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L’Afghanistan et les tours de chapelet

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Nous nous proposons, dans cette étape de l’analyse de replacer dans leur contexte sociohistorique les œuvres de notre corpus afin de les lire, non pas comme de simples textes, mais comme des discours. Cette contextualisation du texte littéraire nous permettra aussi de mieux comprendre les motivations qui ont poussé les auteurs à critiquer dans leurs romans tel ou autre discours. Nous tâcherons de confirmer notre hypothèse, à savoir que les deux auteurs reprennent dans leurs œuvres littéraires des thèmes importants dans leurs sociétés respectives afin de créer une réflexion autour de ces problématiques. Les deux écrivains se présentent en effet comme des témoins privilégiés d’évènements sociaux par rapport auxquels ils se positionnent dans leurs romans. Le constat qui s’impose est que cet engagement personnel des auteurs vis-à-vis de tel ou tel sujet se concrétise textuellement à travers la façon dont ils rendent compte des discours de leur environnement.

Nous verrons en effet dans les chapitres suivants que les principaux personnages reprennent dans leurs interventions discursives des sociolectes différents. L’environnement spatial et la hiérarchie des personnages permettent par ailleurs au lecteur de comprendre quelle idéologie critiquée par l’auteur. Dans ce chapitre, notre propos est d’analyser le cadre spatio-temporel du premier roman d’Atiq Rahimi écrit en langue française. C’est son premier roman écrit dans une langue autre que sa langue natale, le dari. Tout comme Djaout, Atiq Rahimi n’écrit pas dans sa langue maternelle et nous rappelle que le monde moderne s’écrit en plusieurs langues. C’est ainsi qu’à propos du bilinguisme, Grutman écrit : « Le bilinguisme soulève tant de passions parce qu’il va à l’encontre de plusieurs idées sacro-saintes (concernant la langue maternelle, le génie des langues nationales et leur Weltanschauung…) tout en en constituant une donnée fondamentale de nos société modernes »189. Ce roman, primé au Goncourt en 2008, raconte l’histoire d’une femme s’occupant de son mari dans le coma dans un Afghanistan en guerre. Le cadre spatio-temporel, tel que rendu dans le roman, permet de replacer le texte dans son contexte historique de production. Cette étape permet au lecteur de mieux appréhender les discours idéologiques dont le roman rend compte. Notre objectif est de montrer que les idéologies présentes discursivement dans l’œuvre de Rahimi sont les mêmes que celles présentes dans les romans de Djaout, ce qui

189Grutman, R. Bilinguisme et diglossie : comment penser la différence linguistique dans les littératures francophones ? L. D’Hulst etJ.M Moura (dir.), Les études francophones : état des lieux. Lille : Université Lille-3, 2003. pp. 113-126.

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signifie que le discours auquel les deux auteurs par le biais de leur écriture est le même, bien que ceux-ci soient issus de deux pays différents et que leurs romans n’aient pas été écrits à la même époque. Notre intention est de démontrer également qu’il n’y a pas qu’un seul discours dans chacun des textes, mais plusieurs discours qui s’entrecroisent et s’affrontent.

Syngué Sabour, Pierre de patience est donc le premier roman d’Atiq Rahimi écrit en langue française. L’écrivain franco-afghan, Atiq Rahimi, a commencé l’écriture au début des années deux-mille en écrivant d’abord en dari, une langue persane parlée dans son pays natal, l’Afghanistan. Dans cette première partie de l’analyse, il importe de replacer le roman dans son contexte spatio-temporel de production. Il s’agit d’une étape importante puisque celle-ci permet de comprendre à quels évènements particuliers de cette époque réagit l’auteur. Notre hypothèse est que les deux auteurs des œuvres de notre corpus réagissent directement aux évènements qui ont marqué leurs sociétés respectives, à savoir les sociétés algérienne et afghane. Comme nous l’avons déjà rappelé dans les deux premiers chapitres de l’analyse, Tahar Djaout a traité de la société algérienne du début des années quatre-vingts dix dans ses deux derniers romans. De même, Atiq Rahimi traite dans les deux romans de notre corpus de la guerre civile en Afghanistan. Dans Syngué Sabour, Pierre de patience, le paratexte190 donne des informations susceptibles de permettre au lecteur de situer le récit dans l’espace et dans le temps, contrairement aux deux romans de Djaout dans lesquels l’espace et le temps sont restés délibérément indéterminés. Ainsi, Atiq Rahimi situe son œuvre dans une note en milieu de page, tout au début du roman :

