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a Construction du modèle d’analyse

II. Abduction à la littérature

Une fois cette modélisation posée, un cadre de réflexion théorique nous a été nécessaire pour cerner comment un système somme toute d’une grande complexité pouvait être étudié de façon pertinente. Nous avons à faire à des êtres humains, tentant de s’organiser pour structurer des interactions avec un grand nombre d’interlocuteurs. Nous avons donc cherché dans la littérature des modèles ou des méthodes d’analyse susceptibles de nous aider à comprendre les phénomènes en jeu.

L’accumulation des lectures, des remontées de terrain et des discussions avec les chercheurs ont permis de poser quelques éléments :

Le dépistage n’est pas qu’une évidence guidée par un choix rationnel. La littérature sur la navigation ne discute pas de l’intérêt du dépistage, supposé résolu par la littérature médicale. Elle ne discute pas non plus du libre choix, considérant qu’il est rationnel et justifié pour tout individu de se faire dépister et que c’est l’existence de barrières, identifiées ou à rechercher, qui empêche les gens de participer. On retrouve donc de manière sous-jacente l’hypothèse que l’individu dûment informé finira par aller de lui-même participer au dépistage. On retrouve « l’homo medicus » (Pinell 1992), frère de « l’homo economicus » posant l’hypothèse que les choix sont rationnels et basés sur la connaissance.

D’autres hypothèses se révèlent pourtant avec les retours des navigateurs. La confiance que les personnes portent dans ce qui leur recommande le dépistage, ou ne leur recommande pas, est un élément important pour fonder leurs décisions. La réciprocité, qui va consister à faire plaisir au navigateur qui a rendu un service en allant faire son dépistage, est une autre hypothèse. Montrer à sa famille qu’on prend soin de sa santé, même si on continue à trouver le test bien inutile, en est encore une autre.

Même si toute cette description fait penser à une analyse en rationalité contingente, où les décisions sont guidées par des facteurs individuels, sociétaux, familiaux, elle conduit également à souligner la multiplicité des acteurs influençant la décision. Accompagner un individu pour franchir des barrières, supposant que ces dernières peuvent au final toutes être dépassées par son action individuelle, fût-elle accompagnée par un navigateur, fait manquer une composante importante : celles des groupes et de leurs effets coopératifs. Le système de santé lorsqu’il aborde la question du dépistage en définit les normes : qui accède, comment, avec quelle fréquence, etc. et en organise les aspects pratiques. Mais si la prise en charge de la maladie lui permet d’avoir une population « captive », demandeuse de soins en rapport avec des manifestations symptomatiques, il n’en est pas de même avec la prévention et le dépistage. Les préoccupations de la vie courante, qui font déjà remettre à plus tard la consultation d’un médecin à l’apparition de certains symptômes éloignent d’autant plus les personnes du système de santé qu’elles ne se sentent pas concernées par

30 les messages. Il doit donc s’associer avec d’autres pour pouvoir diffuser les messages de prévention et la promotion du dépistage.

Bien que la santé publique soit une préoccupation d’ordre politique, doublée de questionnements autour du financement des conséquences des maladies, l’organisation de la diffusion des messages n’est pas un système hiérarchique. Même si l’existence de politique publique peut faire penser à des priorités qui se déclineraient mécaniquement, la santé s’ajoute à toutes les autres politiques pour former au final au niveau de la mise en œuvre un ensemble de politiques et de messages concurrents, qui rentrent en compétition tant du point de vue de la mobilisation que de l’attention du public. C’est donc au niveau du terrain que vont se former des alliances permettant aux uns et aux autres de renforcer leur action. L’activité des navigateurs a bien montré l’absence de centre à toutes ses actions, et les bienfaits de la coopération.

