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Éclairage apporté par les sciences des surfaces sur la réaction d’Orito

Le modificateur chiral le plus étudié en système catalytique est, comme mentionné à la section précédente, la cinchonidine. La Figure0.10, issue du mémoire de J. Bru- nelle, présente quelques exemples de motifs obtenus pour la cinchonidine [86]. Ce qui frappe l’œil est leur grande variété ; plus de six motifs distincts sont obtenus. Il est fort plausible que seulement un de ces conformères observés soit actif catalyti- quement, si même la forme active de la cinchonidine a été observée lors de ces ex- périences. Aucune étude complète de la cinchonidine sur le platine n’a été présentée dans la littérature jusqu’à maintenant.

Figure 0.10 – Une grande variété de motifs est observée par STM pour la cinchoni- dine [86].

Les travaux de von Arx et collab. indiquent que l’introduction de l’hydrogène dans le système UHV cause une transformation qualitative de certains motifs obtenus pour la cinchonidine [87]. La Figure 0.11 illustre que les motifs apparaissant seulement après l’ajout d’hydrogène sont beaucoup plus mobiles. Si l’on suppose que cet hy- drogène permet la protonation de l’amine, on peut conclure que la cinchonidine dont l’amine est protonée diffuse davantage sur la surface [87]. Sachant que cette proto- nation de l’amine est nécessaire pour que la cinchonidine soit un modificateur chiral efficace, il apparait nécessaire que toute expérience étudiant les complexes qu’elle peut former avec des substrats pro-chiraux doive être effectuée soit sous pression

ambiante d’hydrogène. Une alternative est l’exposition préalable de la surface chira- lement modifiée à de l’hydrogène. L’introduction d’un gaz dans la chambre d’ima- gerie induit cependant la désorption de contaminants adsorbés sur les parois, ainsi que leur réadsorption, même sur la surface à imager. L’observation des complexes formés par la cinchonidine présente donc de nombreux défis. C’est d’ailleurs pour- quoi le modificateur chiral synthétique NEA est favorisé pour les études en sciences des surfaces en général, et en imagerie STM en particulier.

Figure 0.11 – Effet de la pression d’hydrogène p (ligne continue) sur la mobilité de l’espèce majoritaire avant l’introduction de l’hydrogène (croix) et de l’espèce qui ap- parait avec la présence d’hydrogène (cercles) durant un film de 40 images, chacune prise à 52 s d’intervalle. Le déplacement intégral est illustré en fonction de l’ordre des images. La mobilité est initiée par la transformation d’une espèce à l’autre alors que la pression d’hydrogène augmente. La mobilité demeure alors que la pression d’hydrogène diminue [87].

Le (R)-NEA sur le Pt (111) n’a que deux conformères qui sont observés, tel qu’illustré à la Figure0.12b et c. Le conformère majoritaire, obtenu dans 60 % des cas, est nommé (R)-NEA-1 tandis que l’autre motif est désigné (R)-NEA-2. L’adéquation entre ces motifs et les simulations Tersoff-Haman (Fig.0.12f,g) des structures les plus stables calculées par DFT (Fig.0.12d, e) permet d’assigner les motifs et leurs structures sans ambiguïté. Seul le mode correspondant à la déformation symétrique du méthyle ap- parait dans le spectre RAIRS à la Figure0.12h [16]. Sachant que seules les vibrations perpendiculaires à la surface peuvent être observées par la règle de sélection en sur- face, ce spectre est cohérent avec les structures calculées.

Figure 0.12 – Détermination de la géométrie d’adsorption du (R)-NEA. (a) Plusieurs motifs de (R)-NEA sur du Pt(111). Deux motifs distincts, encadrés en bleu et en rouge, sont répertoriés et apparaissent en (b) et en (c), respectivement. (d, e) Les deux struc- tures les plus stables calculées par DFT ; elles correspondent au motif sur la même ligne, et aux simulations d’images STM par DFT (f, g). L’atome d’azote apparait en bleu et les atomes de la surface de Pt(111) auxquels le (R)-NEA est lié sont en gris. (h) Spectre RAIRS du (R)-NEA sur le Pt(111). Issu de [16], qui reprenait des éléments de [61,62].