« Quelque part en Afghanistan ou ailleurs »191

Ainsi, dès le tout début du récit, Atiq Rahimi situe le récit dans son pays natal l’Afghanistan, mais celui-ci pourrait aussi bien avoir lieu ailleurs, quelque part dans un endroit indéterminé. Cette façon de procéder n’est pas anodine puisqu’elle indique bien que le lieu n’a pas une grande importance puisque, non seulement, l’auteur ne se donne pas la peine de préciser dans quelle ville ou région se déroulent les faits, mais plus encore : les faits pourraient bien avoir eu lieu « ailleurs ». L’Afghanistan n’étant pas le

190 Genette, G. (1987). Seuils. Paris : Seuil,

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seul pays à avoir traversé une telle guerre civile, le lieu où se déroulent les faits importe peu à la limite. Un telle contextualisation du récit qui aurait eu lieu en Afghanistan ou ailleurs fait que les thématiques abordées dans le roman prennent une dimension à la fois humaine et universelle, plutôt qu’une dimension nationale. Ainsi, cette façon de situer le récit en Afghanistan mais aussi ailleurs permet à l’auteur de passer le message selon lequel les sujets abordés dans son œuvre ont rapport avec la société afghane, mais ils sont valables dans d’autres sociétés et d’autres cultures qui connaissent les mêmes évènements ou les mêmes problèmes. Selon Körömi192 en effet, cette phrase éloquente : « Quelque part en Afghanistan ou ailleurs, dit par avance que ce que Rahimi raconte peut arriver dans d’autres pays également, car, en effet, toutes les guerres se ressemblent ». Contrairement donc à Tahar Djaout qui n’estime pas nécessaire de déterminer le contexte spatio-temporel du récit, Rahimi met en exergue son pays natal l’Afghanistan n’enlevant cependant rien au caractère universel du roman.

Le contexte spatial du roman est donc déterminé, le récit se déroule en Afghanistan, mais pourrait tout aussi bien se dérouler ailleurs. Cette précision du cadre spatial confirme l’hypothèse selon laquelle l’œuvre littéraire du romancier réagit aux évènements qui ont lieu dans son environnement et qui affectent sa société. Une fois précisé le cadre spatial général de son récit, Rahimi décrit, dans les premières pages de son roman, avec plus de précision le contexte dans lequel se déroule les faits. Le roman s’ouvre en effet sur la description détaillée et minutieuse d’une pièce. La pièce dans laquelle va se dérouler tout le récit, car le roman est, en quelque sorte, un huis-clos. Cette pièce, décrite dans les premières pages, est le lieu où se déroulent tous les évènements qui vont marquer le récit :

« La chambre est petite. Rectangulaire. Elle est étouffante malgré ses murs clairs, couleur cyan, et ses deux rideaux aux motifs d’oiseaux migrateurs figés dans leur élan sur un ciel jaune et bleu. Troués çà et là, ils laissent pénétrer les rayons du soleil pour finir sur les rayures éteintes d’un kilim. Au fond de la chambre, il y a un autre rideau. Vert. Sans motif aucun. Il cache une porte condamnée. Ou un débarras. »193

192Körömi, G. (2015), Écrire la guerre sans fin : le roman Syngué Sabour. Pierre de patienced’Atiq Rahim. Dialogues Francophones. Vol.21. Pages 9-18. DOI: 10.1515/difra-2015-0001, p.11

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C’est sur cette description que s’ouvre le roman d’Atiq Rahimi, après l’incipit donnant toutes les informations concernant le cadre spatial du déroulement de son récit. Nous constatons dans ce passage que l’auteur use d’une description minutieuse. La scène se déroulant dans une seule pièce. Les quelques détails fournis donne cet espace autour du récit une certaine profondeur. Dans ce bref passage, certains détails renvoient à la culture afghane, lorsque le narrateur décrit les rideaux qui « laissent pénétrer les rayons du soleil pour finir sur les rayures éteintes d’un kilim »194. Le mot « kilim » est un mot d’origine persane qui désigne un tapis traditionnel originaire d’Orient, principalement en Iran et en Turquie195, mais aussi en Afghanistan, pays qui présente beaucoup de similitudes culturelles avec l’Iran. L’auteur poursuit ensuite la description de la pièce en précisant que « La chambre est vide. Vide de tout ornement. Sauf sur le mur qui sépare les deux fenêtres où on a accroché un petit kandjar… »196

La référence culturelle à l’Afghanistan est aussi présente dans ce passage où l’auteur décrit encore la pièce où se déroule le récit. Il n’est pas superflu de rappeler que ce roman se présente comme un huis-clos et que le cadre spatial se résume à cette pièce que l’auteur décrit minutieusement. Dans ce passage, il est fait référence au « kandjar » qui est une arme blanche répandue en orient, principalement au Yemen et à Oman, mais aussi en Afghanistan. L’Orient est présent dès les premières pages du roman car l’auteur situe le lecteur dans cette région du monde. Celui-ci est très vite immergé dans la culture orientale à travers les nombreux référents culturels dans les premières pages de son roman. A partir de la description de la pièce où se déroule l’essentiel de l’action principale du roman, le lecteur perçoit l’atmosphère dans laquelle baignent les personnages, une atmosphère pesante qui oscille au rythme des respirations du mari dans le coma :

