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« L’ethnomusicologie chantante ». Cas d’implication des chercheurs dans le mouvement revivaliste en Union Soviétique et en Russie

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Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles 29 | 2016

Ethnomusicologie appliquée

« L’ethnomusicologie chantante ». Cas

d’implication des chercheurs dans le mouvement revivaliste en Union Soviétique et en Russie

Olga Velitchkina

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2584 ISSN : 2235-7688

Éditeur

ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie Édition imprimée

Date de publication : 31 décembre 2016 Pagination : 37-53

ISBN : 978-2-88474-388-4 ISSN : 1662-372X

Référence électronique

Olga Velitchkina, « « L’ethnomusicologie chantante ». Cas d’implication des chercheurs dans le mouvement revivaliste en Union Soviétique et en Russie », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 29 | 2016, mis en ligne le 31 décembre 2018, consulté le 19 avril 2019. URL : http://

journals.openedition.org/ethnomusicologie/2584

Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.

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« L’ethnomusicologie chantante »

Cas d’implication des chercheurs dans le mouvement revivaliste en Union Soviétique et en Russie

1

Olga Velitchkina

S

igne de l’époque postmoderne, la réflexion sur la prise de position et l’engage- ment du chercheur vis-à-vis de son terrain d’étude est au centre des préoccu- pations des sciences humaines. D’un côté, l’apprentissage par l’ethnomusicologue de la musique qu’il étudie, recommandé il y a déjà longtemps (cf. la « bi-musicalité » de Mantle Hood, 1960), est reconnue maintenant comme un outil de recherche indispensable. Avec le temps, cette approche s’est élargie jusqu’à inclure une pra- tique artistique à part entière menée par un chercheur au sein de la tradition ou de la communauté étudiée (où il peut parfois jouer un rôle d’interprète, d’arrangeur, d’expert et de pédagogue). De l’autre côté, l’extension de la position de « parti pris » de la part du chercheur peut aller jusqu’à la promotion et au militantisme auprès des musiciens locaux issus de la communauté qui fait l’objet de son étude.

Malgré les nombreux arguments de celles et ceux qui militent en faveur de cette position, il me semble utile de discuter ici de quelques exemples controversés qui permettent de poser la problématique des limites de ce modèle de recherche.

En particulier, l’engagement des spécialistes du folklore et des ethnomusicolo- gues dans le mouvement revivaliste qui se développe autour d’une tradition en déclin représente à mes yeux un des cas qui nécessitent une contextualisation plus globale et la prise en compte des enjeux socioculturels et idéologiques de

1 Ma participation au mouvement revivaliste en Russie à partir des années 1980 et mes ques- tionnements sur cette expérience ont été à l’ori- gine de la communication faite lors des Journées d’étude de la Société française d’ethnomusico- logie de 2014 sur l’ethnomusicologie appliquée.

J’ai complété cette expérience par des interviews

d’acteurs de ce mouvement et par de nom- breuses discussions lors des colloques et des rencontres informelles. Je remercie tous ceux qui ont contribué à l’élaboration de cet article, et par- ticulièrement E. Boghina, N. Giliarova, E. Alekseev, V. Chtchourov, et A. Kabanov, ainsi que F. Kova- lenko et S. Rouxel-Nercessian pour leur relecture.

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la société donnée. Autrement dit, il semble justifié de se demander jusqu’où nous pouvons aller dans notre désir de préserver une pratique musicale telle quelle, au risque de nier le droit des communautés locales de choisir elles-mêmes les modalités d’évolution de leur expression, même si ces dernières ne mènent pas toujours dans la direction que nous souhaiterions. Quel est alors le rôle de l’eth- nomusicologue dans le façonnage d’une pratique qu’il n’est censé qu’observer sur le terrain ? Est-il dans son droit d’évoluer dans sa pratique artistique comme n’importe quel autre musicien vis-à-vis de la tradition qu’il représente en tant qu’expert ? À quel moment les enjeux artistiques et scientifiques entrent-ils en conflit, et le désir de préserver l’intégrité d’une musique devient-il nuisible plutôt que bénéfique pour la tradition même ? Et finalement, dans quelle mesure les credo esthétique et scientifique se mêlent-ils et influencent-ils la pratique et vice versa ? Telles sont les questions qui seront traitées ici en prenant pour exemple le mouvement revivaliste en Russie et en ex-URSS.

Les repères historiques

Si l’on peut dire que le revivalisme folklorique en URSS a suivi globalement les mêmes étapes qu’en Europe et aux États-Unis, la réalité soviétique lui a donné des traits spécifiques liés au contexte idéologique, social et politique du pays 2. Appelé à l’époque le « mouvement folklorique des jeunes », le revivalisme est né dans les années 1960 d’un phénomène socioculturel plus large, qui, faisant suite à un dégel politique, consistait à rechercher une nouvelle identité anti-étatique et anti-totalitariste. Dans le domaine de la musique, cette recherche englobait l’adhé- sion à des pratiques et à des styles divers non approuvés, voire interdits par l’État, comme le jazz, la chanson dite « des bardes » (bardovskaya pesnia) 3, et la musique de compositeurs avant-gardistes. Le revivalisme représentait une forme de révolte contre une version stylisée et idéologisée du folklore paysan promue par le régime.

