• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 4 RÉCIT DE PRATIQUE

4.1 M ON PARCOURS PROFESSIONNEL

4.1.1 L’auto-accompagnement : une pratique de soi

4.1.1.1 À l’école du corps : l’écoute de l’intime

Je me souviens, je suis dans une journée de travail d'écriture de mémoire plutôt ardue. Je suis mise en difficulté, voire même inhibée par mes représentations de ce que devrait être une écriture de recherche. Mes jugements sur moi-même me donnent l’impression de ne pas être à la hauteur. Je me propose alors de suspendre ces jugements et tous mes aprioris afin d’écrire pour le simple plaisir de créer. Je sens mon écriture se délier. Je me laisser aller. Je me vois en train d’écrire une page neuve avec la curiosité de savoir où cette expérience pourra m'amener. Je m’engage dans une écriture narrative et je tente de me raconter à partir de l’expérience vécue dans le moment présent. J’ai une grande soif de m'actualiser au sein de cette démarche de recherche et de formation. Je

constate que cette écriture me permet de me saisir dans l’instant et d’aller à la rencontre de ce qui me constitue. Je deviens ainsi témoin de ma vie qui se déroule dans le temps. Je me découvre vivante, vibrante, complexe et plurielle. Je suis composée de multiples identités qui parfument mon territoire intérieur et qui se laissent altérer par les autres et le monde. Dans cette proximité à moi, je me mets à l’écoute de ce qui se trame dans ma profondeur corporelle. Je sens l’intérieur de mon corps et l’espace environnant, et pourtant, je me sens sans frontière, ni dedans, ni dehors. Comme si mon univers intérieur était fait de la même chose que ce qui est à l'extérieur. J’expérimente l’univers comme une partie de moi-même. Je sens mes pores de peau s’ouvrir. Mon être tout entier respire et se relie avec le monde qui m’entoure. Je me sens dans une qualité de présence dense, pleine et savoureuse. Je perçois bien dans l’expérience de ma matière que celle-ci fait partie de la matière qui constitue le monde. Par l’écriture, je vois que je ne fais qu'un avec mon expérience, je ne fais qu’un avec le monde. Je suis une fois de plus étonnée d’être au contact de toute cette vitalité qui habite mon corps et d’y sentir de la justesse lorsque je mets mon attention dessus. J’observe que ma pensée peut s’en inspirer davantage et que cela me met au contact de ma cohérence, celle qui émane de mon corps. Je me vois écrire dans une pensée incarnée. Je suis une incarnation pensante.

Extrait de journal de recherche, Myra-Chantal Faber, 2014

Je réalise dans ce moment vécu en toute gratuité que ma pensée fait autant partie du corps que mes jambes ou encore mon cœur, comme mes organes et mes cellules. J’assiste à l’interdépendance du vivant. J’expérimente en ces instants cette forte affirmation de Jean- Yves Leloup (2002, p. 17) qui dit : « le plus sacré s'inscrit dans l'intimité des corps ». Cette journée-là, à mon insu, j’étais à l’école de l’intimité. J’apprenais grâce à cette expérience d’écriture consciemment incarnée que ce rapport de proximité, pour ne pas dire de réciprocité entretenue avec mon intériorité corporéisée, contribuait à me donner une qualité de rapport à mon corps et de présence à moi, à mon expérience et à mon être. J’étais ainsi en profonde intimité avec moi-même. Être en intimité avec soi implique d’accepter d’être en constante mouvance, constamment en mutation, en transformation. J’apprenais aussi par cette pratique d’écriture ancrée dans le présent à accueillir mon expérience telle qu’elle se présente et

qu’elle se déploie selon une trajectoire que je ne peux pas prévoir d’avance. À l’instar de Jean-Yves Leloup :

Être présent au corps qui est là, et laisser venir une information, une parole, prophétique parfois, non préparée à l'avance parce que la parole juste pour telle personne ne l'est plus pour cette autre. [...] Il n'y a pas d'attitude juste, il n'y a que des attitudes qui s'ajustent ! Nous avons sans cesse à nous ajuster à ce qui est présent, ce qui est juste à un moment ne l'est plus à un autre. (Leloup, 2002, p. 25)

