• Aucun résultat trouvé

Action procédurale et coordination de l’action publique

Section 1 La planification territoriale de l'eau

A. Action procédurale et coordination de l’action publique

Un des principaux traits du dispositif de planification territoriale de l'eau réside dans le fait qu’il ne donne pas de contenu fixe à la politique, au sens d'objectifs concrets à atteindre, contrairement aux régulations ordinaires, de type substantielles ou normatives, visant à ordonner les pratiques en les soumettant à des cadres de référence préétablis et contraignants. Des exemples typiques de ces régulations se trouvent dans la réglementation routière (limitation de vitesse, sens interdit) ou dans le droit de l’urbanisme (interdiction de construire au-dessus d’une certaine hauteur, installations ou équipements obligatoires, etc.) Dans le domaine de l’eau, ces cadres de références sont le plus souvent des seuils, portant sur des quantités d’eau (débit minimum à maintenir dans un cours d’eau), sur leur qualité (niveaux maxima de polluants acceptables), ou encore sur les usages (interdiction de creuser le lit de la rivière par exemple).

En rupture avec ce modèle, la planification territoriale de l’eau recherche à l'inverse à organiser la rencontre entre les différents acteurs publics liés à l'eau et ses usages, pour que ceux-ci décident du contenu à donner à la politique menée et établissent par eux- mêmes les objectifs normatifs. Dans cet esprit, la loi installe des procédures formelles de décision, complétées par des recommandations sur la forme de la concertation à faire prévaloir. L'arbitrage entre les intérêts, produisant la décision normative, est ainsi délégué à une instance spécifique où s’associent les autorités publiques de différents ordres, et certains acteurs locaux prédésignés. Si la protection de l'eau est affirmée comme une

173 Nous offrons ici une synthèse d’un ensemble d’arguments utilisés de façon récurrente dans les rapports, commentaires, articles et notes liées à la réforme de la législation sur l’eau. Seuls les documents les plus significatifs sont cités ici.

priorité, via la notion de « patrimoine commun », rien n'est fixé par conséquent quant au niveau exact de cette protection, ni aux moyens permettant concrètement de l'assurer.

Le modèle de causalité qui sous-tend cette orientation se fonde essentiellement sur le constat de l’inadéquation des approches traditionnelles, où le législateur (ou l’administration centrale) impose à l'action publique locale des objectifs prédéterminés. Plusieurs raisons sont généralement avancées pour expliquer l’inefficacité d’une telle intervention dans les actes locaux de régulation.

En premier lieu, une intervention centrale de type substantielle buterait sur les spécificités matérielles des problèmes d'environnement. Le caractère local et techniquement complexe des situations à réguler est ainsi souvent souligné pour expliquer la faible pertinence d'une formulation centralisée de normes standardisées. Fixer pour chaque portion de territoire, voire chaque ruisseau de l’espace national, sa qualité ou sa forme apparaît à la fois matériellement impossible et inefficace du fait de la distance.

En second lieu, les problèmes posés par l’eau sont perçus comme particulièrement résistant à une telle approche du fait de leur nature même. Les situations problématiques à résoudre sont en effet transversales à plusieurs segments administratifs et territoriaux. Il en résulte un grand nombre d'agences et de services publics agissant dans ce domaine, selon des logiques fréquemment divergentes, qui s’opposent à à l’imposition d’une grille de saisie unique. Cette fragmentation locale de l'intervention publique engendre une grande diversité dans la perception des situations, dissociées les unes des autres au plan organisationnel comme au plan analytique. Vu au prisme de cet agrégat de services et d'autorités, l'eau se diffracte selon des lignes de clivages elles-mêmes disparates : les problèmes posés et les réponses apportées varient selon la portion du territoire considérée par un acteur (selon un découpage vertical ou longitudinal, ou encore entre réseau aquatique-naturel et hydraulique-artificiel), selon la dimension de la ressource considérée (qualité, quantité, circulations et débordements), le type de phénomène à administrer (inondation, pollution, sécheresse), les types d'exigences à satisfaire (baignade, pêche, agriculture, etc.) ou la nature des interdépendances à réguler (entre certaines activités humaines et la rivière ; entre les sols et les nappes, etc.). Cette hétérogénéité dans le diagnostic des problèmes, restreint fortement les chances de succès d'une politique de l'eau édictée depuis le centre, quand bien même celle-ci recevrait une formulation rigoureuse à ce niveau. La plupart des analyses soulignent ce danger : faire usage d’une norme unique ignore la pluralité des acteurs administratifs devant s’en saisir. L’eau

déborde les cadres de traitement imposés par les ministères ou les institutions territoriales, communes, départements ou régions.

Cet argument s’articule souvent avec une critique de la prise en compte sectorielle, ou par « filières » (agriculture, aménagement, industrie) des problèmes d’eau, potentiellement productrice d'effets imprévus ou contre-productifs. La critique du mode d’intervention centralisé se confond ici avec celle de l’organisation administrative existante, où chaque organisation publique sectorisée peut délivrer des services et des biens conformes à son mandat, alors même que le cumul de ces actions va à l'encontre d'un objectif plus général. Les conflits entre utilisateurs disposant de droits d’usages administratifs, ou le transfert d'une pollution d'un milieu à un autre, comme dans le cas des boues d'épuration, illustre ce type d'effets émergent, lié à la sectorisation des interventions et à l'absence de prise en considération de leurs interdépendances174.

