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V. Discussion

1. Évaluation du modèle cinématique

Rappel sous-objectif 1 : L’objectif était de développer un modèle cinématique de l’épaule à partir des travaux de Jackson et al., (2012), en y ajoutant une fermeture de boucle cinématique à l’articulation scapulo-thoracique. Le but était d’évaluer les erreurs sur les angles articulaires issus de modèles avec et sans fermeture de boucle en comparaison à un modèle de référence issu de mesures invasives.

Les résultats confirment l’hypothèse selon laquelle le modèle multi-corps développé avec une fermeture de boucle scapulo-thoracique (S2M_Mod_BF), génère moins d’erreur dans l’estimation de la cinématique articulaire de l’épaule en comparaison à un modèle sans boucle (S2M_Mod_BO). Le modèle de référence S2M_Mod_Ref utilise les données de positions de marqueurs fixés à des tiges intra-corticales vissées dans la clavicule, la scapula et l’humérus. En général, les différentes méthodes pour améliorer la cinématique scapulaire sont confrontées à la mesure par palpation avec un Scapula Locator, qui est considérée comme la mesure statique de référence (De Groot, 1997; El Habachi, Duprey, Chèze et Dumas, 2015; Lempereur et al., 2010; Michaud et Begon, 2016). À l’instar de la roentgen-stéréo- photogrammétrie, la méthode avec les tiges intra-corticales est un « gold standard » de la mesure directe du mouvement tridimensionnel des os sous la peau (Bourne et al., 2009; Leardini et al., 2005). En effet, les trajectoires de marqueurs placés sur des tiges intra corticales qui sont enregistrées à l’aide d’un système optoélectronique comme le VICON permettent d’obtenir le déplacement linéaire du centre articulaire gléno-huméral avec une

incertitude inférieure à 0,15 mm (Dal Maso et al., 2014). Compte tenu des risques associés à l’expérimentation comme l’est tout acte chirurgical, il n’est pas courant d’effectuer de telles mesures expérimentales sur un grand nombre de participants (Amis et al., 2008; Dal Maso et al., 2015). Toutefois, ces mesures invasives restent un atout de référence pour évaluer la précision d’un modèle cinématique lors de mouvements complexes comme les levers de charge.

L’hypothèse vérifiée qu’il y a moins d’erreurs avec un modèle en boucle fermé a déjà été partiellement validée pour l’épaule, mais elle l’est également pour d’autres articulations comme l’avant-bras (Fohanno et al., 2014; Laitenberger, Raison, Périé et Begon, 2015; Maurel et Thalmann, 2000; Van der Helm, 1994b). Cette option est intéressante à exploiter dans la mesure où la fermeture de boucle permet de facto d’implémenter dans la chaîne cinématique les contraintes « physiologiques » de l’articulation scapulo-thoracique et donc d’améliorer le réalisme du modèle cinématique. En ce sens, nos résultats montrent que le modèle S2M_Mod_BF comparé à S2M_Mod_BO est plus précis pour chacune des trois articulations et pour cinq degrés de liberté sur les huit évalués, à l’exception de la rotation latérale scapulo- thoracique, de l’élévation et de la rotation axiale thoraco-humérale. Le modèle S2M_Mod_BF produit une erreur quadratique moyenne qui est aux alentours de 5° pour les articulations sterno-claviculaire et thoraco-humérale. L’erreur quadratique moyenne est tout de même d’environ 10° pour l’articulation scapulo-thoracique, bien que le modèle S2M_Mod_BO n’apporte pas plus de précision. L’erreur produite pour l’articulation scapulo-thoracique par ces deux modèles témoigne des difficultés contemporaines de la recherche à estimer les mouvements scapulaires sous la peau à partir de méthodes non invasives (Leardini et al., 2005; Lempereur et al., 2014; Matsui et al., 2006; Seth et al., 2016; Stagni et al., 2005). Certains auteurs présentent un modèle cinématique multi-corps utilisant des marqueurs cutanés qui génère une erreur quadratique autour des 10° pour l’angle en protraction-rétraction scapulo- thoracique et de 5° pour la rotation latérale interne-externe et la bascule antéro-postérieur scapulo-thoracique (El Habachi et al., 2015; Naaim et al., 2015). Ils modélisent la clavicule comme une bielle, c’est-à-dire comme une contrainte de longueur constante entre les centres articulaires sterno-claviculaire et acromio-claviculaire, et ne distinguent pas les degrés de liberté de l’articulation sterno-claviculaire et de l’articulation acromio-claviculaire. D’autres