« Oscillant au rythme de sa respiration, une main, celle d’une femme, est posée sur sa poitrine, au-dessus de son cœur. La femme est assise. Les jambes pliées et encastrées dans sa poitrine. La tête blottie entre les genoux. Ses cheveux noirs, très noirs, et longs, couvrent ses épaules ballantes suivant le mouvement régulier de son bras »197

194 Rahimi, A. Syngué Sabour, Pierre de Patienc., Op.cit., p.15.

195 Vitkovic-Zikic, M. (2001). Les kilims de Pirot. Belgrade : Musée des arts décoratifs.

196 Rahimi, A. Syngué Sabour, Pierre de Patienc., Op.cit., p.15.

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Dans ce passage, Rahimi présente l’épouse du mari dans le coma, celle-ci est penchée sur lui, sa main sur sa poitrine. Elle laisse son corps bouger au rythme de la respiration de son mari. Ce passage est pour nous très important dans la mesure où il nous aide à mieux comprendre l’ambiance qui règne au sein de ce foyer. Le mari est endormi, blessé à la guerre, il ne s’est pas réveillé. Depuis la blessure du mari, toute la famille s’est aussi arrêtée de vivre. Cette atmosphère lente et pesante est pour nous une manière de présenter la place de l’homme et du mari dans la société afghane. L’homme est au centre de tout, tout se base sur sa présence et son état et lorsque comme dans le roman, le mari est dans le coma, c’est toute la famille qui ne vit plus qu’au rythme de ses respirations. Nous constatons aussi que la femme est au chevet de son mari. Elle ne bouge pas, elle est penchée sur lui sa main sur sa poitrine. La femme ne bouge elle aussi qu’au rythme des respirations du mari. Ce passage est aussi très évocateur de la position qui celle de l’homme, mais aussi celle de la femme dans la société afghane. La femme dépend exclusivement de son mari, dans ce passage, elle est le prolongement de ce dernier, elle bouge quand il bouge, elle est inerte quand ce dernier l’est.

Notons par ailleurs que les principaux personnages ne sont nommés à aucun moment. Cette omission du nom des deux personnages correspond, selon nous, au besoin de l’auteur de donner à ce roman une thématique universelle. Si les personnages sont décrits, leurs noms ne sont pas une seule fois cités, l’auteur se contentant simplement de désigner le personnage masculin par « l’homme » et son épouse par « la femme ». Nous avons déjà relevé le souci de l’auteur de situer son récit principalement en Afghanistan, mais il aurait pu aussi bien se situer ailleurs. Cette situation qui concerne l’Afghanistan pourrait tout aussi bien concerner un autre pays, l’omission des noms de l’homme ou de la femme rejoint ce souci d’universalité, une omission qui dit que cette situation peut aussi concerner n’importe quel homme et n’importe qu’elle femme. Dans la description de la pièce où se déroulent les évènements, l’auteur décrit des photos accrochées au mur sur lesquelles on peut apercevoir les personnages, l’homme principalement :

« … et, au-dessus du kandjar, une photo, celle d’un homme moustachu. Il a peut-être trente ans. Cheveux bouclés. Visage carré, tenue entre parenthèses par deux

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favoris, taillés avec soin. Ses yeux noirs brillent. Ils sont petits, déparés par un nez en bec d’aigle. »198

L’auteur arrive à travers la description de l’espace à décrire le personnage de l’homme. Cette description physique est très précise et permet au lecteur de se visualiser le personnage. Rahimi ne décrit pas réellement le personnage, mais décrit une photo accrochée au mur, il ne précise pas si il s’agit de l’homme allongé dans le coma ou bien d’un autre homme, c’est au lecteur de s’en apercevoir au fur et à mesure de la description :

« L’homme ne rit pas, cependant il a l’air de quelqu’un qui refrène son rire. Cela lui donne une mine étrange, celle d’un homme qui de l’intérieur, se moque de celui qui le regarde. La photo est en noir et blanc, coloriée artisanalement avec des teintes fades. »199

C’est donc à travers la description de l’espace, plus précisément celle d’une photo accrochée au mur que l’auteur donne une première description de l’homme. Rahimi décrit ce dernier comme un homme à l’allure austère – il ne rit pas –, ses yeux sont noirs et son nez est en bec d’aigle.

