrants britanniques, français et nord-américains en Corée du Sud, que nous avons pu présenter à partir des données liées aux visas nous éclairant sur les professions qu’ils occupent, n’étaient pas mises en évidence par ces termes.

En effet, les Britanniques, Canadiens, États-Uniens et Français entrés en Corée du Sud n’occupent pas tous comme nous avons pu le voir, des postes clés dans des multinationales. Une part importante d’entre eux dispose de visas d’enseignants d’anglais, d’autres sont à la recherche d’un emploi, certains sont cadres dans des entreprises, chercheurs, journalistes, etc. Ainsi, la diversité des emplois qu’ils occupent, des diplômes nécessaires pour obtenir ces emplois et des salaires qui y correspondent, rend leur inscription dans les catégories « d’élites internationales » ou « Transnational capitalist class » discutable. Il nous paraît en effet difficilement envisageable de supposer que ces migrants partagent une culture de classe

37En utilisant cette expression nous souhaitons reprendre l’idée que dans le contexte culturel et géopolitique

mondial (Benson 2015) toutes les nationalités et cultures ne sont pas égales et qu’il sera plus facile pour certaines de mobiliser leur nationalité, langue et culture que d’autres.

commune et se trouvent au sommet de la hiérarchie mondiale. Ces deux catégories sont intéressantes et correspondent à certaines des personnes que nous avons interrogées, mais elles ne nous paraissent pas adaptées pour qualifier « globalement » cette migration vers la Corée du Sud et les membres de notre corpus.

Les termes d’ « expatriés » et de « highly skilled migrants » ne nous paraissent pas non plus être les plus adaptés pour qualifier les Nord-Américains, Britanniques et Français à Séoul. Le terme d’« expatrié » paraît au premier abord le plus opérant. Il est utilisé dans le langage courant pour traiter des migrants des pays du « Nord ». Toutefois, des connotations différentes sont associées à ce terme. Alors que certains y attachent la nécessité d’avoir un emploi, d’autres font correspondre à ce terme un statut juridique et administratif spécifique, une question de distance spatiale et culturelle entre le pays d’origine et d’installation. Est également associée à ce terme une non-volonté de s’intégrer au pays d’installation et une pratique de l’entre-soi. Ce flou autour de la définition de ce terme et de l’usage que l’on en fait rend sa mobilisation épineuse. En outre, ce terme euphémise la qualité de migrants des personnes qu’on y associe et cela nous semble participer aux privilèges dont certains migrants disposent, sans que ceux-ci soient dévoilés. Le terme d’ « highly skilled migrants » a, pour sa part, l’avantage d’indiquer la qualité de migrants des personnes qu’il désigne. Cependant, la nature des qualifications prises en compte pour nommer les migrants de cette façon et le moment auquel on les prend en compte continuent à faire débat. Ainsi la mise de côté de personnes qualifiées, mais dont les qualifications ne sont pas reconnues en Corée du Sud est possible ou au contraire, comme on l’a vu en ce qui concerne le visa d’enseignant d’anglais, une nationalité particulière suffit parfois à obtenir un visa qui, pour d’autres ressortissants nécessite des diplômes bien spécifiques.

Le terme de « lifestyle migrants » quant à lui, ne permet pas de qualifier la population à laquelle s’intéresse cette thèse puisque celle-ci occupe un emploi en Corée du Sud alors que la littérature des lifestyle migrants est généralement associée à une migration de retraités ou de personnes souhaitant changer de style de vie. Par ailleurs, les statistiques que nous avons présentées en seconde partie du chapitre nous éclairent assez peu sur les raisons de la migration. Toutefois, cette littérature comme les autres ne seront pas exclues lorsqu’il s’agira dans les chapitres suivants d’analyser les modes de sociabilités et les pratiques différentielles des personnes interrogées.

Ainsi, l’analyse que nous avons menée des visas et des politiques migratoires sud- coréennes dans la seconde partie du chapitre nous a permis de relever deux éléments. Le premier est que les personnes auxquelles on s’intéresse dans cette recherche occupent principalement des professions qualifiées, alors que la majorité des migrants en Corée du Sud, sont originaires d’Asie et occupent des emplois non qualifiés ou correspondent à une migration de mariage. Le second élément correspond aux avantages administratifs dont bénéficient les Britanniques, Canadiens, États-Uniens et Français par leur nationalité et leurs qualifications. En effet, en comparaison des visas destinés à des emplois non qualifiés, les durées des visas pour les emplois qualifiés sont plus longues, les visas sont renouvelables, aucun quota n’existe dans l’octroi de ce type de visas et ces derniers permettent à leurs détenteurs d’être accompagnés de leurs proches. Par ailleurs, l’accès au visa d’enseignant de langue, détenu par un nombre important de ressortissants nord-américains et britanniques, est largement facilité sur le seul critère de leur nationalité. Ainsi, ces caractéristiques nous ont amené à faire l’hypothèse que ces migrants peuvent être qualifiés de privilégiés.

L’utilisation de la notion de privilège ne permet pas seulement de montrer les différences administratives de ces ressortissants par rapport aux autres migrants et ainsi de mettre en lumière les avantages liés à leur qualité d’Européens et Nord-Américains. Elle permet également de mettre au jour les différences entre les migrants privilégiés que ce soit selon leurs positions sociales, à partir de leurs ressources économiques, culturelles et internationales ou selon leurs positions de sexes. Dit autrement, la notion de privilège permet d’avoir une approche multidimensionnelle pour penser une migration jusqu’alors présentée comme homogène. Le type de privilège dont disposent ces migrants et leur volume varient, et ce sont ces différences que cette thèse souhaite analyser. Ainsi, l’utilisation du terme « migrants privilégiés » ne doit pas faire oublier les différences socio-économiques entre les membres de ce groupe, mais son usage nous semble le plus approprié afin dépasser les limites soulevées précédemment pour les termes d’« expatriés », de « highly skilled migrants », de « Transnational Capitalist Class » ou de « Lifestyle migrants ».