Jusqu’à la fin des années 1960, la musique traditionnelle russe était représentée sur scène uniquement par des grandes formations dites « chœurs populaires académiques » subventionnées par l’État, dont le répertoire était com- posé d’arrangements de chansons populaires et de pièces de compositeurs soviétiques. Leur manière de chanter, ni populaire, ni lyrique, a été spécialement élaborée pour ce type de représentations 4. Des groupes à l’esthétique similaire

2 Ce phénomène commence à susciter la réflexion et l’autoréflexion de la part des spécia- listes russes, mais reste très peu connu en-dehors de l’ex-URSS. Parmi les ouvrages en russe, citons les plus importants : Alekseev 1988, Joulanova 1999, Dorokhova 2005 et 2010. En dehors du pays, seulement un ouvrage en anglais traite du revivalisme russe (Olson 2004).

3 Ce qu’on appelle aussi la chanson des « auteurs- compositeurs-interprètes » en français.

4 L’histoire de l’élaboration et de la promotion de ce style de représentation scénique du folk- lore en URSS peut constituer, en soi, un sujet de recherche sur la politique de représentation musi- cale, mais il est au-delà des limites de cet article.

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existaient dans toutes les républiques soviétiques et les républiques autonomes, ainsi que chez les minorités ethniques. Il n’y avait qu’une dizaine de chœurs repré- sentant le folklore russe parmi ces formations. Dans le réseau des pratiques en amateurs, également soutenues par l’État, dans des petites villes et jusqu’aux vil- lages, les formations reproduisaient, à leur échelle, une image et une esthétique de chœurs officiels, ce qui estompait la vraie tradition populaire rurale encore existante, mais qui n’était pas du tout valorisée ni même visible au dehors des villages 5. Au début des années 1960, ce modèle des chœurs scéniques, figé depuis des décennies, s’est trouvé en crise profonde et a suscité la critique des musicologues. Selon l’éminent folkloriste de l’époque Feodosiï Roubtsov, ces chœurs pseudo-folkloriques donnaient une image artificiellement construite des

« paysans à la russe » (Roubtsov 1973 [1970], exprimé en français dans l’original) 6. Ce clivage profond entre la « vraie musique traditionnelle » et sa représen- tation scénique a été perçu comme une grande injustice par la jeune génération de musiciens qui a eu la chance de participer à des missions de collecte de chants menées dans des campagnes 7. Nombreux sont ceux qui se souviennent du véritable choc qui s’est produit lors de leur première rencontre avec la tradition villageoise, dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence. Tout naturellement, ils se sont mis à chanter des chants traditionnels sans arrangements, en imitant les villageois. Ils ont par la suite été appelés « les musicologues chantants ». En dépit d’une différence dans la terminologie, ces pratiques peuvent être considérées comme un cas d’ethnomusicologie appliquée, car elles ont été créées et portées par des spécialistes du folklore musical, conscients des dimensions culturelles et politiques de leurs actions et militant pour la sauvegarde du patrimoine menacé 8. D’ailleurs, l’enseignement du folklore aux étudiants des Conservatoires supé- rieurs a toujours eu un aspect pratique : le professeur était censé être en mesure

5 Pour plus de détails, voir Kosacheva (1990 : 17-18).

6 De nombreux articles critiques paraissent dans les années 1960 dans les revues et journaux musicaux (Krasovskaïa 1969, Roubtsov 1973 [1970], etc.).

7 La participation aux missions de collecte de chants populaires dans les villages fut instaurée depuis 1949 pour les étudiants du Conservatoire supérieur Tchaïkovski (musicologues et compo- siteurs) et plus tard a été aussi proposée dans la plupart des institutions d’enseignement supé- rieur musical et dans des universités (facultés de philologie et littérature russe). Dans certains cas (dont le Conservatoire Supérieur à Moscou), elle a été prise en charge par une institution. La date de 1949 (très tôt !) attire naturellement notre attention ici ; ceci pourrait être la conséquence

« pratique et bénéfique » du fameux décret de 1948 accusant les intellectuels et les artistes

russes d’un engouement pour le formalisme et d’un éloignement du peuple ; ce décret aurait eu des effets dévastateurs sur la culture russe en général. Comme c’était souvent le cas, l’intérêt de l’État pour la promotion du folklore avait un carac- tère purement idéologique, mais au final a eu un effet positif en relativisant les pertes de postes scientifiques alloués aux études de musique populaire survenues au même moment au sein du Conservatoire (je remercie N. Guiliarova de m’avoir éclairée sur ce sujet).

8 Édouard Alekseev, le plus reconnu dans les années 1980 des ethnomusicologues sovié- tiques, a écrit dans son livre : « Le choix auquel font face aujourd’hui les folkloristes est cruel : soit prendre aujourd’hui le rôle de médecins- thérapeutes pour prolonger autant que possible l’existence de l’objet de leurs observations, soit accepter dès demain le rôle d’anatomopatholo- gistes… » (1988 : 21, traduction O.V.).

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Fig. 1. L’ensemble vocal Pesen Zemli et sa directrice Ekaterina Dorokhova (premier plan, au milieu). Photo Azzurro Matto, Isabelle Meister, 1994.

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d’illustrer ses propos par le chant, et les étudiants devaient savoir exécuter par cœur un certain nombre de chansons populaires sélectionnées 9.

