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L’œuvre littéraire dans son apparition courante : du placere et du docere vers l’enquête et la perplexité

EPREUVE DE COMPOSITION FRANÇAISE

I. L’œuvre littéraire dans son apparition courante : du placere et du docere vers l’enquête et la perplexité

Il s’agit ici, pour nourrir cette première partie, de bien développer la totalité de la citation de G.

Picon et de suivre scrupuleusement sa logique. Le texte littéraire s’impose bien comme un objet visant à procurer plaisir (au sens d’une jouissance pleine, positive, hédoniste) et connaissance (car il produit des effets de savoir sur le monde). Mais, en parallèle, il se révèle et se découvre pleinement comme

« œuvre littéraire » lorsqu’il permet un questionnement et des interrogations qui viennent aimanter et creuser la lecture, la rendre plus inquiète, plus perplexe, et plus profonde.

a) Les ressources du plaire et le texte de plaisir

Le texte littéraire travaille bien un certain plaisir : celui du lecteur (ou du spectateur) qui est ainsi invité à commencer ou à poursuivre sa lecture (ou à suivre un spectacle). La rhétorique antique mettait en avant la notion de captatio, qui désigne à l’origine un effet que doit rechercher l’exorde de tout bon discours, selon Cicéron. Mais dans le domaine proprement littéraire, la captatio benevolentiae a elle aussi sa place : il s’agit de créer, par la mise en place de repères, d’indices, de jeux avec les topoï ou d’effets d’amorce produisant un certain suspense, une bienveillance et une curiosité lectorales.

L’élaboration artistique et littéraire de cette captatio a souvent été assimilée au travail de mise en fiction, cette dernière assumant un rôle de déplacement plaisant dans l’irréel. C’est ce que souligne l’un des plus célèbres apologues de La Fontaine : « Le Pouvoir des fables »10. Ce texte, dont la portée théorique ne va pas sans ambiguïtés, relève d’abord le contraste qui oppose le personnel de ces poèmes (« les débats / du Lapin et de la Belette », v. 7-8) aux occupations sérieuses du dédicataire de ce récit : Monsieur de Barillon, ambassadeur de France en Angleterre. Que peuvent apporter ces

« contes vulgaires » (v. 2) et leurs « grâces légères » (v. 3) à un homme adulte chargé d’importantes

« affaires » (v. 6), et notamment des risques d’une nouvelle guerre européenne ? Le vrai sujet de la fable apparaît alors plus nettement : c’est l’art du fabuliste lui-même, cette capacité à ouvrir un espace fictionnel et à susciter ainsi une attention mêlée de plaisir (« Si peau d’âne m’était conté… », v. 67), portée par la tension narrative, infiniment supérieure aux techniques brutales de la rhétorique, cet

« art tyrannique » (v. 36). La mise en fiction, le jeu avec le suspense et le déplacement dans l’irréel semblent alors constituer la meilleure captatio qui soit. Mais ce plaisir n’est pas sans revers, et toute la responsabilité du poète-narrateur se trouve dans ce mélange de puissance et d’irréalité qui caractérise la fiction : le Démosthène du poème crée une fable dont la chute reproche justement aux Athéniens leur goût des fables (« Quoi, de contes d’enfants son peuple s’embarrasse ! », v. 57). Ainsi, susciter le plaisir constitue une puissance non négligeable par laquelle l’œuvre « s’impose », pour reprendre l’expression de Gaëtan Picon, et à travers laquelle la responsabilité morale de l’énonciateur s’engage : « amuser » le monde (v. 70) pour lui dessiller les yeux peut bien se justifier, mais qu’en est-il de la capacité à « amus[er] les Rois par des songes », à l’image de l’habile Cerf des « Obsèques de la Lionne »11 ? Dans ce cas, le verbe reprend son sens fort de « tromper », comme le montre la fin de cette cynique moralité : « Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges, / Quelque indignation

10 Voir Jean de La Fontaine, Fables [1678], VIII, 4, Folio, 1991, p. 231-233.

11 Ibid., VIII, 14, p. 245-246.

32 dont leur cœur soit rempli, / Ils goberont l’appât, vous serez leur ami » (v. 53-55). Le pouvoir des fables est donc bien celui du plaisir, mais il n’est pas sans lien avec une forme possible de