Une recherche dans la littérature a donc été conduite autour des notions de coopération des acteurs d’organisations multicentriques. La diversité est un problème central, les analyses ne peuvent être conduites qu’à de multiples niveaux et au final la situation ressemble à une carte géographique sur laquelle on pourrait superposer des couches de messages différents : la situation des populations, la façon dont les échanges se structurent au quotidien, la manière dont l’aide sociale vient modifier les situations individuelles et les liens entre les personnes, la façon dont le système de santé s’occupe de cet ensemble disparate.

De surcroît, face à cette complexité, les acteurs sont très critiques sur l’organisation même des uns et des autres, plaçant bien souvent l’origine des problèmes sur la structuration du système lui-même. Or, nous observions actions in situ, et il n’est pas possible à partir d’une expérience singulière de remettre en cause la structuration de l’ensemble des systèmes, chaque acteur ne pouvant revendiquer que le reste du monde s’adapte pour faciliter sa seule action.

La piste retenue est celle de l’analyse institutionnelle, développée ces cinquante dernières années autour de l’étude des relations et enjeux de pouvoir institutionnels localisés. L’analyse institutionnelle souhaitait étudier le « social-en-train-de-se-faire » (Monceau et Savoye 2003).

Face au degré de complexité nécessaire à l’analyse, le concept de « polycentricité » nous a semblé le concept disponible le mieux adapté. Il recouvre la notion de système complexe avec un enlacement de différents systèmes de décisions et permettrait, selon les auteurs qui l’ont développé, d’améliorer davantage la compréhension et la production de sens qu’un système unique où le pouvoir est centralisé (Aligica et Tarko 2012).

Pour mettre en perspective les actions que nous observions avec le contexte institutionnel, nous avons donc exploré la piste de l’analyse institutionnelle développée par Elinor Ostrom (Ostrom 2005). Pour aborder la diversité des pratiques instituées par les acteurs dans une situation donnée (Ostrom 2010), elle a développé avec son équipe un modèle permettant de

31 hiérarchiser les différentes situations observées dans l’analyse de situations coopératives complexes. En étudiant les situations concrètes, elle propose de hiérarchiser différents niveaux qui vont entrer en mouvement de manière différente dans le temps. Le plus élevé de ces niveaux est celui des situations « méta constitutionnelles » dans lesquelles elles classent les règles du monde biophysique (les lois de la nature au sens des sciences dures) et les règles d’organisation les plus ancrées des communautés (qui ne changeront pas au terme d’une seule l’action). Viennent ensuite les situations « constitutionnelles » constituées des règles en vigueur, qui ne feront certes pas l’objet de modifications facilement, mais sont susceptibles d’évoluer sans remettre en cause les règles méta constitutionnelles. Viennent ensuite les situations de « choix collectifs » qui structurent les actions sur le plan opérationnel et peuvent directement être remis en cause par des retours du dernier niveau constitué par les situations « opérationnelles » mettant en œuvre ces choix collectifs. Le modèle ainsi décrit permet de concentrer l’attention sur l’observation des situations opérationnelles, à la fois comme lieu où se forme l’action de mise en œuvre, mais également compte comme point de départ à des boucles de rétroactions pouvant ensuite toucher les choix collectifs puis les règles constitutionnelles, et à plus long terme les règles méta- constitutionnelles. Ce modèle est certes une vision–très hiérarchique du fonctionnement de la société, qui est assez caractéristique d’une approche institutionnelle. Mais dans la situation que nous avons étudiée, ou à aucun moment il n’a été question de remettre en cause les réglés l’organisation de quoi que ce soit dans le dispositif de dépistage, cette méthode d’analyse nous est apparue parfaitement pertinente.

La figure 5 présente l’abduction du modèle élaboré aux schémas d’analyse d’Ostrom. Nous essayons donc d’expliquer l’action par l’observation des situations opérationnelles, et considérons que les caractéristiques des différents systèmes que nous avons identifiés, et que les règles en vigueur dans le fonctionnement des différents groupes que nous observons sont des données que nous ne cherchons pas à discuter.

32 Figure 7 : Abduction du modèle au schéma d’analyse au modèle d’Ostrom, de la population cible

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