Les milieux revivalistes en URSS se sont ainsi trouvés dès le début gran- dement influencés par les spécialistes de musique traditionnelle, qui non seule- ment avaient une position d’autorité en matière de répertoire et de style, mais pratiquaient eux-mêmes ce chant. Dans ce domaine, les folkloristes, contraire- ment à la plupart des ethnomusicologues en Occident, faisaient leurs recherches sur le terrain de leur propre culture d’origine et dans leur langue maternelle (les Russes en Russie, les Géorgiens en Géorgie, etc.). Cela a facilité le rapproche- ment avec le revivalisme, mais au risque de confondre les enjeux scientifiques et artistiques, de masquer les divergences entre le chercheur (et ses intérêts scientifiques), et l’interprète qui s’inscrit nécessairement dans la dynamique rela- tionnelle avec son public et un contexte culturel plus global que celui d’un village.

Discours sur l’authenticité

L’opposition à l’esthétique du pseudo-folklore a amplifié l’importance du discours sur « l’authenticité » dans le milieu revivaliste. Pour marquer la distinction, les ensembles revivalistes réclamaient l’adhésion au style dit « interprétation authen- tique ». Un certain consensus permettait d’établir les frontières entre le folklore et le « fakelore », même si en vérité chacun déclinait ce terme en fonction de son orientation culturelle plus globale et de son penchant vers un certain type de public 10.

L’analyse permet de distinguer au moins trois approches d’interprétation

« authentique » du folklore, dont les démarches respectives sont axées sur la patrimonialisation, sur l’interprétation artistique, et sur la « re-contextualisation » de chants traditionnels villageois auprès de la jeunesse urbaine.

Viatcheslav Chtchourov, folkloriste et fondateur de l’ensemble semi-profes- sionnel Solovka, est une figure emblématique de cette démarche. Il se compare souvent à un « chercheur d’or » : son objectif est de trouver et valoriser ce qu’il appelle

« les chefs-d’œuvre de l’art musical populaire ». Chtchourov a été, en 1966, l’initia- teur des premiers concerts ethnographiques et de l’édition de disques de folklore authentique, ainsi que d’émissions de radio et télévision. À cela s’ajoutent des mis- sions d’enregistrement menées dans les années 1990 spécialement dans le but

9 Mentionnons, parmi les professeurs du Conser- vatoire de Moscou, Kliment Kvitka, Anna Roud- neva, Natalia Giliarova et Vatcheslav Chtchourov, à l’Académie Gnessin – Evgeni Gippius.

10 Il est intéressant de constater que les reviva- listes ont préféré utiliser un mot d’origine étran- gère, autentitchnyi, même s’il y a des mots en

russe qui ont exactement le même sens. On peut voir dans cette utilisation la volonté d’adhésion à une idée qui peut unir différents courants par ail- leurs assez divergents. Une telle idée me semble en opposition avec l’esthétique de la représenta- tion du folklore soutenue par l’État.

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de réaliser l’édition de CDs en coopération avec le label PAN Records (15 disques sur la musique populaire d’ex-URSS édités et encore quelques-uns en attente).

Chtchourov met en pratique, en tant que chanteur, sa vision de la tradi- tion : lors de concerts commentés, il propose la sélection de morceaux, parmi lesquels les chants lents (le genre le plus complexe dans la tradition musicale russe) et les danses occupent une place prédominante, tous appris à partir des notations des enregistrements faits pendant les missions de terrain, sans aucun ajout. Pourtant, en exécutant exactement les mêmes notes, il embellit le timbre et arrondit le son, le rendant moins « criard » que chez les villageois. Il est conscient de cette différence et explique qu’il ne vise pas à imiter les vieux chanteurs avec leurs voix souvent défaillantes. Plus au fond, avec sa formation de chef de chœur et son expérience de choriste de musique classique, il est soucieux d’atteindre un certain type de public – les musiciens et les amateurs éduqués et habitués à la musique classique 11. Dans cette approche, « l’interprétation à l’authentique » de la chanson populaire se borne donc à ce qui peut être restitué à partir de la nota- tion, exactement comme si c’était une œuvre appartenant à la musique classique.

La deuxième approche était représentée dans les années 1970 par l’en- semble de Dmitri Pokrovski, puis par ses élèves et les chanteurs de son ensemble, qui ont par la suite fondé leurs propres groupes (Boris Bazourov, Andrei Kotov, Vladimir Alekseev, Tamara Smyslova). Si le public de Chtchourov est resté assez restreint, l’activité de Pokrovski a véritablement changé le paysage musical du pays et la perception du folklore, surtout parmi la jeunesse 12. Pokrovski a cherché à conquérir le public en provoquant une confrontation entre les stéréotypes du folklore instaurés par l’État, et la tradition authentique. Conçu au début comme un groupe expérimental, l’ensemble n’avait pas pour but de mener une activité artistique. Son objectif premier était de comprendre par la pratique le fonction- nement d’un groupe de chanteurs dans la tradition orale et les connexions entre ce fonctionnement et les aspects « techniques » du chant 13. Mais cette expéri- mentation ethnomusicologique a évolué, rapidement, vers un ensemble profes- sionnel qui s’est engagé dans des tournées à travers le pays. Graduellement, ses concerts ont attiré davantage de public, avec un enthousiasme grandissant, et des ensembles amateurs ont été créés sur le modèle de l’ensemble Pokrovski 14.

