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---Acte V, scène 3

Notes

Dans les éditions de 1668 et 1673, la scène se présentait autrement : Oreste était accompagné d'Andromaque, de Céphise, d'une suite de soldats, et il commençait en ces termes :

ORESTE : Madame, c'en est fait, partons en diligence,

Venez dans mes vaisseaux goûter votre vengeance.

Voyez cette captive : elle peut mieux que moi Vous apprendre qu'Oreste a dégagé sa foi.

HERMIONE : Ö Dieux ! c'est Andromaque.

ANDROMAQUE : Oui, c'est cette princesse

Deux fois veuve, et deux fois I'esclave de la Grèce, Mais qui jusque dans Sparte ira vous braver tous, Puisqu'elle voit son fils à couvert de vos coups.

Du crime de Pyrrhus complice manifeste,

J'attends son châtiment. Car je vois bien qu'Oreste, Engagé par votre ordre à cet assassinat,

Vient de ce triste exploit vous céder tout l'éclat.

Je ne m'attendais pas que le Ciel en colère Pût, sans perdre mon fils, accroître ma misère, Et gardât à mes yeux quelque spectacle encor Qui fit couler mes pleurs pour un autre qu'Hector.

Vous avez trouvé seule une sanglante voie De suspendre en mon coeur le souvenir de Troie.

Plus barbare aujourd'hui qu'Achille et que son fils, Vous me faites pleurer mes plus grands ennemis ; Et ce que n'avait pu promesse ni menace,

Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place.

Je n'ai que trop, Madame, éprouvé son courroux ; J'aurais plus de sujet de m'en plaindre que vous.

Pour dernière rigueur ton amitié cruelle, Pyrrhus, à mon époux me rendait infidèle.

Je t'en allais punir. Mais le Ciel m'est témoin

Et sans verser ton sang ni causer tant d’alarmes, Il ne t’en eût coûté peut-être que des larmes.

HERMIONE : Quoi? Pyrrhus est donc mort?

ORESTE (vers 1496-1520 du texte définitif) : Oui, [nos Grecs irrités...]

Le Troyen est sauvé. Mais partons, le temps presse L'Épire tôt ou tard satisfera la Grèce.

Cependant j'ai voulu qu'Andromaque aujourd'hui Honorât mon triomphe et répondît de lui.

Du peuple épouvanté la foule fugitive

M'a laissé sans obstacle enlever ma captive... [vers 1538]

- Vers 1497 : «courage» : Le mot a ici le sens de «cœur».

- Vers 1498 : «funeste» : L’adjectif est inséparable du nom d’Oreste.

- Vers 1501 : «sans changer de face» : «sans qu’il change de face» : contrairement à l’usage actuel, le sujet de la proposition infinitive et celui de la principale pouvaient ne pas être les mêmes ; c’est une anacoluthe.

- Vers 1504 : «hymen» : «mariage».

- Vers 1505 : «transport» : «mouvement violent de l’âme».

- Vers 1506 : Oreste aggrave le cas de Pyrrhus. Tout ce récit est imité librement de l’’’Andromaque’’

d’Euripide ; Racine en a surtout retenu les détails propres à renforcer la colère d’Hermione.

- Vers 1507 : «foi» : «fidélité».

- Vers 1507-1508 : Il faut noter les reprises : «couronne»-«Épire», «foi»-«moi».

- Vers 1511 : «je déclare les siens» : «je déclare n’avoir d’autres ennemis que ceux d’Astyanax».

- Vers 1512 : «le» : L’article défini est très fort, et souligne le fait qu’Astyanax est le seul roi légitime des Troyens, ce qui est un aperçu sur l’avenir au-delà de la pièce.

- Vers 1515 : C’est un souvenir de l’’’Andromaque’’ d’Euripide : «Quand ils l’eurent enveloppé et encerclé de toutes parts, sans lui laisser le temps de respirer…» (vers 1135-1136).

- Vers 1521 : «la presse» : «La foule».

- Vers 1524 : Au vers 1230, Hermione avait donné cet ordre à Oreste : «Revenez tout couvert du sang de I'infidèle.»

- Vers 1525 : Selon l'édition de 1697, il faut ici un point d'exclamation, non un point d'interrogation : Hermione n'a pas de question à poser, elle est épouvantée.

- Vers 1526 : «trahi» : Trahir : «en parlant des choses, ne pas seconder, rendre vain, décevoir»

(Littré).

- Vers 1528 : C’est que ce qu’Hermione avait exigé aux vers 1265-1269.

- Vers 1534 : «parricide» : Le mot avait, au XVIIe siècle, un sens très général : «meurtre d'un père, d'une mère, d'un frère, d'une soeur, d'un enfant, d'un ami, d'un roi.»