« démagogie » créative : « On veut de la nouveauté et de la gaieté », proclame la préface des Fables ; et rassembler en recueil ces fictions revient précisément à donner ce que l’« on veut », c’est-à-dire à construire l’ouvrage en fonction de son effet. En cela, et parce que le plaisir du conte opère un décentrement (par rapport aux sujets sérieux qui occupent un ambassadeur ou des citoyens responsables, mais aussi par rapport au réel), un agréable déplacement, il peut constituer un masque autant qu’un viatique, un brouillage tout comme un révélateur, ce qui doit mener le lecteur à une forme de « perplexité » herméneutique, comme le dit Gaëtan Picon : celle-ci serait donc la position d’un récepteur aguerri, qui veut à la fois profiter du « charme » (Préface des Fables) de l’œuvre, saisir ce qu’elle dit du monde (cf. Ib) et garder une « méfiance » lucide et profitable quant à cette interprétation : il notera alors qu’aucun des deux contes enchâssés du « Pouvoir des Fables » n’a de rapport, réel ou symbolique, avec la situation d’importance qui en constitue le prétexte (les désirs d’invasion de Philippe de Macédoine ; les négociations avec l’Angleterre), et que, plus troublant encore, l’inclusion se fait au prix d’un renversement de thèse (La Fontaine veut la paix : « N’est-il point encor temps que Louis se repose ? », v. 17 ; l’Orateur veut la guerre : « Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ? », v. 60) : derrière les fables et leurs multiples sources de plaisir brille donc aussi, d’un éclat plus obscur, un jeu herméneutique complexe et jubilatoire.

Deux exemples de « contre-captations » peuvent aussi nous permettre de saisir l’importance du plaisant dans la construction et la réception de l’œuvre, particulièrement quand le plaisir passe par le paradoxe : dans son avertissement liminaire « Au lecteur », Montaigne semble vouloir nous dissuader de nous lancer dans la lecture des Essais (1580-1592) : « ce n’est pas raison, dit-il, que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain » ; et d’ajouter, sonore et définitif : « Adieu, donc »12. Le narrateur de Jacques le fataliste (Diderot, 1765-1784), s’y prend autrement, poussant, dans les premières pages du récit, la désinvolture apparente jusqu’à des métalepses déréalisatrices, brisant l’illusion mimétique : « Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans le récit des amours de Jacques »13. Cette comique démonstration de force auctoriale (« Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? »14) a pour but apparent de minorer l’origine du plaisir de lecture (« Qu’il est facile de faire des contes ! »15). Dans les deux cas, la stratégie de captatio passe par son apparent contraire : ne lisez pas ce livre, vous qui vous tenez sur son seuil, il n’en vaut pas la peine. Mais deux phénomènes aident à produire, bien sûr, l’effet opposé : tout d’abord le lecteur reconnaît une stratégie, et, face au livre publié, imprimé, il soupçonne la dénégation de n’être qu’une clause de style ou, mieux, de vouloir réserver le véritable plaisir de la lecture à ceux qui auront su la dépasser ; mais, peut-être plus encore, le jeu se construit sur la spécularité intuitive entre le livre et son lecteur, lequel, dès lors, entend un de quoi te mêles-tu ? chez Montaigne, et un qu’il est facile de lire des contes dans Jacques. Le plaisant sera donc, pour partie, celui de la justification symétrique de l’œuvre et de son lecteur : trouver le rare, l’unique, sous l’imparfait revalorise d’un seul mouvement le texte et son récepteur : plus question pour ce dernier de se laisser simplement

« embarquer pour les îles » de la fiction, ce qui revient à être « fait cocu » ; le plaisir, supérieur, que donnent les œuvres « critiques » vient précisément mettre à l’épreuve la réflexivité de notre jugement.

