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CHAPITRE 2 REVUE DE LA LITTÉRATURE

2.2 Systèmes complexes et analyse du cycle de vie multi-agents

2.2.2 Analyse du cycle de vie multi-agents

La SMA est un outil particulièrement adapté pour modéliser la complexité (Barbati, Bruno, & Genovese, 2012; Wilensky & Rand, 2015), dont celle inhérente aux systèmes sociotechniques (Van Dam et al., 2012). La SMA permet de modéliser et d’étudier la complexité et les phénomènes émergents tant pour des systèmes issus du monde naturel que des systèmes anthropiques. La SMA a été utilisée pour étudier de nombreuses questions, par exemple en écologie (Grimm et al., 2005), en chimie et en biologie (Agusdinata, Amouie, & Xu, 2015; Fullstone, Wood, Holcombe, & Battaglia, 2015), en économie (Dosi, Roventini, & Russo, 2019; Ponta, Raberto, Teglio, & Cincotti, 2018) ou encore en écologie industrielle (Davis et al., 2009; Raihanian Mashhadi & Behdad, 2018). Elle a été utilisée par exemple pour comprendre la formation des bancs de poissons (Grimm et al., 2005), ou ce qui a pu conduire à l’abandon d’un site par une société précolombienne (Axtell et al., 2002).

L’objectif de la SMA est de comprendre comment émerge le comportement global du système depuis les comportements individuels des entités constitutives de celui-ci (entités dénommées agents) (Bichraoui-Draper et al., 2015). Les aspects temporels peuvent donc être pleinement représentés avec la SMA :

Une autre façon dont la SMA fournit plus d’information […] est à travers sa riche conception du temps. […] La SMA permet ainsi d’aller au-delà d’une vision statique du comportement du système vers une compréhension plus dynamique. De cette manière, la SMA donne un compte rendu détaillé du processus se déroulant dans le temps, et non pas uniquement l’état final du système. (Wilensky & Rand, 2015) p36 (traduction libre). Pratiquement, la SMA permet de construire des modèles où les agents et leurs interactions (avec leurs environnements et entre eux) sont directement représentés. En fonction de ces interactions, les agents adaptent leurs comportements selon des règles préétablies lors de la simulation.

Avant de simuler (c.-à-d. imiter ou répliquer) le système étudié, la première étape de la SMA est de modéliser le système. Puis, à partir d’une situation initiale, on résout puis actualise le modèle à chacune des étapes de la simulation (qui peuvent par exemple représenter une coordonnée spatiale, une journée ou encore une heure). La simulation permet ainsi d’observer l’évolution du système modélisé. Elle permet de résoudre les problèmes qui sont trop complexes pour trouver une solution analytique et, comme la modélisation, elle fait le lien entre la théorie et le monde réel (Grüne-Yanoff & Weirich, 2010). Alors que l’expérimentation implique des objets réels, la simulation peut être vue comme l’action d’expérimenter sur un modèle plutôt que sur un objet réel (Grüne-Yanoff & Weirich, 2010). Enfin, la simulation est souvent réalisée à l’aide d’ordinateurs.

La SMA se distingue de la modélisation par équations (c.-à-d. la description d’un système avec un ensemble d’équations) sur plusieurs aspects. Premièrement, la SMA ne fait pas d’hypothèse sur l’homogénéité des constituants du système : chaque agent, qu’il représente une molécule, un ménage ou une organisation est individuellement caractérisé. Cet aspect est crucial puisque dans plusieurs systèmes, notamment ceux impliquant des sociétés humaines, l’hétérogénéité joue un rôle (Wilensky & Rand, 2015). Cette remarque fait par ailleurs écho aux recherches présentées à la section 2.1. Une autre différence est que dans la SMA le système n’est pas décrit dans son entier. Au lieu de résoudre les équations décrivant la dynamique du système, la SMA génère cette dynamique à partir des interactions entre les entités constitutives du système (Grüne-Yanoff & Weirich, 2010). Cette particularité en fait un paradigme particulièrement adapté aux systèmes

dont les éléments interagissent de façon discrète comme les systèmes complexes. Enfin, une autre distinction de la SMA par rapport à la modélisation par équation est qu’elle décrit des entités individuelles et non des agrégats. Il est ainsi possible d’obtenir des informations non seulement sur le comportement global du système, mais également sur celui de ses parties constitutives (Wilensky & Rand, 2015). Le tableau 2.1 illustre les similitudes entre les caractéristiques de la SMA et celles des systèmes sociotechniques.

Tableau 2.1 Similitudes entre la simulation multi-agents et les systèmes sociotechniques Systèmes sociotechniques Simulation multi-agents

Hétérogénéité des acteurs et des artefacts Les agents de la SMA sont hétérogènes Interactions intra et inter réseaux technologique

et social

Les agents interagissent entre eux et avec leur environnement

Les éléments du système évoluent et s’adaptent à de nouvelles situations

Les agents peuvent s’adapter et évoluer au cours de la simulation

Bien que les origines de la SMA puissent être retracées jusque dans les années 70 avec le modèle de Schelling (Wilensky & Rand, 2015), son utilisation en ACV est plus récente. La première étude combinant SMA et ACV a ainsi été publiée en 2009 (Davis et al., 2009). Les auteurs concluent l’étude en mentionnant que la SMA peut être particulièrement utile à l’ACV lorsque des aspects socio-économiques influent sur le comportement du système étudié. De plus, ils ont démontré que la représentation matricielle du système en ACV (matrice technologique) pouvait être directement représentée avec un réseau d’agents dans la SMA, facilitant ainsi la cohérence entre les deux méthodes. Depuis, l’approche de Davis et al. (2009) a été reprise et modifiée afin d’étudier différents systèmes où le contexte socio-économique et son évolution revêtent une importance particulière.