- Vers 1537 : «Barbare» : Hermione reproche à Oreste sa cruauté, sans doute, mais peut-être faut-il penser qu'elle lui signifie qu'il est désomais à ses yeux un étranger (sens étymologique de

«barbare»).

«furie» : À la fois, «acharnement inhumain» et «geste de folie».

- Vers 1539 : «cruels» : Hermione pense aux soldats d'Oreste.

- Vers 1542-1543 : Ce démenti est demeuré célèbre.

- Vers 1543 : «Qui te l'a dit?» : Hermione avait déjà demandé à Oreste : «Qui vous l’a dit, Seigneur, qu’il me méprise?» (vers 550). Ce mouvement était presque un lieu commun de la tragédie de l’époque : le même coup de théâtre se trouvait déjà dans ‘’Alcimédon’’ de Du Ryer, ‘’Cléomène’’ de Guérin de Bouscal, ‘’Josaphat’’ de Magnon, ‘’Amalasonte’’ de Quinault, ‘’Démetrius’’ de Boyer.

- Vers 1544 : Il faut noter le halètement que créent les coupes : 2 -2 - 2 - 3 - 3.

«Ici» marque le respect de I'unité de lieu, «tantôt», celui de l’unité de temps,

«ordonné son trépas», celui de l'unité d’action.

- Vers 1546 : «devait» : Construction latine des verbes marquant la possibilité, ou l’obligation ; l’indicatif a une valeur de conditionnel : «n’aurais-tu pas dû».

«au fond de ma pensée» : À Il, 2, Oreste essaya de lire dans la pensée d'Hermione, et s'entendit reprocher de se faire souffrir lui-même en s'obstinant à chercher des «détours dans ses raisons» (vers 579).

- Vers 1554 : «Qui» : Employé au neutre au XVIIe siècle, le mot avait le sens de «quoi», «quelle chose».

- Vers 1556 : «le malheur qui te suit» : Voir les vers 25, 482-484, 775-776, 797-798.

- Vers 1560 : «il le feindrait du moins» : Au vers 1398, Hermione s’était plainte que Pyrrhus se soit conduit avec elle «Sans pitié, sans douleur au moins étudiée».

Racine avait d’abord terminé la scène avec ces quatre vers où s’exprimait Oreste :

«Allons, Madame, allons. C'est moi qui vous délivre.

Pyrrhus ainsi I'ordonne, et vous pouvez me suivre, De nos demiers devoirs allons nous dégager.

Montrons qui de nous deux saura mieux le venger.»

Intérêt de l'action

Alors que le tableau de la cérémonie du mariage vient de raviver la fureur d’Hermione, survient Oreste. Il fait le récit de la mort de Pyrrhus (vers 1493-1533). Mais il reçoit, au lieu des remerciements qu’il attendait, les invectives d’Hermione (vers 1534-1564).

C’est une scène capitale que Racine modifia profondément : auparavant, il faisait intervenir Andromaque, mais il se rendit compte que le nouveau danger où elle tombait nuisait à l’unité de péril ; sa présence affaiblissait la scène entre Hermione et Oreste, qui désormais conserva toute sa puissance.

Il y a, en effet, un abîme qui sépare le début et la fin de la scène : au début, Oreste arrive, satisfait d’avoir accompli sa mission ; à la fin, il est chassé par celle-là même qui lui avait ordonné de l’accomplir.

Si le récit d’Oreste peut être comparé aux traditionnels «récits de messagers», il est tout à fait nécessaire, car il rapporte les derniers moments de Pyrrhus (vers 1495-1520), et, par les détails, explique la colère des Grecs, et excite celle d’Hermione. Elle n’interrompt le récit que par une brève question (vers 1525) parce qu’elle ne peut se résoudre à admettre le fait, et a besoin d’une confirmation à sa question du vers 1495. Elle n’est pas vengée comme elle aurait souhaité l’être car, bien qu’Oreste ait dirigé les coups, le meurtre de Pyrrhus a toutes les apparences d’un crime politique ou, plus exactement, d’une vengeance nationale (le «cri de rage» des Grecs [vers 1514]).

Le récit terminé, Hermione, sans transition, désavoue Oreste, et l’accable d’invectives. Dans cette seconde partie de la scène, c’est elle qui parle. Oreste, stupéfait, désemparé, se borne à une réponse sous forme interrogative ; étourdi par le coup qui le frappe, il ne songe pas à discuter.

Comme Hermione annonce : «Je demeure en Épire. / Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire / À toute ma famille» (vers 1561-1564), elle est en contradiction avec les usages antiques.

Mais cette rupture préfigure son destin. Le dénouement pourrait être modifié. L’'intérêt rebondit.