11 Ce constat a été fait lors de ma conversation personnelle avec V. Chtchourov (le 23 janvier 2015).

12 Voir à ce propos un article d’Ekaterina Doro- khova (2010 : 60).

13 Pokrovski a été activement soutenu par le Comité de Folklore de l’Union des Compositeurs et surtout par l’éminent folkloriste Evgenii Gip- pius, qui a formulé les objectifs de cette forma- tion expérimentale. Selon lui, les chanteurs de l’ensemble devaient, sans imiter les chanteurs

villageois à la lettre, étudier auprès d’eux pour comprendre les lois internes qui gouvernent l’interprétation d’un chant dans chaque tradition locale (Dorokhova 2010 : 57).

14 Les péripéties du groupe pendant l’époque soviétique sont relatées en détail par Pokrovski lui-même dans un article de Théodore Levin (Slobin 1996 : 14-36). Signalons aussi un livre très complet sur la vie et l’activité de Pokrovski avec la réédition de toutes ses œuvres (Boudanova et Morokhin 2004).

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Par sa véritable rupture avec l’esthétique du pseudo-folklore, par son goût du régionalisme prononcé, par sa manière de chanter (beaucoup plus proche de celle des villageois), et par son rôle dans la vie culturelle du pays, il s’est clai- rement inscrit dans le mouvement avant-gardiste et la contre-culture de cette époque, même si, pour autant, il n’a passé aucun message politique à travers ses concerts. Cet ensemble était même inscrit en tant que collectif officiel auprès de Roskontsert, un bureau d’État pour l’organisation des tournées 15. Théodore Levin a résumé cette position dans sa conférence au collège de Darthmouth en 2012 :

… dans un pays où la musique a si souvent été forcée d’être plus qu’elle-même pour assumer un objectif au-delà de l’esthétique, en positionnant le musicien en tant que victime, servante ou complice de politiciens ou bureaucrates, Dmitri Pokrovski a lutté pour que sa musique soit appréciée et jugée, non pas à travers une vision politique, mais tout simplement comme de la musique ; non pas en tant que musique « russe », un concept qui n’était pour lui qu’une construction artificielle et nationaliste, mais comme la musique de Pskov, de Belgorod ou de Smolensk. Pokrovski a contesté l’idée même de la politisation de l’art en Union Soviétique (Levin 2012, traduit par O.V.).

Au début, suivant les préceptes des folkloristes, Pokrovski s’est orienté consciem- ment vers la recherche et l’expérimentation. Il a été le premier à s’insérer dans un groupe villageois de chanteurs traditionnels pour chanter avec eux afin de tirer des conclusions scientifiques de cette expérience 16. Néanmoins, c’est son talent de musicien pratiquant, d’organisateur, de directeur de groupe et de présentateur qui a nourri sa recherche en ethnomusicologie (qui est restée, faute de temps, d’envergure très limitée), et non le contraire. À part les concerts, l’ensemble a par- ticipé à de nombreux films et spectacles de réalisateurs et de metteurs en scène

« étoiles » de l’époque (Youri Lioubimov, Lev Dodine, Serguei Yourski, entre autres) et, dans les années 1990, il a réalisé des projets avec des musiciens de la scène de la « world music » et des musiciens classiques 17. Cette démarche de nature clairement esthétique avait à la base la volonté d’inscrire la musique folklorique dans la modernité de la vie artistique du pays (et du monde) et, plus encore, de la placer à l’avant-garde des tendances artistiques. Ceci a par la suite provoqué le refroidissement des relations, puis la divergence entre Pokrovski et le mouvement

15 Le phénomène d’existence « en marge », en étant à la fois anti-étatiste et bénéficiaire des res- sources de l’État, est assez connu dans la culture soviétique. L’ensemble Pokrovski en représentait un bon exemple.

16 Dans son article « Le folklore et la percep- tion musicale » (Pokrovsky 2004 [1980]), il approche par ce moyen la classification tacite des

différentes fonctions des voix dans l’ensemble des cosaques du Don, pratiquant le chant poly- phonique. Une approche qui peut être mise en parallèle avec l’utilisation des techniques expéri- mentales par les ethnomusicologues occidentaux (Arom 1976, 2007).

17 Paul Winter, Peter Gabriel et autres (Levin 1996, Budanova 2004).

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revivaliste, les spécialistes du folklore en tête, qui l’accusait de ne pas être assez respectueux et « authentique » dans ses interprétations du folklore. Le paradoxe, comme l’a noté Ekaterina Dorokhova, tenait au fait que l’ensemble était perçu par ses fans comme un modèle d’authenticité (ce qui était une des raisons de son succès), alors que Pokrovski lui-même soulignait qu’il ne cherchait surtout pas à représenter « les paysans sur scène » :

Lorsque nous sommes sur scène, nous sommes des artistes. Ce que nous chan- tons et la manière dont nous le chantons et nous comportons sur scène, c’est ce qui nous semble approprié afin de chanter, de danser et d’apporter aux gens qui nous écoutent notre « quintessence » d’artistes modernes. Je ne vois pas de différence entre nous, qui chantons des chants populaires, et un pianiste jouant de la musique classique. Nos représentations ne sont pas des copies d’interpré- tations réelles ; vous ne trouverez pas d’interprètes populaires que nous imitons 18. Le terme d’« authenticité » signifiait pour Pokrovski la vérité artistique, la liberté de suivre des lois de scène, sans s’attacher à tout prix à la réalité ethnographique.