La SMA et l’ACV peuvent être combinés de différentes façons : les données de sorties de la SMA peuvent servir comme données d’entrée de l’ACV, les données de sorties de l’ACV peuvent servir comme données d’entrée à la SMA (couplage unilatéral), et enfin les deux outils peuvent être couplés afin que leurs flux d’information circulent dans les deux sens (couplage bilatéral) (Baustert & Benetto, 2017). Querini et Benetto ont par exemple utilisé la SMA pour

simuler différents scénarios de politiques de mobilité durable dont ils ont ensuite évalué les impacts environnementaux avec l’ACV (couplage unilatéral) (Querini & Benetto, 2014, 2015). Grâce à la simulation, les auteurs ont pu déterminer les facteurs potentiellement les plus influents sur l’adoption de véhicules électriques, puis explorer l’efficacité de différentes politiques publiques sur l’accroissement du parc automobile électrique et les impacts environnementaux associés. Ils ont notamment montré que les conclusions de l’ACV d’un véhicule unique ne sont pas forcément les mêmes que celles d’une flotte entière de véhicule.

Une autre étude s’est intéressée au processus de décision lors de l’achat d’ampoules aux États- Unis (Hicks & Theis, 2014). Celle-ci se démarque notamment par l’utilisation du concept d’utilité et d’un procédé stochastique pour modéliser la rationalité limitée lors des processus de décision quotidiens tels que l’achat d’ampoules. De plus, les auteurs ont estimé l’effet rebond direct lié à différentes politiques publiques mises en place pour encourager l’utilisation d’ampoules à diode électroluminescente. Enfin, un dernier exemple est celui d’une étude sur la culture de millet vivace (pour le marché des biocarburants) aux États-Unis (Bichraoui-Draper et al., 2015). En observant que l’âge des fermiers et le profit potentiel étaient des facteurs prépondérants expliquant la variation des émissions de CO2 dans les simulations, les auteurs ont

conclu que ce sont des points à considérer pour de futures politiques publiques concernant la production de biocarburants. L’étude mentionne aussi la possibilité d’utiliser un modèle psychologique pour établir les règles gouvernant la prise de décision des fermiers. Cependant, un tel modèle n’est pas utilisé dans l’étude (et les agents du modèle sont supposés prendre leurs décisions de manière rationnelle).

De récents travaux en psychologie et en économie comportementale, notamment des prix Nobel de l’économie Daniel Kahneman et Richard Thaler, ont cependant montré que les humains prennent des décisions selon deux « systèmes » distincts (Thaler & Sunstein, 2008). Le système 2 est responsable des décisions « rationnelles » et des actions réfléchies. Le système 1 gouverne lui des actions plus instinctives et il peut mener à des décisions « irrationnelles » dans le sens où elles peuvent diminuer l’utilité de l’agent économique (Thaler & Sunstein, 2008). Un des apports principaux de Kahneman et Thaler est ainsi d’avoir mis en opposition homo economicus, le concept d’agent rationnel qui est principalement utilisé dans les études économiques avec homo

sapiens, un concept d’agent économique plus réaliste prenant des décisions avec les deux

Dans la SMA, les deux concepts d’agents économiques ont été utilisés. La théorie du comportement planifié, un modèle psychologique, a par exemple été utilisée pour représenter des décisions non rationnelles dans plusieurs SMA (Andrews, Yi, Krogmann, Senick, & Wener, 2011; Khansari et al., 2017; Raihanian Mashhadi & Behdad, 2018; Sopha, Klӧckner, & Febrianti, 2017). Cette théorie a cependant été critiquée pour son manque de portée explicative notamment par rapport à l’écart observé entre l’attitude des individus face à un comportement et le comportement effectif (Kaiser, Byrka, & Hartig, 2010). D’autres types de modèles psychologiques ont ainsi été appliqués pour résoudre ce problème (Byrka, Jȩdrzejewski, Sznajd- Weron, & Weron, 2016; Micolier, Taillandier, Taillandier, & Bos, 2019). Enfin, d’autres études se sont basées sur le concept d’agent rationnel (Bichraoui-Draper et al., 2015; Querini & Benetto, 2014), parfois en introduisant des modifications, par exemple pour représenter la rationalité limitée des agents (Hicks & Theis, 2014).

Plusieurs limites existent dans les approches combinant ACV et SMA. Premièrement, bien que le système simulé considère des aspects temporels, l’ACV utilise des données statiques. Secondement, la plupart des études ont fait la supposition d’agent économique rationnelle ce qui peut conduire à une représentation erronée de la réalité. De plus, aucune étude n’a pris ces deux aspects à la fois en considération. Or, la phase d’utilisation de l’ACV peut impliquer à la fois des décisions humaines irrationnelles et des systèmes technologiques évoluant dans le temps. Ne pas prendre en compte ces deux aspects peut donc conduire à des erreurs dans l’analyse.

2.2.3 Les limites actuelles de l’analyse du cycle vie multi-agents des systèmes