Le « texte de plaisir », pour reprendre les termes de Barthes (Le Plaisir du texte), celui qui joue sur une culture, sur la stabilité de références et de codes connus et maîtrisés, n’est donc pas incompatible avec une lecture plus profonde et plus inquisitrice. Ainsi, on sera sensible au fait que des théoriciens et des critiques professionnels évoquent parfois le pur plaisir de la fréquentation d’une œuvre littéraire, un plaisir qui n’est cependant jamais annulé par leur lecture experte et inquiète des subtilités du texte. Barthes évoque notamment les passages consacrés à l’Italie dans La Chartreuse de Parme

12 Michel de Montaigne, Essais, I, Paris, Folio « classique », 2009, p. 117.

13 Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, Paris, GF-Flammarion, 1997-2006, p. 42.

14 Ibid.

15 Ibid.

33 (1839) de Stendhal : « des pages triomphales qui […] embrasent le lecteur que je suis (mais je ne crois pas être le seul) de cette jubilation, de cette irradiation que le journal intime disait, mais ne communiquait pas »16. Chez Italo Calvino, le même roman reste synonyme d’un plaisir intense et chaque fois renouvelé : « Ce qui est sûr, c’est que si je reprends en main la Chartreuse, aujourd’hui encore, comme lors de toutes les relectures que j’en ai faites à différentes époques, à travers tous les changements de goûts et d’horizon, voilà que l’entrain de sa musique, cet allegro con brio, me captive à nouveau »17. En gardant à l’esprit ce langage extrêmement mélioratif, on pourra aussi évoquer le

« postulat eudémoniste » que Gérard Genette isole dans la pratique critique d’un Jean-Pierre Richard (cf. « Bonheur de Mallarmé ? » dans Figures I) : une telle lecture critique, conçue comme lecture optimale, devient alors une expérience quasi-érotique de la texture du texte ; par l’alchimie mystérieuse de la lecture, l’œuvre se transforme en objet de jouissance, mais en une jouissance infiniment complexe et infiniment relancée par le travail sans fin d’une « microlecture » avide de sensations. Ce plaisir de lecture peut aussi être « existentiel », pragmatique : toutes les stratégies d’auteur du monde ne peuvent le garantir, car il ressortit à l’événement ; il a lieu, ou non. C’est peut-être précisément cette irréductibilité (à un individu, à un livre, à un moment) qui lui donne sa force.

Ainsi peut-on penser, sur ce point, à la bibliothèque familiale dans La Maison de Claudine (Colette, 1922), dont l’évocation trouve son intensité émotive et mémorielle dans le titre du chapitre où elle est décrite : « Ma mère et les livres ». Née au milieu de volumes qui ont d’abord été – et sont en partie restés – des objets quasi votifs et métonymiquement associés à leurs auteurs, « Minet-Chéri » a pu faire de la lecture une expérience de la plénitude de l’identité à soi, proprement magique parce qu’en partie concrète. À chaque livre et à chaque lectrice ou lecteur sa formule, celle de leur rencontre : la lecture est d’abord, et notamment dans l’enfance, la hiérarchisation libre et heureuse d’éléments qui viennent réellement se mêler au tissu de la vie. Par le bonheur de la mise en fiction, par le jeu avec la curiosité et la sagacité du lecteur, ou tout simplement par son existence matérielle et son rôle d’échangeur entre vie rêvée et vie réelle, le texte littéraire semble bien s’imposer comme le lieu d’une jouissance tout à fait particulière.

b) De la « connaissance de l’écrivain » (J. Bouveresse) à celle du lecteur ?

Si l’œuvre est alors aussi « objet de connaissance », c’est sans doute car une forme de transmission est grandement facilitée par ce plaisir premier. On peut en somme raisonner sur l’œuvre en bon horacien (utile dulci miscere, joindre l’utile à l’agréable) et donc en « classique », mais la théorie littéraire moderne n’oublie pas non plus cette dimension épistémique de l’œuvre littéraire.

