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Ressources naturelles

Note 65 | Au sens académique

II. B.1 Agrawal : les limites d’une approche comparatiste positiviste

On peut ainsi trouver une intéressante ligne de critique dans les textes d’Arun Agrawal. Ce politiste, spécialiste des questions environnementales, a débuté sa carrière académique dans une veine formaliste, basée en partie sur la théorie des jeux [Agrawal, 1994], pour s’orienter plus tardivement vers des positions plus hétérodoxes, inspirées des écrits de Michel Foucault [Agrawal, 2005]. Au cours de cette évolution, il a contribué à remettre en question certains concepts, bien souvent tenus pour évidents dans nombre d’approches dominantes héritées notamment des premiers travaux de l’école des biens communs : l’idéalisation de la commu- nauté villageoise [Agrawal et Gibson, 1999], les modalités réelles des politiques de décentra- lisation [Agrawal et Ribot, 1999].

Dans deux recensions successives récentes [Agrawal, 2001, 2003], il s’attache à faire le bilan d’une des rélexions essentielles des auteurs des commons, à savoir les conditions d’une gestion communautaire durable des ressources naturelles. Il s’appuie pour cela sur les contributions importantes de Robert Wade [1994], Elinor Ostrom [1990], ainsi que Jean-Marie Baland et Jean-Philippe Platteau [1996], dont il reprend et amende une liste de facteurs jugés cri- tiques (igure 3.1.a). Partant de l’analyse de ces facteurs, il emprunte alors deux stratégies de critiques.

(i) La première tient au fond : certains facteurs jugés importants peuvent avoir des efets paradoxaux [2003: 254]. Par exemple, des frontières claires peuvent apparaître comme un prérequis indispensable lorsque sont réunies stabilité du groupe appropriateur et prévisibilité du comportement de la ressource. A l’inverse, lorsque la ressource est mobile et/ou diicile à prévoir, la mobilité des groupes appropriateurs et leur porosité peut être une réponse tout à fait rationnelle et eicace. Cette conclusion a notamment été amplement démontrée dans le cas du pastoralisme Africain par une importante littérature au cours des années 1990 [Turner, 1999].

Un autre exemple marquant est celui de l’équité. Une certaine redistribution des revenus issus de l’exploitation des ressources communes peut être a priori considérée comme un élé- ment essentiel à la légitimité d’un système de gestion. Or l’expérience montre que cela n’est absolument pas nécessaire : des systèmes profondément inégalitaires basés sur des notions de castes (et autres identités particulières) peuvent avoir une grande acceptabilité (y compris chez les plus pauvres) et une grande durabilité car leur caractère « traditionnel » les rend en apparence plus prévisibles.

(ii) L’autre diiculté qu’Agrawal évoque tient à la méthode : en efet, le nombre de facteurs critiques identiiés dépasse les 30, ce qui – que ce soit dans le cas d’un comparatisme rai- sonné ou d’un cadre analytique purement statistique- est bien trop élevé pour faire aisément des inférences solides sur la durabilité de la gestion des ressources [2003: 244]. Lorsqu’un grand nombre de variables causales entre en jeu, celles-ci doivent être prises en compte de manière très explicite dans des études de cas, ain qu’elles puissent apporter des éléments de comparaison avec d’autres travaux. Le cas échéant, il est alors nécessaire d’augmenter drasti- quement le nombre de cas étudiés [2003: 255].

Ain de contourner ces écueils, deux pistes complémentaires s’ofrent ainsi à l’analyste de la durabilité des systèmes : (i) soit renseigner de manière ine des études de cas peu nombreu- ses, de manière à identiier les relations de causalité les plus importantes, et ainsi réduire le nombre de variables considérées ; (ii) Soit élaborer des études avec un grand nombre de cas, ain d’évaluer la robustesse des liens causaux identiiés.

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Les études empiriques réalisées dans le cadre de la thèse se rattachent ainsi clairement à la première des stratégies. Néanmoins, il convient d’ores et déjà de rappeler que les résultats ob- tenus ne peuvent être que très partiellement vus sous cet angle comparatiste. En efet, sur les trois villages dont la gestion des brousses a été examinée en détail, on observe que conditions de la ressource, arrangements institutionnels et environnements extérieurs sont relativement homogènes. Ceci pourrait a priori fournir la base d’un intéressant comparatif, centré sur les caractéristiques des groupes appropriateurs, et sur les interrelations avec la ressource. Hélas, il apparaît tout aussi clairement que si la plupart de ces indicateurs sont homogènes, ils sont aussi négatifs. En me référant à la igure 3.1.b, j’avance ainsi qu’aucun des arrangements ins- titutionnels que nos trois groupes d’auteurs considèrent comme essentiels n’a pu être mis en évidence au cours des enquêtes de terrain.