En cherchant à conquérir son public, il s’autorisait des exagérations dans ses commentaires, accélérations de tempi de danse, ou combinaisons d’instruments et de timbres, qui n’existaient pas dans la tradition – ce qui a été perçu par ses adversaires comme une importante distorsion de la musique populaire. Cela a conduit, dans les années 1990, à sa rupture avec le mouvement folklorique, qui a pris une toute autre direction 19. Le temps passé depuis a atténué l’amertume, et aujourd’hui des groupes qui s’orientent vers une interprétation scénique du folklore ne sont plus perçus comme des « traîtres », même s’ils s’éloignent de plus en plus de la tradition pure. En même temps, si Dmitri Pokrovski était encore en vie, aurait-il fait partie du courant auquel il a tant contribué ? L’évidence de ses dernières années démontre plutôt le contraire.

Il existe encore une troisième lecture du terme d’« authenticité » qui s’est répandue dans le milieu revivaliste vers la fin des années 1970, au sein des groupes apparus dans les centres urbains de nombreuses républiques de l’ex- Union Soviétique, surtout là où le chant collectif faisait partie de la tradition nationale (Russie, Ukraine, Biélorussie, Géorgie, républiques Baltes, etc.). Andreï Kabanov, qui a eu un rôle actif au début dans l’ensemble Pokrovsky, est devenu plus tard un des acteurs-clés de ce nouveau courant. Selon lui, pour sauver le chant traditionnel de l’oubli, il fallait le faire vivre dans un nouveau contexte urbain ; l’accent devait être mis sur l’activité, le processus, plutôt que sur la simple

18 Sténogramme de conférence de Pokrovski au Comité du Folklore le 3 avril 1981, cité dans Doro- khova 2010 : 63.

19 Dans ses dernières années (il est décédé en 1996), Pokrovski s’est tourné vers l’interprétation des œuvres de compositeurs modernes, écrites spécialement pour son ensemble (Dorokhova 2010 : 70).

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interprétation lors de concerts, ainsi que sur l’adhésion d’un grand nombre d’ama- teurs à cette pratique culturelle. Depuis la fin des années 1970, Andreï Kabanov mène une véritable expérience socioculturelle afin de « greffer » la tradition villa- geoise dans le milieu urbain, et essaie de « recontextualiser » le chant traditionnel dans un milieu d’amateurs citadins (Kabanov 1980, 1985). C’est ce troisième courant qui nous intéressera par la suite.

Les revivalistes et les villageois

Pour rappel, vers la fin des années 1950, la moitié de la population de l’URSS vivait encore dans des villages. L’urbanisation rapide et assez douloureuse, sur- venue dans des années 1960-1970, a changé profondément les données socio- culturelles. Après l’adoption de la loi reconnaissant l’égalité des droits entre les citadins et les villageois, la population jeune et active a déménagé en ville, lais- sant les villages pratiquement déserts. C’est en réponse à ce changement que le mouvement de revalorisation de la culture paysanne s’est développé dans la litté- rature et les arts. En même temps, la propagation des médias dans les villages et le changement de mode de vie ont conduit à ce que le contexte d’interprétation du chant traditionnel n’ait plus sa place dans la vie villageoise de tous les jours.

Fig. 2. Concert dédié au 25e anniversaire de l’ensemble folklorique du Conservatoire de Moscou (sur scène, des anciens et des nouveaux membres). Moscou, salle Malyi du Conservatoire.

Photo M. Gorshkov, 2003.

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De plus, la politique socio-économique du pouvoir dite oukroupnenie (remembre- ment), qui consistait à encourager les habitants des villages « sans perspective » à déménager dans les centres dotés d’infrastructures, a contribué au ravage de la culture locale. La tradition musicale ne se perpétuait plus dans la plupart des endroits, car le mode de vie avait irrévocablement changé ; dans ce contexte de dégradation de la vie culturelle des villages, le chant est devenu presque un synonyme d’ivrognerie et les anciens n’osaient plus le pratiquer en public. Les chansons les plus vieilles ont cessé de faire partie de la vie villageoise et n’ont été chantées que pour les enregistrements organisés par des équipes de cher- cheurs. Le reste du temps, la tradition n’a été conservée que dans la mémoire.

Les folkloristes, menant leurs enquêtes dans ce contexte d’urgence, se précipitaient pour enregistrer ce qui était en voie de disparition ; au fil des années, ils devaient se contenter de fragments de ce qui avait été auparavant la musique vivante. Les enregistrements effectués sur le terrain, à cause d’une qualité tech- nique déplorable et des défauts d’interprétation (les chanteurs étant souvent très âgés), s’avéraient inexploitables publiquement. Les ensembles revivalistes dirigés par les chercheurs représentaient avant tout un moyen pour partager les trou- vailles des folkloristes avec le public. Ces ensembles se sont donc conscientisés comme chargés d’une mission d’« archives vivantes », et se sont considérés de plus en plus comme les vrais héritiers et les représentants de la tradition, d’où leur zèle à reproduire à la lettre les moindres détails, sans se permettre une quel- conque liberté. Peu à peu, cette pratique a été institutionnalisée jusqu’à ce que, dans le programme de la nouvelle spécialisation « ethnomusicologue » (ouverte par le Ministère de la Culture en 2003, en remplacement de celle de « musico- logue-folkloriste »), la direction d’ensemble folklorique soit reconnue comme une des composantes essentielles du métier.