Nombreux sont les théoriciens qui se sont dressés contre les excès d’un hyper-textualisme érigeant l’autotélicité en totem esthétique et coupant ainsi l’œuvre de toute capacité à dire quelque chose du monde18. Dès 1984, Tzvetan Todorov laissait derrière lui les radicalités formalistes et proclamait :

« Depuis deux cents ans, les romantiques et leurs innombrables héritiers nous ont répété à qui mieux mieux que la littérature était un langage qui trouvait sa fin en lui-même. Il est temps d’en venir (d’en revenir) aux évidences qu’on n’aurait pas dû oublier : la littérature a trait à l’existence humaine, c’est un discours, tant pis pour ceux qui ont peur des grands mots, orienté vers la vérité et la morale. »19. En ce sens, le texte littéraire peut nous apprendre quelque chose du monde, produire des effets de savoir. À ce propos, on pourra soutenir qu’il existe trois modes spécifiques à la littérature (et aux arts mimétiques en général) de mise à disposition d’un contenu discursif : le passage simple au discours (par opposition à l’histoire20 et à l’expression lyrique), la modélisation par la vraisemblance, et la

16 Roland Barthes, « On échoue toujours à parler de ce qu’on aime », in Œuvres Complètes, t. V, 1977-1980, Paris, Le Seuil, 2002, p. 913.

17 Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques, nouvelle traduction par J.P. Manganaro et Ch. Milesci, Paris, Gallimard, 2018, p. 202.

18 Voir à ce sujet les critiques de Jacques Bouveresse dans La connaissance de l’écrivain, Marseille, Agone, 2008.

19 T. Todorov, Critique de la critique, Paris, Seuil, p. 188.

20 L’opposition « discours » / « histoire » a été établie par Émile Benveniste dans ses Problèmes de linguistique générale (Gallimard, 1966) : « les relations de temps dans le verbe français », tome I, p. 237 et suivantes.

34 correspondance symbolique. On retrouve ces trois modes dans le roman Les Travailleurs de la mer (Victor Hugo, 1866) ; ou, plus exactement, ces trois formes de discursivité s’articulent et s’incluent les unes les autres de manière parfois complexe. Dans son énonciation générale, le premier tome du roman, intitulé L’Archipel de la Manche, ensemble constitué de vingt-quatre chapitres, tient du discours21, comme le montre la première page du texte, et même sa première phrase : « L’Atlantique ronge nos côtes. » Incluant immédiatement son lecteur dans un « nous » à sens national (la France), le narrateur proclame thétiquement (et au présent gnomique) un phénomène qui est à l’origine de la formation du lieu géographique qu’il entend décrire (les îles anglo-normandes : « C’est ce qu’on nomme l’archipel normand » écrit-il) ; allant du général au particulier, mais aussi de l’origine à l’époque contemporaine (à partir du détachement de Jersey, en l’an 709), le récit se présente d’abord comme un texte descriptif et explicatif, grandement factuel, et, en cela, instructif, sorte de propédeutique nécessaire à la saisie des aventures de « Gilliatt le Malin » et qui inclut, outre la géographie physique, des notations sociales, culturelles, économiques et politiques22. Dans le second tome (Les Travailleurs de la mer), le récit pleinement romanesque apparaît, lui aussi, d’emblée : après un court paragraphe de mise en contexte (« La Christmas de 182. fut remarquable à Guernesey... »), la focale se resserre sur un lieu (« la route qui longe la mer de Saint-Pierre-Port au Valle était toute blanche ») et sur des personnages encore inconnus (« un enfant, un homme et une femme ») dont deux, Gilliatt et Déruchette, seront au premier plan du récit qui s’ouvre. Le passage direct au discours ne disparaît bien entendu pas dans ce second tome, mais il est nettement relayé par une forme de modélisation permise par la vraisemblance qui rend chaque personnage individuel ou chaque événement singulier crédible, faisant du récit local une actualisation possible (sous une forme fictionnelle) d’une vérité universelle qu’il vient à la fois illustrer et exprimer. Dans le cas du roman de Hugo, cette vérité universelle a été synthétisée par le romancier lui-même : il s’agit, écrit-il dans sa courte préface, de mettre en lumière « l’anankè [la fatalité] des choses », l’indifférence gigantesque et destructrice d’une nature à laquelle seules s’affrontent deux catégories d’hommes, qui convergent en Gilliatt : les travailleurs et les héros. Le titre même de l’œuvre indique assez, par le pluriel qui le marque et la généralité des deux substantifs, qu’un propos général et vrai sous-tend les destins individuels et fictifs. Le symbolisme, enfin, a une place essentielle dans la création hugolienne : permettant notamment de faire correspondre la créature mythologique et terrifiante (en réalité créée par Hugo) appelée « Roi des Auxcriniers » (I, 1, 4) et la pieuvre que doit combattre Gilliatt au livre IV de la deuxième partie : ce sont des « monstres »23 (c’est le titre du chapitre II, 4, 2) de taille modeste et d’aspect inoffensif voire un peu ridicule, mais tous deux sont en réalité de terribles dangers, car ils représentent cette même nécessité adhérente et mortelle qui s’attache parfois à l’homme : l’un parce que, fin connaisseur du « cimetière Océan » et « baladin lugubre de la tempête », il se pourrait qu’il désigne à la mort certains des marins qu’il croise ; l’autre, forme animale et physique de la fatalité, car elle se caractérise par « la ventouse » dont elle se sert pour entraîner ses victimes par le fond… Ainsi, l’œuvre littéraire, fût-elle pure fiction, parle du monde, propose sur lui une parole dont l’acuité et l’originalité peuvent entrer en ligne de compte dans l’évaluation d’ensemble du texte. Mais, on l’a dit, même imitant la prose des récits de voyages ou celle des guides touristiques (qui connaissent le succès depuis les années 1850 : cf. les Guides Joanne, par exemple), même se donnant explicitement un horizon de discours vrai et général, même s’offrant au décryptage symbolique d’un lecteur attentif, le roman reste un roman, dont on ne saurait uniquement rendre compte en en résumant la « vision du monde » : ainsi, par exemple, est-il parfois bien difficile de distinguer ce qui ressortit à un discours pleinement assumé de ce qui appartient à un phénomène de