1-2. Relations Ressource / Groupe

(i) Proximité physique entre la ressource et le groupe ( LN) (ii) Forte dépendance du groupe vis-à-vis de la ressource ( L)

(iii) Equité dans la r épartition des bénéfices (N) (iv) Demande en ressources pas trop forte

(v) Changements progressifs des niveaux de demande

1-3. Relations

Ressource / institutions

(i) Accord entre les niveaux impos és de prélèvement et la r égénération de la ressource ( VL)

1. Caractéristiques de la ressource

(i) Petite taille ( L)

(ii) Frontières bien définies (VL) (iii) Faible mobilité

(iv) Possibilité de stockage (v) Prédictabilité

2. Caractéristiques du groupe

(i) Petite taille ( LN)

(ii) Frontières bien définies (VL) (iii) Normes partagées (N)

(iv) Expérience fructueuse préalable / capital social ( LN) (v) Qualité du leadership, jeune, adapté aux changements, en lien avec les élites locales traditionnelles ( N)

(vi) Interdépendance entre les membres du groupe (LN) (vii) Hétérogénéité des dotations mais homog énéité des identités et intérêts (N)

(viii) Faibles niveaux de pauvreté

4.Environnement extérieur (i) Technologie

(a) Technologie d'exclusion à bas coût (L)

(b) D élai pour l'adaptation aux nouvelles technologies

(ii) Marchés

(a) Faible articulation avec les marchés extérieurs (b) Changement progressif d'articulation avec les marchés

(ii) Etat

(a) Les gouvernements centraux ne remettent pas en cause les pouvoirs locaux ( VL)

(b) Convergence avec les institutions judiciaires (N) (c) Niveau d'aide exterieure suffisant pour compenser l'effort de conservation des usagers locaux (N)

(d) Niveaux imbriqués d'appropriation, de financement, de mise en application, de gouvernance (V)

3. Arrangements institutionnels

(i) Les règles sont simples et faciles à comprendre (N) (ii) Les règles d'accès et de gestion sont

élaborées localement (VLN)

(iii) La mise en application des règles est facile (VLN) (iv) Les sanctions sont graduées (VL)

(v) Possibilités d'un r èglement des conflits à bat coût (V) (vi) Redevabilité des observateurs et officiels (VN)

Fig. 3.1.b | Conditions facilitant la gestion communautaire durable de ressources naturelles, d’après la

synthèse d’Agrawal [2003: 249 - ma traduction]. Sources : [Ostrom, 1990]: ❖ ; [Wade, 1994]: ●; [Baland et Platteau, 1996] : ■

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Il en va de même pour l’environnement extérieur, qui est particulièrement défaillant dans sa partie étatique. Dès lors, s’il est apparu intéressant de sonder les caractéristiques intra-groupe des diférents villages (hétérogénéité, place du pouvoir traditionnel), ainsi que de souligner les efets d’une intégration diférentielle dans l’économie marchande (éloignement par rap- port à la route) -comme nous allons le voir plus loin-, les diférences observées ne peuvent être replacées qu’au sein d’un environnement qui reste globalement défavorable à la mise en œuvre d’arrangements collectifs pérennes. Au sein d’un tel cadre, il est alors diicile de reconstituer une hiérarchie des causalités.

De telles réserves à l’égard de l’approche comparatiste ne sont pas isolées dans la littérature. Néanmoins, le fait qu’une étude de terrain de ce type ne puisse per se contribuer directement à une validation du schéma 3.1.b ne signiie pas que toute possibilité de dialogue soit rom- pue, et ce n’est en tout cas pas la position d’Agrawal. En efet, si les enquêtes approfondies se heurtent aux limites de la méthode comparatiste, elles permettent également de creuser ce qu’Agrawal considère comme des questions essentielles à l’amélioration de la compréhension du fonctionnement des commons. On notera par exemple l’importance de la micropolitique au niveau intravillagois mais également les relations d’agencéité, entre pouvoir et résistance [2003: 257]. Autant de questions –sur lesquelles nous reviendrons- qui sont centrales pour un autre auteur critique, Craig Johnson.