Intérêt littéraire Le récit d’Oreste constitue un modèle de narration épique.

Au vers 1495, 1525, 1543, on remarque la brutalité en à-plat du style coupé.

- Les vers 1542-1543 : «Pourquoi l'assassiner? Qu'a-t-il fait? À quel titre?

Qui te l'a dit?»,

où frémit la colère d’Hermione furent commentés par Proust, qui montra que le charme qu'on a l'habitude de leur trouver vient précisément de ce que le lien habituel de la syntaxe est volontairement rompu. «À quel titre?» se rapporte, non pas à «Qu'a-t-il fait?» qui le précède immédiatement, mais à

«Pourquoi l'assassiner?» Et «Qui te l'a dit?» se rapporte aussi à «assassiner». On peut, se rappelant un autre vers : «Qui vous l'a dit, Seigneur, qu'il me méprise?» (vers 550) supposer que «Qui te l'a dit?» est pour «Qui te l'a dit, de l'assassiner?». Ces zigzags de l'expression ne laissent pas d'obscurcir un peu le sens, et une grande actrice se montra plus soucieuse de la clarté du discours

que de l'exactitude de la prosodie en disant carrément : «Pourquoi l'assassiner? À quel titre? Qu'a-t-il fait?».

Intérêt psychologique

Pour Oreste, on constate que, comme à chacune de ses apparitions, se manifeste la fatatité qui le poursuit, et dont un des aspects l'oblige à dire exactement et en toutes circonstances le contraire de ce qui convient : vers 1526, 1531, 1533.

Dans le cas d’Hermione, cette scène nous expose les caractéristiques et les effets de la passion : elle rend aveugle, injuste, oublieux. Hermione ne se souvient même plus que c’est elle qui a donné à Oreste l’ordre de tuer Pyrrhus, et qu’Oreste n’a accompli cet acte qu’après bien des combats intérieurs.

Son illogisme éclaire les profondeurs de l'âme humaine. C’est surtout celui du fameux «Qui te l'a dit?» (vers 1543) qui donne une grandeur saisissante à la scène : il peut sembler exagéré, mais, si on le rapproche du «Qu’il mourût» du vieil Horace, on constate que ces deux exclamations suffiraient à définir l’art de Corneille et celui de Racine ; en effet, chez Corneille, l’exclamation ne surprend pas : elle correspond à l’attitude générale du personnage qui manifeste ainsi sa passion surhumaine du devoir patriotique ; mais, chez Racine, elle sert à traduire toute la complexité du cœur humain en proie à des passions contradictoires.

Comme Pascal, Racine sait que les sentiments ont leurs raisons, qui ne sont pas celles de la raison.

Un Oreste plus expérimenté aurait su «lire au fond de [la] pensée» d’Hermione : il aurait compris que la vision d'un Pyrrhus amoureux d'Andromaque déclencherait sa haine, mais que la vision d'un Pyrrhus assassiné réveillerait en elle I'amour. Et «cent fois» (vers 1550), Oreste aurait pu, à son gré, faire naître I'un ou l'autre sentiment, endroit et envers d'une même passion.

Fixée maintenant dans I'amour par la mort de Pyrrhus, Hermione regrette (vers 1600) les incertitudes et les balancements. Ses malheurs passés lui paraissent enviables auprès de son malheur présent.

L'orgueilleuse Hermione se fait très humble. Elle est pathétique parce qu’elle est vraie. Dans sa colère, dans son affolement, dans sa fureur de punir, il n’y a rien que les mouvements les plus simples, les plus directs, rien que le heurt de sentiments élémentaires : tuer parce que Pyrrhus la trahit, pardonner parce que, tout de même, elle l’aime. Mais, une fois le délire passé, et avec une grande clairvoyance, elle analyse son propre cœur, et en relève les contradictions (vers 1545-1564).

Doit-elle se rendre à l’évidence ou espérer encore contre toute espérance? Doit-elle frapper ou pardonner? Elle l’ignore jusqu’au bout, hésite jusqu’au dernier moment, en proie aux impulsions contradictoires de la passion. De cette sorte d’hypnose, l’irréparable une fois accompli vient la tirer brutalement : Pyrrhus est mort comme elle l’a voulu ; alors, par une suprême illusion, elle est toute amour pour celui qu’elle a fait périr, et sa haine se retourne contre le malheureux Oreste qu’elle accable de ses reproches, avec une féroce ironie sardonique. Aux vers 1545-1548, elle ne ment pas : elle est une autre à présent, ne se reconnaît plus dans la femme qui a ordonné à Oreste l’acte dont maintenant elle lui fait un crime. Pourquoi cette vérité? parce que Racine était Hermione, qu’il sentait, pensait comme elle.