« motivation » (pour reprendre un terme de Gérard Genette, dans Figures II [Seuil, 1969] :

21 Ainsi défini par Benveniste : « dans sa plus large extension : toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière » (Ibid., p. 242).

22 Ajoutons que les liens de Hugo avec Jersey et surtout Guernesey étant bien connus en France dès les années 1860, ces informations semblent « de première main ».

23 Rappelons, à ce propos, que le terme « pieuvre », mot du guernesiais, est introduit en français par Hugo dans les Travailleurs : la monstruosité de l’animal est également exprimée par le choix d’une appellation peu usitée.

35 dire la recherche d’acceptation par le lecteur de l’univers singulier de la fiction comme monde acceptable), ou bien ce qui relève du symbolisme puissant de ce qui participe d’une pure logique romanesque de la tension dramatique (l’épisode de la pieuvre en est un exemple évident). Dès lors, le statut du texte semble osciller en permanence et une lecture qui se limiterait à la recherche de connaissances, qui réduirait l’œuvre à un docere quantifiable, manquerait bien sûr ce qui en fait la spécificité soulignée par Gaëtan Picon. L’œuvre parle donc bien du monde, mais son « message » n’en est pas un, son contenu n’a rien de la « petite vérité » que cherchera en vain, la croyant dissimulée au détour de certaines pages, de certaines phrases, le pauvre narrateur du Motif dans le tapis ; et lire n’est en rien un processus cumulatif de contenus24. C’est bien là l’erreur des « deux bonshommes » de Flaubert, Bouvard et Pécuchet, dont l’encyclopédisme comique constitue précisément la bêtise (Bouvard et Pécuchet, 1882 [posthume]). Ainsi, au chapitre V, s’intéressant à la littérature, ils lisent des récits historiques, notamment de Walter Scott, avant de s’en lasser ; les deux amis, cependant, se séparent sur ce qui les amène à rejeter le romancier écossais : Pécuchet déplore les erreurs factuelles (« Il perdit même tout respect pour Walter Scott, à cause des bévues de son Quentin Durward. Le meurtre de l’évêque de Liège est avancé de quinze ans. La femme de Robert de Lamarck était Jeanne d’Arschel et non Hameline de Croy. »), quand Bouvard regrette « la répétition des mêmes effets » (« L’héroïne, ordinairement, vit à la campagne avec son père, et l’amoureux, un enfant volé, est rétabli dans ses droits et triomphe de ses rivaux »25). On voit bien ce qui sépare ces deux jugements et l’inefficacité qui naît de leur discordance : le jugement esthétique de Bouvard est limité au pur effet produit, au déplaisir qui naît de l’uniformité des intrigues (il « finit par s’ennuyer »), et le jugement aléthique de Pécuchet réduit, quant à lui, la vérité d’une œuvre à l’exactitude du cadre historique. On reconnaît aussi, dans ce passage, toute l’ambiguïté flaubertienne, puisque l’écrivain pourrait souscrire à la critique de l’un (Bouvard) et moque nettement celle de l’autre (Pécuchet). Il n’en demeure pas moins que c’est de la désarticulation du plaisir du récit et du désir de connaître que naît la lecture défectueuse, qui méconnaît le sens d’une œuvre. Dans ce sens, la vérité de l’œuvre n’est accessible que dans l’expérience unifiée de la lecture, elle est l’objet d’une expérience qui intègre donc le plaisir de lecture et ouvre nécessairement son horizon idéologique.