Chaque groupe revivaliste se spécialisait dans la tradition d’une région géographique particulière ou même dans la musique d’un ou deux villages. Le choix dépendait parfois des intérêts scientifiques des chercheurs qui dirigeaient ou conseillaient le groupe, mais les participants du groupe n’étaient pas des des- cendants des membres de la communauté choisie et n’avaient aucun lien de parenté avec eux 20. Les membres du groupe s’imprégnaient du style local, en utilisant les enregistrements d’archives et en faisant eux-mêmes des enregis- trements, en se rendant régulièrement dans les villages choisis, en participant aux événements de la vie locale, si c’était encore possible. Ainsi, une sorte de

« signature communale » (pour utiliser le terme de Monique Desroches, 2011 : 70) était reproduite hors contexte de la commune réelle qui était à l’origine de cette

20 A l’époque, la plupart des recherches des folk- loristes russes concernaient l’établissement des traits spécifiques à des traditions locales ; cette recherche a été menée à l’aide de missions de

collecte sur tout le territoire d’une province. Ces missions à grande échelle nécessitaient souvent la participation d’une équipe recrutée parmi les étudiants ou les amateurs-revivalistes.

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musique, et parfois avec une vérité convaincante 21. De plus, les jeunes citadins ont noué des liens d’amitié avec les musiciens villageois. Ces derniers se sen- taient valorisés par l’attention portée à leur musique, alors que leur patrimoine avait été pendant longtemps ignoré par le pouvoir local et souvent méprisé par leurs voisins. Dans certains cas, les efforts des revivalistes ont pu aider les communautés à renouer avec leur propre patrimoine musical. Dans beaucoup d’autres, l’indifférence et l’ignorance du pouvoir local et la crise généralisée de la culture villageoise n’ont pas pu être surmontées.

Dans les endroits où la tradition locale continuait à vivre, le répertoire des chanteurs villageois divergeait de plus en plus de la pratique des ensembles revivalistes. Tandis que les chanteurs les plus âgés appartenaient clairement à la culture traditionnelle, la génération des villageois élevée à l’époque soviétique trouvait les romances et les chansons entendues à la radio (c.-à-d. soviétiques et « pseudo-folkloriques ») plus à son goût, même s’ils pouvaient chanter, à la demande des citadins, le répertoire plus traditionnel. Quant aux groupes reviva- listes, leur répertoire restait centré sur les chants les plus anciens, correspondant aux jugements de valeur et à la vision passéiste des spécialistes du folklore.

Parfois, les villageois ne reconnaissaient plus leurs propres chansons interprétées par les revivalistes 22 . Laura Olson, une chercheuse américaine, constate ainsi la perturbation et même le tort causé à la tradition par des folkloristes trop zélés :

… l’ironie de la situation est que les traditions rituelles anciennes qui tirent leur ori- gine des régions rurales ne sont plus vues par les locaux comme quelques chose qui leur appartient. Au lieu de cela, les habitants de petits villages voient les chan- sons « folk » populaires au niveau national comme les « leurs ». Une grande partie de ce répertoire a été créée et promue par le système soviétique. Les villageois s’identifient avec ce qu’ils entendent dans les médias – ce qui était populaire à la radio nationale quand ils étaient jeunes. Entre-temps, les intellectuels, qui ont été aliénés par l’industrialisation et l’uniformité nationale fabriquée par les Soviétiques, se sont tournés vers ces “anciennes réserves” locales afin d’y trouver une forme d’authenticité. […] Ainsi, si entre les années 1930 et les années 1980 les fonc- tionnaires soviétiques de la culture et des jeunes ont été violents envers la culture villageoise en la méprisant publiquement, les trois dernières décennies ont vu des folkloristes zélés produire un effet insidieux en la vénérant (Olson 2004, 183).

21 La preuve : un des ensembles revivalistes, Pesen Zemli, dirigé par Ekaterina Dorokhova, a servi comme cas d’étude de plurivocalité russe pour des ethnomusicologues français (voir Arom et Meyer 1993).

22 Un épisode raconté par Ekaterina Dorokhova et relaté dans le livre de Laura Olson (2004 : 183) est très parlant à cet égard. Il s’agit d’un groupe revivaliste qui interprète une chanson ancienne

enregistrée dans un village auparavant, devant les chanteurs du même village, mais qui ne la connaissent guère, parce qu’elle est déjà oubliée.

Une femme villageoise qui les écoute remarque :

« eux (les revivalistes) chantent le folklore, mais ce que nous chantons, ce sont les chansons popu- laires ». Le mot « folklore », d’origine étrangère, signifie pour les villageois un phénomène auquel ils ne s’associent pas.

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Ce constat ne semble pas être reconnu par les revivalistes russes. Néanmoins, dans une situation de déclin de la tradition, il est raisonnable de se demander sur quelle réalité se base l’interprétation dite « authentique » des revivalistes aujourd’hui. Pour cela il faut se tourner vers la question du contexte d’interprétation.

Le contexte réinventé

Comme nous l’avons déjà vu, le contact direct entre les revivalistes et les villa- geois a eu lieu quand la tradition était déjà en grand déclin, et que l’on ne pouvait plus observer le chant dans son cadre traditionnel. En conséquence, les jeunes chanteurs revivalistes recréaient ce contexte perdu à partir des récits des vil- lageois, mais aussi de la littérature ethnographique, des films de fiction et des connaissances générales de chacun. Cet environnement fut donc réinventé par les revivalistes, qui tendaient à voir le chant comme « objet patrimonial », à moitié

« authentique » et à moitié reconstruit dans l’esprit du romantisme nationaliste du XIXe siècle. La revitalisation de la pratique musicale traditionnelle dans les villages d’origine restant une exception, on peut constater que le mouvement revivaliste aujourd’hui s’est concentré sur la création d’un nouveau cadre urbain pour l’interprétation du chant traditionnel et s’est clairement défini comme un phénomène de culture urbaine.

