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La geste mythique d’Amphilochos

1.1. La famille des Mélampodides

1.1.2. Amphiaraos, un père guerrier et devin

Antiphatès et Oïclès, les fils et petit-fils de Mélampous, sont des personnages dont les Grecs ont révélé bien peu de choses; il est par conséquent délicat de savoir quelle était la nature de leurs dons divinatoires (il n’est d’ailleurs pas sûr qu’Oïclès lui-même possédât une quelconque prescience). Pour cette raison, nous passons directement à l’étude du personnage d’Amphiaraos, beaucoup plus fondamentale. Homère donne peu de détails sur le devin mais insiste cependant sur l’événement le plus connu et le plus important de son histoire : sa participation forcée à la première expédition contre Thèbes et sa « mort » près des portes de la cité. Notons qu’Amphiaraos apparaît davantage sous la protection d’Apollon que son aïeul Mélampous : il est qualifié par Homère « d’aimé de Zeus et favori d’Apollon » (ὃν περὶ κῆρι φίλει Ζεύς τ᾿ αἰγίοχος καὶ Ἀπόλλων παντοίην φιλότητ᾿37), Hygin

rapporte que certains auteurs font d’Apollon son père38, enfin, Stace39 et Pausanias40 font de

lui un mantis inspiré par ce même dieu. D’après le Périégète, on racontait à Phlionte que le héros, alors qu’il n’était pas encore réputé ni doté de pouvoirs particuliers, vint s’assoupir dans une maison pour y passer la nuit et constata à son réveil qu’il possédait des facultés

36 Claudia Antonetti & Pierre Lévêque, « Au carrefour de la Mégaride : devins et oracles », Kernos,

3, 1990, p. 202 : « A vrai dire, il existe déjà des incertitudes sur la figure générale de Mélampous, où s’harmonisent des éléments hétérogènes : orgiastiques (incantations, cris et danse frénétique), chthoniens (serpents, insectes, connaissance du langage animal), thaumaturgiques (médications,

mélampodion = rose de Noël, pharmaka) et purificatoires (offrandes et sacrifices expiatoires et

mystiques, katharmata, mantique des victimes sacrificielles) ».

37 Auguste Bouche-Leclercq avait déjà remarqué que cette association entre les deux divinités et le

héros se retrouve plusieurs siècles après chez Nicolas Damascenus, Fragments, 68, 66-68.

38 Hygin, Fables, 70 : « Amphiaraus Oeclei uel ut alii autores dicunt Apollonis ex Hypermestra

Thestii filia, Pylius » (Amphiaraos fils d’Oïclès ou selon d’autres auteurs, d’Apollon et

d’Hypermestre fille de Thestios de Pylos). Voir aussi Hygin, Ibid, 128 : « […] Amphiaraus Oeclei

uel Apollonis filius […] ».

39 Stace cite Amphiaraos aux côtés de son ancêtre Mélampous dans une longue digression où le

poète avoue qu’il ne saurait déterminer pour lequel des deux devins le dieu Apollon penche le plus. Nous pensons tout comme Sineux que « la présence, côte à côte, de ces deux personnages semble montrer qu’à partir d’une certaine époque au moins, on a pu les percevoir comme des doublets, y compris en raison de leur relation étroite avec Apollon. Cette association des deux devins ne doit pas être comprise comme une simple invention du poète, mais bien plus comme le signe d’une structure commune, à l’œuvre dans la tradition poétique antérieure. Le recouvrement n’est pas total pour autant et la relation d’Apollon avec Amphiaraos apparaît plus centrale, contrebalancée qu’elle est chez Mélampous par celle que ce dernier entretient avec Dionysos »; Pierre Sineux, Amphiaraos :

guerrier, devin et guérisseur, Paris, éd. Les Belles Lettres, 2007, p. 33.

divinatoires41. Cette histoire est d’autant plus intéressante qu’elle fait immédiatement penser au rituel de l’incubation qui était pratiqué dans le sanctuaire d’Amphiaraos à Oropos où les pèlerins, afin d’obtenir un oracle du dieu en rêve, venait passer la nuit complète dans le sanctuaire. Hormis cette fable bien postérieure au reste de la geste du héros, aucun récit ne fait état de la manière dont il devint un mantis, tout comme aucun récit ne le fait pour Amphilochos. Il faut supposer à juste titre que le facteur héréditaire suffisait à expliquer leurs qualités de devin.