Il n'y a pas de voie déjà tracée, seulement une attention et une écoute à développer pour percevoir ce qui est, l’accueillir sans discuter et discerner ce qui serait juste à faire, à dire ou à incarner à partir de là. Ce type de processus d’écriture m’a permis d’aller à la rencontre de ce qui est et de ce que je suis. J’étais ainsi dans un chemin d’apprentissage d’une forme d'écoute au cœur de l'intime ; l’écoute de soi, au cœur de son corps, avec la curiosité et le désir d'aller à la rencontre de ce qui est, c’est-à-dire, à la rencontre de la réalité telle qu’elle émerge dans l’expérience. J’étais dans ce projet d’oser accueillir en soi cette réalité. J’apprenais à cet instant l'acceptation bienveillante de ma profonde unicité. Je touchais à ce désir réel comme le dit si bien Jean-Yves Leloup, de retrouver ma terre promise et d'être au plus près de ce qui se passe à chaque instant.

Ce que nous appelons « terre d'exil » est souvent « une terre promise » à laquelle manque notre attention. S'il faut revenir quelque part, revenir à ce qui est, il n'y a pas d'autre chemin que l'attention, que celle-ci soit sensible, affective, intellectuelle ou spirituelle. (Leloup, 2002, p. 31).

Dans cet exercice d’écriture, je n’oubliais pas que j’étais en recherche et que mon axe organisateur se constituait entre autres de la question de l’éducation de l’attention. Tant que je ne perdais pas de vue cet axe et que je faisais confiance à mon processus, je voyais que cela devenait de plus en plus facile pour moi de laisser aller ma plume, ou plus précisément, de laisser mes doigts glisser sur les touches de mon clavier. Je voyais que j’avais là une attitude qui faisait que quelque chose se donnait dans l’émergence avec une exactitude, une précision, une cohérence et une pertinence que je n'aurais probablement pas pu habiter

autrement. Je savais que je ne pouvais être dans cet état de création à partir de mes aprioris sur le monde, de mes préconceptions et des différentes idées que j’entretenais à mon propre sujet. Je savais que je ne pouvais me laisser surprendre si je tentais de tout planifier, organiser et contrôler.

J’ai pris conscience dans cette expérience qu’il y a moyen de rencontrer mon propos au même instant où il s'écrit et de me laisser étonner, informer par des possibilités inédites susceptibles de permettre une réelle actualisation. Le fait d’avoir éduqué mes perceptions et mon attention a aiguisé ma capacité à ressentir et à m’apercevoir. J’assistais à la maturation de ma pensée au contact des expériences que je vivais et auxquelles j’accordais mon attention au fur et à mesure que j’avançais dans cette démarche de formation. L’attention devenait ainsi un outil de formation, de transformation mais aussi de recherche.

Demeurer attentive à mon expérience au cœur de ma démarche de recherche et dans mon processus d’écriture en particulier a eu une incidence directe sur mon style d’écriture. Je me relie ainsi à l’être écrivant que je suis, qui chemine sur une voie qui me permet de me rencontrer de plus en plus dans ma singularité. Apprendre de mon expérience et réfléchir sur et depuis cette expérience, plutôt que de me laisser aller dans des formes de rationalisations et d’élucubrations, constitue pour moi une véritable quête dans cette recherche. Comme le dit Jean-Yves Leloup : « L'attention est alors un autre nom pour l'amour, quand celui-ci ne se contente pas d'émotions ou de bonnes volontés, mais devient l'exercice quotidien d'une rencontre avec ce qui est, avec ce que nous sommes » (2002, p. 31).

Lorsque je me mets à l'écoute de ce qui se joue dans l'intimité de mon corps et de mon cœur, je réalise que je pose des actes mentaux qui supposent d’abord une conversion du regard (Bertrand, 2005) vers le dedans, dans le souci de me rapprocher de plus en plus de moi-même. Une telle écoute permet d’accueillir, de valider et de reconnaître l’expérience que je suis en train de vivre, d’en saisir le sens et de m’y appuyer pour m’actualiser et réguler mes mises en action en conséquence.

Figure 5 : L’analyse réflexive d’expérience ou le chemin d'une écriture incarnée