Dès ses débuts, sans but lucratif (qui a été interdit, au moins officiellement), et en l’absence d’économie de marché dans le pays, le mouvement revivaliste ne s’inscrivait pas dans la sphère des professionnels de la musique, et même les futurs musicologues et ethnomusicologues ne considéraient pas cette activité comme une source potentielle de revenus. La participation au mouvement signifiait plutôt une adhésion à un mode de vie – il s’agissait de participer à des voyages, des fes- tivals et des concerts, de chanter dans la rue, de se rassembler autour d’une table amicale, tout le contraire de la version scénique de la musique folklorique sous le patronage de l’État, considérée avec dédain dans le milieu des revivalistes. Assez vite, les plus enthousiastes instaurèrent des occasions pour chanter des chan- sons calendaires pendant la saison adéquate – ils célébraient des fêtes réinven- tées, accompagnées par des préparations de nourriture, de costumes, suivaient des préceptes de santé, des rituels, etc., le tout à partir de la culture villageoise imaginée et reconstruite. Les groupes qui se construisaient autour des projets éducatifs étaient souvent familiaux – les parents engageaient leurs enfants dans l’activité revivaliste ou s’attachaient à l’activité initialement proposée aux enfants.

La nouvelle contextualisation a abouti à la formation d’une communauté culturelle assez importante (en 2013, la fédération des groupes revivalistes – l’Union folk- lorique de Russie – comportait plus de 900 structures et ensembles revivalistes établis dans 78 régions, avec 59 centres régionaux, réunissant plus de 5000 per- sonnes). Des structures de ce type existent aussi dans d’autres pays de l’ex-URSS.

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Le développement d’une économie de marché après l’effondrement de l’Union Soviétique a entraîné des changements dans ce modèle de fonctionne- ment, avec la possibilité de gagner de l’argent en devenant professionnel dans le milieu revivaliste, et comme conséquence l’apparition de la concurrence. Parmi les musiciens et les groupes qui cherchent à se professionnaliser, l’aspiration à « l’interprétation authentique » laisse la place au développement de la « signa- ture singulière » de l’interprétation de la musique paysanne 23. Mais l’authenticité reste un sujet important pour beaucoup d’autres, qui poursuivent des activités pédagogiques, y compris l’enseignement pratique du chant et des instruments populaires. Par ces activités, la communauté revivaliste semble être capable de continuer d’exister en ville sans revenir à la tradition villageoise qui a été, à l’ori- gine, sa source d’inspiration. Le folklore paysan « authentique » devient comme un objet d’art, source d’activité artistique, modèle de mode de vie, mais il constitue aussi un enjeu économique et commercial. Un grand champ d’activité lié à la fabrication des instruments de musique, des costumes et des produits d’artisanat s’est ouvert autour du revivalisme folklorique et permet un développement éco- nomique assez important.

Dans ce contexte, les anciens revivalistes se sentent parfois les seuls gardiens de la « vraie » tradition authentique, qu’ils sont habilités à transmettre aux jeunes générations. Au fil des années, les chants villageois interprétés par les revivalistes ont acquis un autre statut d’« authenticité » à leurs yeux, dans le sens d’« une expérience et d’une pratique personnelle intenses, quelque chose qui n’est pas simplement interprété, mais pleinement vécu » 24 ; autrement dit, qui exprime la vérité profonde d’un individu, sa manière de voir le monde. C’est dans ce sens que le discours sur l’authenticité est tenu aujourd’hui par ce groupe de revivalistes. Ainsi, une interprétation de chant populaire n’est pas pour eux une action artistique, mais de nouveau « plus qu’un chant ». C’est un mode de vie, l’ad- hésion que génère le questionnement sur les valeurs fondamentales, les enjeux idéologiques, les appartenances socio-culturelles. C’est un mythe, mais un mythe autoréflexif (Droujkin 2010 : 46).

23 Ce terme est proposé et élaboré par Monique Deroches (Desroches 2011, voir aussi Gervasi 2012). En Russie on peut citer, par exemple, Serguei Starostine, qui participe à des projets de métissage avec le jazz (Moscow Art Trio), le rock (Inna Jelannaya), et la « world music », Boris Bazourov avec son projet d’« opéra populaire », et beaucoup d’autres.

24 Conversation personnelle avec Natalia Gui- liarova, directrice scientifique du Centre de la Musique populaire du Conservatoire de Moscou et fondatrice de l’ensemble folklorique du Conser- vatoire, le 4 février 2015.

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En guise de conclusion

Le mouvement revivaliste et l’engagement des spécialistes dans ce mouvement en ex-URSS comptent aujourd’hui plus d’un demi-siècle d’histoire, une période assez longue pour tenter d’en tirer quelques leçons.