ment naphtyle se trouve à chevaucher un site ponté « bridge (30) » [61, 77], qui est le site le plus stable pour l’adsorption du benzène sur le Pt (111) [88–90]. La force de cette adsorption est rationalisée par une hybridation des orbitales de l’aromatique avec les orbitales 𝑑 du platine [80,90]. Morin et collab. ont calculé que l’adsorption du naphtalène était optimale si ses deux groupements aromatiques étaient centrés sur des sites pontés du Pt (111) [80]. Des distorsions du naphtalène — dont l’activa- tion des liens C – H — suggèrent dans ce cas aussi une forte interaction avec la sur- face. Ces liens C – H activés peuvent alors devenir des donneurs de liens hydrogène faibles, dont le rôle peut s’avérer crucial pour l’énantiodifférentiation [50,91]. Quant à elle, l’amine primaire se situe directement au-dessus d’un atome de platine [77]. Le groupe du Pr Tysoe ont pu observer des motifs et calculer des structures semblables aux nôtres pour le (R)-NEA et équivalents pour le (S)-NEA sur le Pd (111) [78, 92,

93].

Le groupe du Pr Lambert a été le premier à étudier le NEA par STM [94]. Ils ont pu montrer que le (S)-NEA se dégrade dans un environnement ultra-haut vide si la température de la surface s’élève au-delà de 320 K. Ces travaux furent aussi les premiers à présenter des complexes entre un modificateur chiral et un substrat pro- chiral, le pyruvate de méthyle, bien que l’appareillage ne disposât pas de la résolution nécessaire pour sonder précisément les géométries d’assemblage.

Les structures calculées par la DFT des substrats pro-chiraux étudiés dans cette thèse sont présentées à la Figure 0.13. Tous les substrats étudiés présentent au moins un

groupement électroattracteur en α de leur cétone, que ce soit un trifluorométhyle (TFAP) ou un ester (KPL et MP), ou les deux (MTFP). On remarque que dans tous les cas le carbonyle cétonique chevauche un site ponté à la jonction de deux atomes de platine. Dans cette configuration, le carbone et l’oxygène de la cétone activée viennent former chacun une liaison σ avec l’atome de platine sous-jacent, d’où la nomenclature liaison di-σ.

Figure 0.13 – Substrats pro-chiraux étudiés. Vue latérale et vue plongeante sur la surface pour le KPL (A), le MTFP (B) et le TFAP(C) adsorbés sur le Pt(111). Les atomes de platine apparaissent en gris pâle, le carbone en gris foncé, l’oxygène en rouge, le fluor en vert et l’hydrogène en blanc. Une étude DFT de la géométrie d’adsorption du MP sur le Pt(111) n’existe pas dans la littérature. Adapté de [62,95,96].

Le TFAP est le substrat pro-chiral pour la réaction d’Orito qui a été le plus large- ment étudié par les méthodes de sciences des surfaces [16, 61, 62, 77, 88, 97–100]. Ce substrat forme généralement des dimères homochiraux sur le Pt (111). Pour des températures supérieures à 240 K, les monomères de TFAP sont très rares, indiquant la plus grande stabilité relative des dimères [99]. Ces dimères sont même observés par STM alors que le ratio modificateur chiral ((R)-NEA)/substrat est assez élevé, pour autant qu’il y ait suffisamment de sites libres sur la surface. La structure de ces dimères varie en fonction de la température, tel que le relève la Figure0.14.

À moins de 240 K, c’est la forme courte, s-AP, qui prédomine. Cette forme est stabili- sée par des liens hydrogène faibles entre les carbonyles cétoniques et des liens C – H aromatiques. Si la température de la surface recouverte de TFAP dépasse 240 K, on ne verra plus qu’exclusivement des dimères longs, qui correspondent à une struc- ture bimoléculaire entre un TFAP et un TFAP dans un état demi-hydrogéné. Dans ce cas précis, c’est à l’oxygène de la cétone activée que se fixe l’hydrogène. La stabi- lisation de ces dimères longs se fait principalement par l’intermédiaire de l’hydro-

Figure 0.14 – Simulations Tersoff-Hamann des structures les plus stables calculées par DFT pour des dimères (A) TFAP/TFAP et (B) TFAP/hy-TFAP. Motifs STM cor- respondant aux dimères antiparallèles courts (s-AP) et longs (l-AP). Tiré de [99].