En réponse à ces constats de carence, le dispositif de planification territoriale de l'eau vise à accroître la mise en cohérence des actions en organisant la décision locale à l’intérieur d'un cadre fixe, sur des objets communs pré-identifiés175. L'efficacité de l'action est supposée accrue par le fait que l'arbitrage intervient entre les acteurs publics les plus proches des problèmes et les plus concernés par ceux-ci. A chaque configuration locale doit donc correspondre un système de mise en œuvre adapté au problème posé.

La principale hypothèse des promoteurs de ce dispositif est qu’un tel cadrage des relations entre metteurs en œuvre du programme central doit permettre des coordinations efficaces entre ceux-ci, qui se tisseront en particulier autour d'objectifs transversaux à ces organisations. On retrouve ici des éléments qui empruntent aux outils de planification et de contractualisation, incitant à instaurer des échanges non contraignants entre gestionnaires d'un même problème, par-delà les frontières institutionnelles176. La démarche de type processuel devrait être, par ailleurs, d'autant plus efficace qu'elle se déploie autour d’objets communs aux organisations, agissant comme un pivot des

174 L’analyse la plus complète des limites de la gestion par « filières » administrative est livrée par Mermet L. , Stratégies pour la gestion de l'environnement. La nature comme jeu de société, Paris, L'Harmattan, 1992, page 177

175 Plusieurs théorisations de ces processus d'évolution des politiques ont été proposées. voir Pierre Lascoumes, «Rendre gouvernable : de la «traduction» au «transcodage», in CURAPP, La gouvernabilité, Amiens, PUF, 1996, p. 325-338 ; Padioleau Jean G ., «L'action publique post-moderne : le gouvernement politique des risques», Politique et management public, vol.17, n°4, décembre 1999, p. 86-127

18 Des exemples de politiques articulées autour d'un nouvel objet et construit par elles, sont analysés dans : Marcou Gérard, «Gouverner les villes par le droit», in CURAPP, La gouvernabilité, Amiens, PUF, 1996, p. 174-205 ; Garraud Philippe, Le chômage et l'action publique, L'Harmattan, 2000.

procédures et des actions de coordination. « L’eau » est évidemment un de ces objets, ou plus précisément la forme matérielle qu’elle prend localement. En réorganisant l'action publique autour d’une nouvelle entité (rivière, nappe, lac, bassin-versant, etc.) ce mode d'action doit permettre de répondre adéquatement aux difficultés soulevées par l’accumulation des régulations sectorielles descendantes et délivrer une forme d'intervention ad hoc, respectant les contours du problème.

Cet effort n’est pas neuf en lui-même. Comme il a été noté précédemment, l’idée de faire de l’eau ou de ses composantes un nouvel objet de l’univers administratif est présente dès les débuts de la politique étudiée en France177. La solution adoptée s’inscrit dans cette tradition, mais dans le contexte différent crée par la décentralisation. Le commandement centralisé laisse ici la place à un effort de coordination des échanges locaux, par l’instauration d’un espace de débat réglé et pré-ordonné. Le législateur intervient donc mais de manière indirecte, en organisant cet espace et en y rendant obligatoire la prise en compte de certains intérêts et certaines identités.

Parmi les intérêts à prendre en compte, la loi sur l’eau et ses textes d’application mentionnent ainsi explicitement la protection des écosystèmes aquatiques, établissant la légitimité de cet objectif, au même titre que celui de la promotion de l’industrie, de l’agriculture ou de la navigation. La loi visant un objectif de « conservation

patrimoniale » doit permettre par ce moyen de faire reconnaître la « valeur intrinsèque de l'eau (… ) au-delà de sa valeur économique »178. Les objectifs de maintien de la qualité

de l'eau et de préservation des équilibres naturels viennent, de surcroît, en tête de la liste des exigences à satisfaire. Concernant les identités fixées, le dispositif doit aussi conduire, dans l’esprit de ses concepteurs, à ce que l'eau soit désormais saisie comme une entité unique (« l'usage de l'eau est soumis à des règles semblables, quel que soit son

gîte ; de même l'eau et le milieu aquatique doivent faire l'objet d'une approche globale) »179 L’approche processuelle sert une « gestion équilibrée » de la ressource en

eau en incitant à prendre en compte et à pondérer, en même temps, les intérêts

177 Voir par exemple Levy-Lambert H. « La gestion des ressources en eau et les Agences de bassin », Analyse et Prévision, décembre 1966, 2 (6), soulignant le caractère inapplicable de la réglementation en matière d’eau, et proposant une solution économique (redevances) liés à des « plans de bassin ». Un argument similaire se trouve dans l’introduction à l’ouvrage de Kneese A.V, « Economie et gestion de la qualité des eaux, Dunod, 1967. « les normes arbitraires [des Etats] sont peu adaptées à la tâche plus exigeante qu’est l’utilisation optimale des rivières » (p. XVIII).

178 Laurent Jean-Luc, La politique de l'eau en France depuis 1964, 15.12.93. Ce texte expose de façon condensée, par le Directeur de l’Eau de l’époque, l’esprit de la loi et du dispositif voté en 1992.

contradictoires de la protection des écosystèmes, du développement de la ressource mais aussi ceux des divers usages productifs - industriels, agricoles, touristiques, etc.