travaux ne prenant pas en compte la clavicule montrent une erreur quadratique moyenne pour la cinématique scapulo-thoracique légèrement supérieure à 10° lors d’abduction maximale du bras (Bourne et al., 2007). Ces erreurs sont déterminées à partir d’un modèle cinématique qui emploie une technique de numérisation des positions de repères osseux scapulaires par rapport au modèle de référence qui lui utilise les trajectoires de marqueurs placés sur une tige intra- corticale fixée à la scapula. Comme pour notre étude, le degré de liberté scapulo-thoracique le mieux estimé est la rotation médiale-latérale (7,3°), suivent la protraction-rétraction (12°) et la bascule antéro-postérieure (12,5°). Le modèle S2M_Mod_BF développé dans cette thèse est plus précis pour estimer la protraction-rétraction (8,1°) et la bascule antéro-postérieure scapulo-thoracique (10,4°) tandis qu’il l’est moins pour la rotation médiale-latérale scapulo- thoracique (11,5°). La visée clinique des travaux de (Bourne et al., 2007, 2009) implique nécessairement une précision accrue de leur modèle. Comme de nombreuses validations de modèles cinématiques de l’épaule, les mouvements étudiés sont des mouvements standardisés comme les élévations du bras dans un seul plan (Bourne et al., 2007; El Habachi et al., 2015; Hamming et al., 2012; Karduna et al., 2001; Seth et al., 2016). Le modèle de l’épaule développé dans cette thèse pour l’analyse de mouvements complexes, appliqué à la biomécanique occupationnelle génère guère plus d’erreurs cinématiques que celles des modèles existants pour l’étude de mouvements standardisés. En ce sens et au regard de la réduction de l’erreur obtenue avec la fermeture de boucle, le modèle cinématique développé ici correspond aux exigences de précision de la cinématique articulaire fixées par le premier sous-objectif.

Lorsque qu’on utilise l’optimisation multi-segmentaire, une mise à l’échelle de la géométrie de la chaîne cinématique permet une meilleure représentation des mouvements articulaires (Andersen et al., 2010; Reinbolt et al., 2005). L’articulation scapulo-thoracique permet à la scapula de glisser sur la surface du thorax et les mouvements de la scapula sont connus pour être contraints par une pression qui la plaque contre la cage thoracique par l’action combinée de divers muscles comme le grand dentelé antérieur et les rhomboïdes (Van der Helm et al., 1992). Les contraintes géométriques sont souvent considérées comme un point de contact entre la scapula et le thorax (Maurel et al., 1996). Mais ce point de contact est-il fixe au cours du mouvement ou est-il mobile ? L’hypothèse selon laquelle le point de contact