En empruntant, avec son pays, le cheminement tortueux de l’histoire récente, le mouvement revivaliste est passé de la phase révolutionnaire et subver- sive à celle de l’institutionnalisation, utilisée par le pouvoir, en quête d’une nouvelle identité nationale. Il bénéficie aujourd’hui du soutien étatique et se place sous la tutelle de structures gouvernementales telles que le Ministère de la Culture, et sous l’autorité de l’Église orthodoxe. Le phénomène de récupération de certains groupes revivalistes par les courants nationalistes, déjà apparu dans des années 1990 (Slobin 1996, Olson 2004), s’est encore accentué au XXIe siècle. Les eth- nomusicologues participent aux jurys des concours de chorales et ensembles scéniques de chant populaire organisés par les structures étatiques. Bien entendu, ils décernent des prix et donnent des diplômes à ceux qui chantent et jouent dans le style le plus proche, selon eux, de la version reconstituée par les revivalistes qui devient une nouvelle version canonisée et figée de la tradition 25. Pourtant, la différence entre les groupes revivalistes et ceux des villageois reste ineffaçable, et doit être simplement assumée.

Malgré sa récente diversification, le mouvement revivaliste se présente encore comme le seul « vrai » et « authentique » par rapport à la tradition villa- geoise. Pourtant, l’exactitude de cette représentation peut être discutée : com- ment, à partir d’un enregistrement de villageois âgés de 80 ans, et qui souvent n’ont pas chanté ensemble depuis des années, peut-on aboutir à une interpré- tation traduisant la « vérité » de la source et qui, de plus, pourrait entrer dans le processus de patrimonialisation ? Comment peut-on être sûr que, sur cet enre- gistrement particulier, les interprètes sont bons, chantent à la bonne hauteur, que l’ensemble est complet, l’équilibre entre les voix atteint ? Malheureusement, les remarques et les réflexions des interprètes eux-mêmes sur un enregistre- ment n’ont pas (ou presque pas) été notées par les folkloristes d’autrefois. Dans la plupart des cas, on ne dispose que d’enregistrements sonores fragmentaires et isolés. Leur insuffisance devient vite évidente pour tous ceux qui aspirent à approcher la tradition par la voie pratique. La confiance dans la connaissance de l’expert – spécialiste de la musique traditionnelle de cette région – ne résout pas tous les problèmes liés à l’interprétation. Un « ethnomusicologue chantant », en

25 Les folkloristes géorgiens, par exemple refusent de donner des prix de concours aux musiciens qui remplacent le pandouri  –  ins- trument traditionnel géorgien, par la balalaïka russe (tout en jouant les mêmes pièces de leurs répertoires), qui est utilisée par des musiciens

villageois – car ce dernier instrument est moins cher et plus facile à se procurer. Doit-on agir dans ce sens comme gardiens de la tradition pure et n’est-ce pas là causer une nouvelle violence à la tradition telle qu’elle est aujourd’hui ?

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fin de compte, ne fournit que sa propre interprétation de cette musique. Même si sa version est éclairée par la connaissance du style, elle ne peut être qu’une interprétation artistique et pas une simple reconstruction.

Une solution semble évidente : si c’est possible, revenir dans le même vil- lage et vérifier auprès des musiciens locaux. Mais que faire si la chanson déjà bien implantée dans le mouvement revivaliste n’existe plus dans son village d’origine ? Faut-il l’oublier encore une fois, ou essayer de la réintégrer dans la culture villa- geoise ? Dans quelle mesure la tradition des vieux chants villageois, oubliée dans les campagnes, et que de jeunes citadins se sont réappropriée, reste-t-elle fidèle à son identité d’origine dans ce nouveau milieu ? Devient-elle plutôt une nouvelle tradition, une nouvelle pratique dans la recherche d’une identité culturelle ?

« L’authenticité » si recherchée par le mouvement revivaliste a maintenant tendance à se transformer en réalité inventée – pseudo-réalité – qui se trouve isolée du monde réel. Il semble que le contrôle des folkloristes a d’abord infusé, mais plus tard figé la pratique artistique. Cet effet d’action à double tranchant dans l’optique de la déontologie spécifique à l’étude des pratiques de la musique de tradition orale doit être considéré avec beaucoup de prudence. Toute tenta- tive de restauration, même avec les meilleures intentions, peut à un moment se trouver en décalage avec la réalité de la tradition ; le terme « authentique » n’est qu’un trompe-l’œil. Un des défis d’aujourd’hui est de trouver une ligne de dis- tinction, en travaillant au cas par cas, entre ce qu’il est possible de restituer en consensus avec les communautés locales et ce qui appartient seulement au vécu artistique des musicologues chantants.

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Résumé. Fruit de la réflexion sur une participation au mouvement folk- lorique en ex-URSS et son observation, cet article analyse les pratiques artistiques et les discours des folkloristes sur l’authenticité, acteurs de ce mouvement, en les replaçant dans un cadre socioculturel plus large.

Pendant plus d’un demi-siècle de son histoire, le mouvement de reviva- lisme folklorique s’est développé en opposition à la version scénique de pseudo-folklore promue par l’État, ce qui a accru l’importance du dis- cours sur l’authenticité de l’interprétation du chant villageois proposé par les revivalistes. Pourtant, le déclin grandissant de la tradition villageoise face auquel le mouvement s’est trouvé a suscité un décalage entre les groupes revivalistes et les groupes villageois, dont le répertoire a pro- gressivement changé. Cette situation suscite une réflexion sur le rôle joué par l’ethnomusicologue pratiquant la musique de son terrain, et sur les rapports entre ses enjeux scientifiques et artistiques, qui méritent d’être regardés avec une certaine prudence.

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