La pièce décrite est pratiquement vide, la décoration est rudimentaire puisqu’elle se résume à un rideau, un kandjar et la photo décrite accrochés au mur. Cette photo est éloquente dans la mesure où elle permet de donner une première impression de cet homme qui git, apparemment inconscient, « est allongé sur matelas rouge à même le sol ». La présence de cet homme plongé dans le coma, amplifiée par la description de la photo, est l’élément central de la pièce :

« Face à cette photo, au pied d’un mur, le même homme, plus âgé maintenant, est allongé sur un matelas rouge à même le sol. Il porte une barbe. Poivre et sel. Il a maigri. Trop. Il ne lui reste que la peau. Pâle. Pleine de rides. Son nez ressemble de plus en plus au bec d’in aigle. Il ne rit toujours pas. »200

198 Rahimi, A. Syngué Sabour, Pierre de Patience. Op.cit., p.15.

199 Rahimi, A. Syngué Sabour, Pierre de Patience. Op.cit., pp.15, 16.

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En procédant de la sorte, l’auteur intègre la description de l’homme à celle de l’espace, comme pour dire qu’il fait pratiquement partie du décor désormais. Il y a lieu de souligner également le contraste existant entre l’homme de la photo et celui allongé au pied du mur, juste en face de cette photo. L’homme a vieilli, beaucoup maigri, il est allongé à même le sol, sa peau est pale et ridée. L’intégration de la description de l’homme à celle de l’espace permet, comme nous l’avons souligné, de présenter l’homme comme un élément certes important, mais un élément à part entière de l’espace : il l’occupe désormais au même titre que le kandjar accroché au mur ou la photo. Il est inconscient, immobile et allongé à même le sol :

« Dans le creux de son bras droit, un cathéter perfuse un liquide incolore provenant d’une poche en plastique suspendue au mur, juste au-dessus de sa tête. Le reste de son corps et couvert par une longue chemise bleue, brodée au col et aux manches. Ses jambes, raides comme deux piquets, sont enfouies sous un drap blanc, sale. »201

Il se dégage de cette description de la pièce et de l’homme une certaine atmosphère, comme une accalmie après une catastrophe, dont la durée est indéterminée. est caractérisation est négative, en plus d’intégrer la description de l’homme à celle de l’espace, il donne l’image négative d’un homme allongé à même le sol, branché à une poche en plastique et il est allongé d’un drap sale. La description est d’autant plus négative lorsqu’ elle vient tout de suite après la description de la photo dans laquelle l’homme était plus jeune.

D’autre part, si dans les premières pages du roman la situation spatiale du déroulement du récit est précisée avec la mention de l’Afghanistan, aucune indication permettant de situer avec précision le moment où se déroulent les faits n’est donnée au lecteur. Aucune date n’est donnée, tout comme dans les romans de Tahar Djaout, le cadre temporel est indéterminé. Le lecteur peut toutefois comprendre à travers la lecture du roman de Rahimi qu’il s’agit de la période de la guerre civile en Afghanistan, après la libération du pays de l’union soviétique, c'est-à-dire dans les années quatre-vingt-dix. C’est par rapport à quelques descriptions des lieux et certains détails que le lecteur peut imaginer qu’il s’agit de la période de la guerre civile. Atiq Rahimi décrit effectivement un pays en guerre, nous ne pouvons cependant pas, à ce stade de notre lecture, affirmer

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avec certitude de quelle guerre il s’agit, mais au fur et à mesure de la lecture cette hypothèse se confirme :

« Loin, quelque part dans la ville, l’explosion d’une bombe. Violente, elle détruit peut-être quelques maisons, quelques rêves. On riposte. Les répliques lancèrent le silence pesant de midi, font vibrer les vitres, mais ne réveillent pas les enfants. Elles immobilisent pour un instant – juste deux grains du chapelet – Les épaules de la femme. »202

L’explosion d’une bombe qui retentit quelque part dans la ville et les ripostes qui se font entendre prouvent que la demeure dans laquelle se déroule le « huis-clos » est située dans une ville en guerre. S’il est évident qu’il s’agit de combats, aucune indication ne permet de savoir de quel conflit il s’agit précisément, l’Afghanistan étant passé par une guerre de libération puis, tout de suite après, par une guerre civile. Notre hypothèse est qu’il s’agit de la guerre civile afghane déclenchée juste après la libération du pays de l’URSS. Par contre, le fait que les violentes explosions entendues depuis la maison où se trouve la femme n’ont pas réveillé les enfants. Cette précision est pour nous importante car elle signifie que les enfants se sont accoutumés à cet environnement sonore, fait d’explosions et de détonations probablement rassurés par la présence de leur mère à proximité et par son calme apparent. Tandis que l’attitude de la femme révèle une accoutumance au danger et à la violence, la guerre faisant désormais partie de son