L’étymologie de son nom pourrait aussi bien refléter ses capacités divinatoires42 que

son lien avec le dieu de la guerre Arès43 de qui il tient vraisemblablement ses talents de

combattant, ce qui n’étonne pas au regard de sa geste qui s’avère n’être qu’un immuable combat politique et militaire, d’abord contre sa propre patrie d’Argos dont il réclama le trône jadis obtenu par son ancêtre Mélampous, puis contre l’éternelle cité ennemie de Thèbes qu’il dut assiéger contre son gré. Il fit partie de ceux à qui Chiron enseigna l’art de la chasse44, il participa à la battue qui visait à mettre un terme aux ravages causés par le sanglier de Kalydon45, il aurait fait partie, selon le pseudo-Apollodore, de l’expédition des

illustres Argonautes46, il entra en conflit avec Adraste au sujet de la royauté d’Argos, et

finalement il fut contraint à se battre sous les portes de Thèbes par une épouse soudoyée alors que le grand Loxias l’avait informé qu’il disparaîtrait lors de cette bataille avec tous ses compagnons s’il se bornait à aller contre la volonté des dieux47. En effet, sa femme

Ériphyle avait reçu le collier d’Harmonie de la part de Polynice afin qu’elle oblige son mari à marcher sur Thèbes avec les compagnons d’Adraste. Comme Amphiaraos avait prédit qu’il mourrait là-bas, il ordonna à ses enfants Alkméon et Amphilochos de tuer leur mère en guise de vengeance48. Les auteurs anciens ont parfaitement exploité le thème tragique du

41 Pausanias, Description de la Grèce, 2, 13, 7, 1-5.

42 En considérant que le suffixe αραος ait pu être une déformation d’une ancienne finale αραιος qui

donnerait à son nom le sens « d’homme aux imprécation et paroles sacrées » : A. Carnoy, « Les

noms grecs des devins et magiciens », LEC, 24, 1956, p. 102.

43 Le nom Ἀμφιάραος, Ἀμφιάρηος en dorien et Ἀμφιάρεως en ionien pourrait aussi signifier « celui

qui est autour d’Arès » (Ἄρεως au génitif).

44 Xénophon, De la chasse, 1, 2.

45 Pseudo-Apollodore, La bibliothèque, 1, 8, 2. 46 Pseudo-Apollodore, La bibliothèque, 1, 9, 16.

47 Eschyle, Les Sept contre Thèbes, 610-620; pseudo-Apollodore, La bibliothèque, 3, 6, 2; Diodore

de Sicile, Histoire universelle, 4, 65, 8.

48 Pseudo-Apollodore, La bibliothèque, 3, 6, 2 : « Ἀμφιάραος δὲ ἀνάγκην ἔχων στρατεύεσθαι τοῖς

παισὶν ἐντολὰς ἔδωκε τελειωθεῖσι τήν τε μητέρα κτείνειν καὶ ἐπι Θήβας στρατεύειν » (Amphiaraos,

ayant été obligé de partir à la guerre, donna l’ordre à ses fils de tuer leur mère et de partir en campagne contre Thèbes une fois qu’ils seraient grands).

héros qui a su voir qu’il mourrait mais qui n’a pas réussi à persuader ses compagnons d’arrêter la folle entreprise.

Alors que tout était perdu pour les soldats argiens, Amphiaraos décida de fuir le champ de bataille tandis que Périclyménos le poursuivait pour mettre fin à ses jours. Zeus, plutôt que d’assister passivement à la mort de son protégé, déchira le sol de Béotie en deux pour que celui-ci tombe dans un gouffre béant et disparaisse. Le champ lexical généralement utilisé par les auteurs anciens pour décrire cette chute dans la faille souterraine (χάσμα49)

est surtout celui de la disparition (μάρπτω50, κρύπτω51, ἀφανίζω52, ἄφαντος γίγνομαι53) mais

aussi celui de l’engloutissement (deuorare54, ὑποδέχομαι58, ἐπισπάω55) par une terre

littéralement déchirée (διαστῆναι56, subduco57) qui garda de force en son sein le héros sans

le faire périr pour qu’il puisse accéder au rang d’immortel en restant éternellement sous le sol béotien58. Ce n’est qu’après sa métamorphose ontologique sous terre puis sa renaissance en divinité chthonienne59 qu’Amphiaraos put rendre des oracles en apparaissant dans les

49 Pausanias, 2, 23, 2, 9; Diodore, 4, 65, 8, 5.

50 Pindare, Olympique, 6, 12-14 : « Ἀγησία, τὶν δ᾿ αἶνος ἑτοῖμος, ὃν ἐνδίκας ἀπὸ γλώσσας Ἄδραστος

μάντιν Οἰκλεί δαν ποτ᾿ ἐς Ἀμφιάρηον φθέγξατ᾿, ἐπει κατὰ γαῖ’ αὐτὸν τέ νιν καὶ φαιδίμας ἵππους ἔμαρψεν » (Agésias, à toi revient l’éloge qu’avec justice la langue d’Adraste rendit jadis au devin,

fils d’Oïclée, Amphiaraos, quand la terre l’eut englouti avec ses chevaux étincelants). Traduction

d’Aimé Puech, éd. Les Belles Lettres.