Univers « à cheval », l’œuvre est par définition moins une leçon à apprendre que le champ d’une exploration indirecte du monde, d’une lecture devenue « interrogation » et « enquête » herméneutique.

c) Vers la perplexité

Il ne faudrait pas donc pas faire de l’œuvre littéraire un simple « message » enrobé de miel fictionnel, et calibré dans la perspective d’une réception passive et quelque peu infantile de la part du lecteur : si l’œuvre littéraire vit, plaît, et informe, c’est aussi potentiellement parce qu’elle propose une activité, une enquête, qu’elle provoque des questions, des perplexités. Les béances, lacunes et interrogations sont ainsi ce qui couronne une démarche esthétique et mettent l’œuvre en mouvement dans la lecture. L’École de Constance insiste sur la collaboration active du lecteur et Wolfgang Iser, dans L’Acte de lecture, s’amuse à rappeler cette citation du Tristam Shandy (II, 11) de Sterne :

« aucun auteur, averti des limites que la décence et le bon goût lui imposent, ne s’avisera de tout penser. La plus sincère et la plus respectueuse reconnaissance de l’intelligence d’autrui commande ici de couper la poire en deux et de laisser le lecteur imaginer quelque chose après vous »26. La lecture est alors recherche, fabrication active d’hypothèses au fil d’une progression textuelle parfois ardue.

24 On peut songer, sur ce point, à l’œuvre poétique ambitieuse que constituent les Hymnes de Ronsard (1555-1556) : souvent assimilés, dans leur évocation du cosmos, à une entreprise de « poésie scientifique » (pour reprendre le titre d’Albert-Marie Schmidt, La Poésie scientifique en France au XVIème siècle, 1938), ils n’ont, de l’aveu de Schmidt lui-même, aucune véritable portée didactique, i.e. de transmission directe de savoirs : ils expriment, en revanche, selon le critique, « une intuition originale de l’univers », intuition, dès lors, proprement littéraire.

25 Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Folio « Classique », 1999, p. 203.

26 L’Acte de lecture, (1976), tr. fr. 1985, éditions Mardaga, p. 198.

36 Tout n’est pas dit, tout n’est pas livré en littérature : il y a une part d’énigme, de mystère et derrière une façade « accessible », les œuvres littéraires regorgent de questions et d’interrogations laissées sans réponse ou soumises à la sagacité et à la liberté du lecteur. On ne sera donc pas surpris, dans ces conditions, de voir des critiques relever plusieurs dizaines d’interprétations différentes des Chats de Baudelaire en moins d’une quinzaine d’années27, ou de voir Marc Escola mettre en évidence la