gène du hy-TFAP, entrainant l’établissement d’une liaison O – H ⋅⋅⋅O –– C. Il semblerait donc qu’aux températures d’intérêt pour la réaction catalytique, près de la moitié des TFAP sur la surface soient en fait des hydroxy-TFAP. Cet hydrogène provient de l’hy- drogène gazeux résiduel dans la chambre UHV, et qui est transformé en hydrogène atomique par la surface de platine. La combinaison d’images STM et de calculs DFT a permis ici d’obtenir une information sur la nature chimique des espèces présentes en surface, bien qu’il demeure impossible d’établir l’état d’un TFAP individuel. Pour le KPL, on ne peut observer ni de monomères ni d’assemblages stables d’as- sez longue durée pour être observés par STM. La question de son état sur la surface se pose aussi. Ici, c’est la prépondérance de certaines géométries d’assemblage des complexes formés avec le (R)-NEA qui permet d’apporter un certain éclairage. Cer- taines d’entre elles correspondent à des structures qui sont peu stables pour le KPL, mais énergétiquement accessibles pour le hy-KPL. Donc, l’approche combinée STM- DFT permet de relever la présence d’espèces hydroxyles sur la surface autant pour le TFAP que pour le KPL [95].

Le pyruvate de méthyle (MP) forme des assemblages [101,102] sur la surface à tem- pérature ambiante et en l’absence d’une pression ambiante d’hydrogène. L’existence de ces assemblages révèle une scission d’un lien C – H et la formation d’un énol, qui

vient alors s’autoassembler et former les superstructures observées. Il semblerait que cet énol joue un rôle important lors de l’hydrogénation énantiosélective du MP sur le palladium, mais pas sur le platine [103–105]. C’est d’ailleurs pourquoi le MTFP a été étudié, car, contrairement au MP sous UHV, il ne peut former l’énol.

Nous avons vu au chapitre précédent comment on pouvait établir la prochiralité d’un complexe entre un modificateur chiral et un substrat par comparaison avec les struc- tures DFT. Nous avons aussi vu comment nous pouvions calculer les populations relatives de diverses géométries d’assemblage en dénombrant le nombre de com- plexes formant un nuage de points compact dans un graphique (θ, φ). En comparant toutes les populations pro-S aux populations pro-R, on peut alors établir un ratio pro-chiral (pr : prochiral ratio). Il est alors tentant de comparer ce ratio directement à l’excès énantiomérique -ou au ratio énantiomérique- obtenu en catalyse. Pour les as- semblages (R)-NEA/TFAP, le ratio pro-R : pro-S mesuré est de 71 : 29, très semblable au er de 67 : 33 [61]. Plusieurs informations supplémentaires, dont sur les barrières d’hydrogénation pour chacune des géométrie d’assemblage, sont requises pour éta- blir un lien direct entre le pr et le er.

L’évolution de la microscopie à effet tunnel après la première étude des complexes formés par le (S)-NEA et le MP par le groupe du Pr Lambert a permis des études sur ces complexes avec une résolution intramoléculaire [94]. La première étude avec une telle résolution par Demers-Carpentier et collab. constitue le socle intellectuel sur lequel se basent tous les travaux présentés dans cette thèse [61]. La Figure0.15

présente la première instance où la prépondérance relative de différentes géométries d’assemblage entre un modificateur chiral et un substrat pro-chiral a été relevée et expliquée, en partie, par des interactions intermoléculaires expliquées par les calculs DFT.

Pour qu’une géométrie soit fréquemment observée, la structure doit être suffisam- ment stable. Cette stabilité, dans le cas des assemblages (R)-NEA/TFAP, est favori- sée par les interactions attractives non covalentes entre l’amine et le carbonyle cé- tonique [61, 62]. Pour les α–cétoesters comme le MTFP et le KPL, autant la cétone que l’ester forment des liens hydrogène avec l’amine [16, 62, 95, 96]. Les groupe- ments C – H aromatiques peuvent aussi être des donneurs de liaisons hydrogène lors d’interactions avec les carbonyles. Pour être stables, les géométries d’interactions doivent aussi respecter les sites d’adsorption déterminés autant du modificateur chi- ral que du substrat pro-chiral. De même, la répulsion stérique intermoléculaire in-

Figure 0.15 – La première rangée présente les cinq motifs les plus communs observés lors de la coadsorption du (R)-NEA et du TFAP. Directement en dessous est indiquée l’abondance relative observée de chacun des complexes par rapport à la population totale de 900 complexes comptabilisés à température ambiante. Tiré de [61].

terdit, ou défavorise grandement, certaines géométries. C’est donc la combinaison d’interactions attractives et répulsives qui contraindra les assemblages modificateur chiral/substrat pro-chiral en des configurations bien précises, et qui déterminera les abondances relatives de celles-ci.