51 Pindare, Néméenne, 9, 24-27 : « Ὁ δ᾿Ἀμφιαρεῖ σχίσσεν κεραυνῷ παμβία Ζεὺς τὰν βαθύστερνον

χθόνα, χρύψεν δ᾿ ἅμ᾿ ἵπποις, δουρὶ Περικλυμένου πρὶν νῶτα τυπέντα μαχατάν θυμὸν αἰσχυνθῆμεν » (Et pour Amphiaraos, Zeus fendit la terre à la poitrine profonde grâce à la foudre d’une force à

tout vaincre et l’enfouit avec ses chevaux, avant que par la lance de Périklyménos son dos n’eût été frappé et son cœur belliqueux enlaidi). Voir aussi le pseudo-Apollodore, op. cit., 3, 6, 8.

52 Pausanias, Description de la Grèce, 9, 19, 4, 2.

53 Diodore, Histoire universelle, 4, 65, 8, 4-9, 1 « Ἀμφιάραος δὲ χανούσης τῆς γῆς ἐμπεσὼν εἰς τὸ

χάσμα μετὰ τοῦ ἅρματος ἄφαντος ἐγένετο» (Amphiaraos devint invisible après qu’il tomba dans

un gouffre de la terre grande ouverte avec son attelage).

54 Hygin, Fables, 73 : Qui postquam apud Thebas terra est deuoratus, Alcmaeon memor patris

praecepti Ériphylen matrem suam interfecit ; quem postea furiae exagitarunt (Après que celui-ci

[Amphiaraos] fut dévoré par la terre près de Thèbes, Alcméon, s’étant souvenu de la prescription de son père, tua sa propre mère; les furies le poursuivirent par la suite).

55 Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, 2, 37, 16-18 : « οἶδα, εἶπε, λέγεις γάρ που τὸν τοῦ

Οἰκλέους, ὃν ἐκ Θηβῶν ἐπανιόντα ἐπεσπάσατο ἡ γῆ ζῶντα » (« Je sais » dit-il « tu parles en effet

probablement du fils d’Oïclès que la terre tira vivant alors qu’il s’éloignait de Thèbes »).

56Pausanias, Description de la Grèce, 1, 34, 2, 1-3 : « λέγεται δὲ Ἀμφιαράῳ φεύγοντι ἐκ Θηβῶν

διαστῆναι τὴν γῆν καὶ ὡς αὐτὸν ὁμοῦ καὶ τὸ ἅρμα ὑπεδέξατο» (On raconte d’autre part que la terre

s’entrouvrit sous Amphiaraos alors qu’il s’enfuyait hors de Thèbes et que sur ce même lieu son char aussi disparut). Voir aussi le même auteur 9, 8, 3, 3-4.

57 Ovide, Métamorphoses, 9, 407.

58 Pseudo-Apollodore, 3, 6, 8 : « καὶ Ζεὺς ἀθάνατον αὐτὸν ἐποίησεν » (Et Zeus fit de lui un

immortel).

59 Paul Vicaire, « Images d’Amphiaraos dans la Grèce archaïque et classique », BAGB, 1979, p. 4 :

« Se retrouvent ici, localisés, ensemble en Béotie et articulés selon une logique propre à l’imaginaire, les thèmes de la disparition dans l’Hadès, avec son char, d’un personnage prestigieux; de la valeur initiatique de cette entrée dans l’autre monde ; de la survie d’un être qui, après son passage du diurne

visions de songe des pèlerins qui venaient passer la nuit près de son antre dans le sanctuaire d’Oropos60. La version du Périégète de l’histoire du héros Trophonios apparaît très

semblable à celle du fils d’Oïclès puisque lui-même passait pour avoir été accueilli (ἐδέξατο) par la terre entrouverte (διαστᾶσα) après un larcin qu’il eut commis conjointement avec son frère Agamède61. D’une d’une façon similaire à Amphiaraos, il

rendait des oracles à Lébadée en Béotie caché dans son antre, et révélait la vérité divine aux consultants qui osaient descendre chez lui pour subir un voyage qui avait toute l’allure d’une descente aux Enfers62. Ce genre d’histoire réapparaît plusieurs fois dans la

mythologie mais demeure somme toute assez rare63. Trophonios et Amphiaraos possèdent

chacun une légende qui intègre le paradigme mythologique de la métamorphose de l’essence de l’être héroïque en divinité chthonienne suite à une disparition brutale de la surface de la terre; nous verrons que ce n’est pas un hasard si ces deux personnages sont cités le plus souvent conjointement avec Amphilochos, un héros qui lui aussi, rendait des oracles aux mortels près du lieu de sa disparition à Mallos.