« pluralité » des Bérénice dans l’introduction qu’il donne à la pièce pour GF-Flammarion ; même des textes balisés, arpentés, traversés par des décennies d’expertise critique ou d’approches scolaires semblent receler un « reste » herméneutique. Reprenant Hegel dans son Esthétique, Thomas Pavel rappelle que le contenu discursif d’une œuvre est de l’ordre de l’« élément spirituel qui […] se révèle en tant que représentation »28. Et d’ajouter : « Lorsque nous nous abandonnons à l’œuvre et que nous quittons notre monde quotidien en faveur de celui qu’elle exhibe, nous nous efforçons donc de suivre, à l’intérieur de celle-ci, le chemin qui va des apparences qu’elle fait surgir à l’idéalité qu’elle rend sensible » (nous soulignons). Toute lecture est donc recherche et tentative de reconstitution d’une

« vérité » (quel que soit le statut aléthique de ce contenu idéel) indirectement proposée par l’œuvre, elle est le fruit d’une « perplexité » devenue « interrogation » puis véritable « enquête » au cœur du texte et en regard du monde. Or cette « idéalité », ce « contenu » de l’œuvre, peut être d’une grande complexité, voire impossible à stabiliser dans l’histoire de la réception du texte, faisant de chaque époque, mais aussi et surtout de chaque lecteur le lieu d’un risque herméneutique que ne saurait réduire l’inscription dans une tradition de lecture à l’évolution lente et presque insensible. On peut ici songer à deux grands textes qui ont connu et connaissent encore singulièrement cette incertitude : Le Misanthrope (Molière, 1666) et Les Liaisons dangereuses (Pierre Choderlos de Laclos, 1782).

Pour le premier, c’est le statut comique du protagoniste qui reste l’objet d’un choix interprétatif d’autant plus crucial qu’il est aussi, au théâtre, un choix d’orientation de la mise en scène et un choix de jeu. Si, pour les contemporains de Molière, le « ridicule » d’Alceste ne fait aucun doute il n’en reste pas moins le contempteur d’autres ridicules, peut-être plus évidemment comiques (les prétentions poétiques d’Oronte, la vanité des petits marquis…), et le porteur d’une idéologie aristocratique du naturel dont, au XXème siècle, Jean Starobinski a montré la complexité et les insolubles contradictions (cf. Le Remède dans le mal, Gallimard, 1989 ; voir notamment : « Le mot civilisation » et « Sur la flatterie »). Ce caractère moralement mixte du personnage (et, avec lui, de ces principaux interlocuteurs : notamment Célimène, bien sûr), s’est résolu, sous l’influence de Rousseau puis à l’époque romantique, par une forme de simplification : Alceste est alors devenu un prophète-paria (d’autant plus rejeté de tous qu’il a parfaitement raison), et Le Misanthrope, la moins purement comique des comédies de Molière… Ce n’est qu’au cours du XXème siècle que certains metteurs en scène et spécialistes ont travaillé à rendre à la pièce son ambiguïté idéologique et générique constitutive (sans jamais empêcher la lecture « romantique » de cycliquement réapparaître). Le phénomène est presque plus marquant concernant Les Liaisons dangereuses. Le travail d’Yvette et André Delmas (À la recherche des Liaisons dangereuses, Mercure de France, 1964) a bien montré comment la perception et l’appréciation du roman de Laclos a très vite varié, en raison d’une indéfinition morale, constitutive de l’énonciation épistolaire qu’il met en œuvre. Du succès initial, fondé sur un soupçon d’authenticité de l’histoire racontée (on ne reproche au fond aux personnages du roman que d’être « trop ressemblants » [Moufle d’Angerville] et peints « d’après nature » [D’Allonville]), mais qui laisse ouverte la possibilité d’une entreprise de dénonciation morale29, on est passé à une franche mise à distance de la part de la génération romantique qui ignore tout bonnement Laclos (seul Stendhal fera exception) ; c’est avec Baudelaire que les Liaisons

27 Dans un article intitulé « Seshat et l’analyse poétique : à propos des critiques des Chats de Baudelaire », Johanna Natali-Smit ne relève pas moins de 28 interprétations différentes depuis celle de R. Jakobson et Levi-Strauss en 1962 (in La logique du plausible, essai d’épistémologie critique en sciences humaines, Paris, La Maison des Sciences de l’Homme, 1981).