Cette approche combinant imagerie STM et calculs DFT a aussi été utilisée par le groupe du Pr Tysoe sur les assemblages entre le (R)-NEA et le MP sur une surface de Pd (111) [92, 93]. Ces travaux ont mis en évidence que la majorité des complexes étaient formés par l’énol. La chimisorption du lien C –– C de l’énol sur des sites pontés (entre deux atomes de palladium) dicte donc en partie les géométries d’adsorption possibles, ainsi que leur stabilité. Les complexes les plus fréquemment observés im- pliquaient des structures optimisant les liaisons hydrogène entre l’amine et les car- bonyles, en plus de respecter le mode d’adsorption de l’énol [93].

Considérons la formation d’un complexe comme une collision sur la surface entre le modificateur chiral et le substrat pro-chiral. Pratiquement, le substrat peut provenir de toutes les orientations possibles avec une probabilité égale ; la surface est isotro- pique. Lors de la formation d’un complexe entre le TFAP et le (R)-NEA, le TFAP tombe dans le puits de potentiel du (R)-NEA et y devient lié. Selon la prochiralité du substrat et sa position par rapport au modificateur, et surtout par rapport à l’amine, différentes géométries d’adsorption seront observées. Se pose alors la question du transfert entre les sites ; le TFAP peut-il diffuser entre les sites, et si oui, comment le fait-il ? Cette question est d’une importance cruciale si les barrières d’activation pour

l’hydrogénation diffèrent grandement d’un site à l’autre. Cette possibilité existe, mais une mesure expérimentale de ces barrières d’hydrogénation demeure extrêmement difficile. Une étude récente de notre groupe de recherche a pu caractériser les change- ments de géométrie à l’intérieur d’un complexe (R)-NEA/TFAP. Deux mécanismes de changement de configuration sont trouvés : inversion pro-chirale ou migration à l’intérieur du complexe. Pour l’inversion pro-chirale, le groupement phényle du TFAP reste en place tandis que le groupement trifluoroacétyle se déplace et change d’orientation. Si la transformation implique un changement de position relative du phényle, on parlera de migration. Dans les deux cas, le groupement trifluoroacétyle aura subi une demi-rotation par rapport à la surface, et la molécule aura changé de prochiralité [100].

La Figure0.16illustre que ces changements de configuration d’un complexe sont fré- quents. La fréquence de tels changements est d’ailleurs du même ordre de grandeur que celle observée pour la rupture du complexe. Certaines configurations, comme le 1S60, sont très actifs relativement à ces changements de configuration.

Figure 0.16 – Histogramme du nombre de changements de configuration observés en chaque site (axe de gauche). L’inversion pro-chirale est en rouge, la migration en bleu et les événements de décomplexation en vert. Les lignes verticales noires indiquent le ratio entre le nombre d’événements et le nombre de complexes observés pour chaque état (axe de droite). Les lignes bleues référent aux populations relatives de chaque géométrie. Adapté de [100].

0.7

Objectifs de la thèse

Les résultats présentés dans cette thèse s’attardent au problème général de la compré- hension des mécanismes d’induction de chiralité sur une surface. Ce phénomène se base sur un bris de la symétrie des molécules adsorbées, qui s’avère particulièrement utile pour ne synthétiser qu’un seul énantiomère d’une molécule. C’est ce sur quoi repose la catalyse asymétrique. Spécifiquement, cette thèse traite de l’hydrogénation énantiosélective de cétones activées par des molécules apparentées à la cinchonidine sur des nanoparticules de platine, la réaction d’Orito. Afin d’élargir le champ d’ap- plication de celle-ci, nous tentons de mieux comprendre le mécanisme réactionnel qui la sous-tend. Comme la réaction se base sur des assemblages 1 :1, entre un mo- dificateur chiral et un substrat pro-chiral, une étude de ces complexes individuels de transfert de chiralité s’avère cruciale pour comprendre le mécanisme à l’œuvre. C’est ce que nous effectuons en comparant les abondances relatives de diverses géométries d’assemblage observées par microscopie à effet tunnel (STM) aux structures calculées par calculs DFT. Les informations ainsi obtenues nous éclairent sur les interactions intermoléculaires à l’origine de la sélectivité pour la réaction d’Orito.