scapulaire est fixe plutôt que mobile a été vérifiée dans une étude menée sur des cadavres (Sah et Wang, 2009). Plus récemment, une étude conduite in vivoqui utilise la technique des tiges intra-corticales comme mesure cinématique de référence a cherché à savoir quelle était la meilleure manière de définir la contrainte scapulo-thoracique pour quatre différents modèles multi-corps couplés à l’optimisation globale (Naaim et al., 2015). Cette étude montre que le contact géométrique qui mimait le mieux la cinématique scapulo-thoracique est un point de contact scapulaire contraignant le plan de la scapula à être normal à un ellipsoïde déterminé fonctionnellement. Toutefois, les auteurs mentionnent qu’il n’y a pas de différence importante entre les différents modèles scapulo-thoraciques testés : il y a un modèle qui utilise deux contacts scapulaires (les positions des marqueurs positionnés sur le trigonum spinae (TS) et l’angle inférieur (AI)) (Garner et Pandy, 1999) ; un autre modèle qui utilise un contact d’un point définit à mi-distance des positions de marqueurs TS et AI ; et enfin un dernier modèle, avec une méthode semblable à celle de nos travaux, qui utilise le barycentre des positions des marqueurs TS, AI et l’angle acromial (AA) comme point de contact pour la contrainte de fermeture de boucle scapulo-thoracique. À l’exception des mouvements en abduction, les résultats obtenus pour les différents modèles sont relativement similaires, avec des erreurs quadratiques maximales qui oscillent autour de 4°. Dans cette thèse, notre modèle affiche globalement une erreur quadratique maximale deux fois plus élevée que celle retrouvée dans la thèse de Naaim et al., (2015). Cette différence peut s’expliquer par la nature des mouvements testés dans leur protocole (standardisé) et le nôtre (lever et descente de charge) dans le processus de validation.

L’environnement d’une collecte de données sur un lieu de travail ne permet pas toujours une prise de mesure optimale. La contrainte de temps allouée aux expérimentations par rapport à un laboratoire conduit bien souvent les chercheurs à réduire leur champ d’analyse et simplifier leur protocole. Ainsi, de nombreuses études dans un environnement réel de travail ou lors de mouvements sportifs considèrent l’articulation thoraco-humérale comme la mesure de référence à l’épaule (Doorenbosch et al., 2003; Faber et al., 2009; Fleisig, Escamilla, Andrews, Matsuo et Barrentine, 1996; Yoon, 2012). Le comportement cinématique de l’épaule lors de mouvements complexes est alors appréhendé par le biais de modèles qui représentent l’articulation de l’épaule comme une seule articulation à trois degrés de liberté

(Gronley, Newsam, Mulroy, Rao et al., 2000; Hingtgen, Mc Guire, Wang et Harris, 2006; Postacchini et al., 2015; Rettig, Fradet, Kasten, Raiss et Wolf, 2009). En conséquence, ils ne considèrent pas l’interdépendance qui existe physiologiquement entre le thorax, la clavicule, la scapula et l’humérus pour générer le mouvement. En ce sens, le choix a été de rapporter à la fois une mesure globale de l’épaule avec les angles thoraco-huméraux comme cela pourrait être le cas sur un lieu de travail. Mais aussi de rapporter une mesure plus spécifique qui rend compte des mouvements propres des articulations sterno-claviculaire et scapulo-thoracique. Cette dernière mesure étant plus simple à réaliser dans un laboratoire d’analyse du mouvement. Notre démarche a été animée par l’idée de proposer un modèle cinématique pertinent pour une analyse ergonomique plus précise tout en étant fidèle à l’anatomie de l’épaule et cliniquement compréhensible. La séquence d’angles « zyzz » qui est utilisée pour l’articulation thoraco-humérale reflète tout à fait cette démarche. En effet, elle permet une représentation qui est à la fois mathématiquement valide et qui a aussi une signification fonctionnelle facilement interprétable (Jackson et al., 2012).

À l'issue de cette première partie de discussion sur la validation du modèle S2M_Mod_BF, nous retiendrons que le modèle développé est représentatif de l'anatomie de l'épaule et a permis de corriger les artéfacts des tissus mous en utilisant une optimisation multi-segmentaire. Le modèle d’analyse cinématique de l’épaule avec fermeture de boucle ouvre des perspectives innovantes dans le domaine de la santé et de la sécurité par l’étude de manutentions en hauteur. Ce modèle a l’avantage d’apporter plus de précision même si les erreurs quantifiées sont autour de 5° en moyenne pour l’articulation sterno-claviculaire et thoraco-humérale, et en moyenne de 10° pour l’articulation scapulo-thoracique. Cette étape était semble-t-il essentielle avant de s’orienter vers de nouvelles analyses cinématiques.