28 Thomas Pavel, Comment écouter la littérature ?, Paris, Collège de France/Fayard, 2006, p. 21.

29 C’est ce qu’affirme, notamment, la « Préface du rédacteur », et cette dénonciation est lisible, si l’on peut dire, dans la

« punition » des deux monstres, Valmont et Merteuil

37 reviennent réellement à la mode, mais le roman a dès lors acquis sa réputation d’immoralité foncière et de promotion froide et fascinante de la prédation sentimentale, cette « mythologie de l’intelligence » (Jean-Luc Seylaz, Les Liaisons dangereuses et la création romanesque chez Laclos, Droz, 1958) qu’a notamment contribué à statufier la préface d’André Malraux, publiée en 1939. Il faudra attendre le début de notre siècle, et notamment les travaux de Jean Goldzink (Le Vice en bas de soie, José Corti, 2001), pour qu’apparaisse une lecture morale (au sens philosophique du terme), liée au rousseauisme de Laclos et à son engagement pour l’éducation des femmes. On peut donc dire de ces deux œuvres ce que le narrateur premier d’Au cœur des ténèbres (Joseph Conrad, 1899) affirme de l’art de conteur de Charlie Marlow, qui deviendra le narrateur principal et central de cette novella :

« Les histoires de marins ont une simplicité directe, dont tout le sens tient dans la coque d’une noix ouverte. Mais Marlow n’était pas typique (si l’on excepte sa propension à dévider des histoires), et pour lui le sens d’un épisode n’était pas à l’intérieur comme les cerneaux, mais à l’extérieur, enveloppant seulement le récit qui l’amenait au jour comme un éclat voilé fait ressortir une brume à la semblance de l’un de ces halos vaporeux que rend parfois visibles l’illumination spectrale du clair de lune »30. Ce sens, à la fois flottant et insaisissable, est précisément ce qui fait la valeur du conte, sa fascination et sa profondeur. Dans ces textes, donc, plaisir et connaissance semblent travailler l’un contre l’autre et ont marqué la réception d’une forme inconfortable de suspens : le comique (pour Le Misanthrope) et la fascination (dans le cas des Liaisons Dangereuses) brouillent en quelque sorte l’idéalité que le système de l’œuvre est censé rendre par sa forme. Mais cette tension du placere et du docere est précisément, si l’on suit Gaëtan Picon, ce qui fait de toute lecture une nécessaire

« enquête » pour qui ne veut pas « méconnaître » l’œuvre. Ce que la littérature a à dire du monde n’acquiert sa spécificité que dans cette fréquentation tendue du plaisir formel ; de même que la

« jouissance » (terme qui exprime la plénitude) ne vient au lecteur que dans le dépassement intellectualisé du simple effet plaisant. Toute lecture est un processus (enquête, interrogation), bien plus qu’un résultat (jouissance, connaissance), en cela que la littérature a précisément pour « objet » la complexité du monde et de l’existence, qu’il s’agisse de l’intégration de l’individu dans un corps social qui le trompe et l’humanise à la fois, ou de la place difficilement assignable du plaisir dans la hiérarchie des téléologies humaines… On comprend mieux, dans cette perspective, les derniers mots du Démon de la théorie d’Antoine Compagnon : « la perplexité est la seule morale littéraire »31.

Mais si on prend cette remarque d’Antoine Compagnon « au pied de la lettre », cette « morale littéraire » profondément ambiguë, toujours incertaine, semble en réalité première et primordiale, et toute lecture mettant d’abord en avant le pur plaisir ou le simple docere court le risque d’être au mieux incomplète, et au pire simpliste… Ne faut-il pas alors tirer toutes les conséquences de cette

« montée vers la perplexité » que nous avons pu mettre en évidence et aller jusqu’à inverser les termes et la logique de la citation ? Et si l’œuvre commençait par s’imposer grâce à une forme suscitant d’abord perplexité et interrogation ? Et si entrer en littérature, c’était avant tout affronter une complexité première, celle du texte ?

II. La résistance première de l’œuvre : imposer une perplexité, relancer des