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Les ordonnances en mesures conservatoires dans l'affaire relative à l'application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide

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Les ordonnances en mesures conservatoires dans l'affaire relative à l'application de la Convention pour la prévention et la répression du

crime de génocide

BOISSON DE CHAZOURNES, Laurence

BOISSON DE CHAZOURNES, Laurence. Les ordonnances en mesures conservatoires dans l'affaire relative à l'application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Annuaire français de droit international, 1993, vol. 39, p. 514-539

DOI : 10.3406/afdi.1993.3143

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:42016

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ANNUAIRE FRANÇAIS DE DROIT INTERNATIONAL XXXIX - 1993 - Editions du CNRS, Paris

LES ORDONNANCES EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES

DANS L'AFFAIRE RELATIVE À L'APPLICATION DE LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA REPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE

Laurence BOISSON de CHAZOURNES

L'histoire de la Cour internationale de Justice est jalonnée d'affaires ayant permis à cet organe de contribuer au développement et à la consoli dation de l'ordre juridique international et d'asseoir sa contribution au maint ien de la paix et de la sécurité internationales (1). Mais jamais encore ne lui avait été soumis un différend aussi dramatique que la tragédie bosniaque.

L'affaire relative à l'application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide allait révéler, une nouvelle fois, que la Cour peut jouer un rôle dans la recherche de la cessation d'un conflit armé (2) et de violations graves de droits de l'homme (3). Mais, elle allait aussi faire apparaître la faiblesse des moyens d'action de cet organe, au regard d'év énements que la conscience humaine voudrait voir cesser immédiatement car ils n'ont déjà causé que trop de morts et de souffrances.

Pour répondre au caractère d'urgence d'une situation, avant que le dif férend ne soit définitivement réglé en droit, la Cour ne peut intervenir que par l'indication de mesures conservatoires, et encore faut-il que certaines conditions soient réunies. Les deux ordonnances en mesures conservatoires, rendues par la Cour dans des délais très rapides, à six mois d'intervalle, montrent bien le rôle significatif que la Cour peut jouer dans ce genre de situations, mais sont en même temps révélatrices des limites qui sont les siennes lorsqu'elle adopte des mesures conservatoires.

L'affaire relative à l'application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après dénommée affaire relative à la convention sur le génocide), est complexe à maints égards. Son développement s'est fait sur un rythme accéléré et quelque peu accidenté et, à ce titre, il (*) Laurence Boisson de Chazournes, chargée de cours à la Faculté de droit de Genève et chargée d'enseignement à l'Institut universitaire de hautes études internationales.

(1) Sur l'œuvre de la Cour dans le domaine du maintien de la paix et de la sécurité inter nationales, voir A. Pellet, « Le glaive et la balance », International Law at a Time of Perplexity, Essays in Honour of Shabtai Rosenne, Y.Dinstein (éd.), Dordrecht, Kluwer Academic Publishers,

1989, pp. 539-566.

(2) Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats- Unis d'Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 14.

(3) Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, arrêt, C.I.J. Recueil 1980, p. 3.

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INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE 515 est utile d'en rappeler brièvement les différentes phases. La République de Bosnie-Herzégovine (ci-après dénommée « Bosnie-Herzégovine ») dépose le 20 mars 1993 auprès de la Cour une requête, par laquelle elle introduit une instance contre la République federative de Yougoslavie (Serbie et Monténég ro) (ci-après dénommée « Yougoslavie ») pour violation de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après dénommée « la convention sur le génocide »), ainsi que pour d'autres violations du droit inter national que la Bosnie-Herzégovine considère liées à celles concernant la convention sur le génocide (4). La Bosnie-Herzégovine demande le même jour à la Cour qu'elle indique d'urgence une série de mesures conservat oires (5). Elle dépose le 31 mars auprès de la Cour un document élargissant la compétence de la Cour telle qu'établie dans la requête. La Yougoslavie demande elle aussi à la Cour, le 1er avril, d'indiquer des mesures conservat oires (6). La Cour rend une première ordonnance le 8 avril dans laquelle elle indique certaines mesures conservatoires qui doivent être prises par la Yougoslavie, et elle demande à la Yougoslavie et à la Bosnie-Herzégovine de ne prendre aucune mesure et de veiller à ce qu'il n'en soit prise aucune de nature à aggraver ou étendre le différend existant (7). Cette ordonnance est accompagnée d'une déclaration d'un juge de la Cour.

Le 27 juillet 1993, la Bosnie-Herzégovine dépose une seconde demande en mesures conservatoires (8) et la modifie le 4 août afin que la seconde ordonnance soit adoptée sans audience préalable. Le 5 août, le président de la Cour adresse aux deux Parties un message dans lequel il déclare que les premières mesures conservatoires continuent de s'appliquer et les invite à prendre les mesures nécessaires pour ce faire. La Yougoslavie demande le 10 août à la Cour de rejeter la seconde demande de la Bosnie-Herzégovine,

(4) La Bosnie-Herzégovine accuse notamment la Yougoslavie de violer les conventions inter nationales et les principes coutumiers applicables en période de conflit armé, la Déclaration uni verselle des droits de l'homme, la Charte des Nations Unies, les principes d'interdiction du recours à la force, de respect de la souveraineté et de non-ingérence dans les affaires intérieures d'un Etat et exige la cessation immédiate de ces violations. Elle revendique son droit de légitime-défense, qu'assistance puisse lui être portée en vertu de ce droit et que les résolutions du Conseil de sécurité imposant un embargo sur les livraisons d'armes à l'ex-Vougoslavie soient interprétées en conformité avec le principe de légitime défense. La Bosnie-Herzégovine demande enfin réparation pour les dommages subis par les personnes, les biens, l'économie et l'environnement, Ordonnance du 8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993, pp. 4-7, par. 1 et 2.

(5) Ces mesures vont de la cessation par la Yougoslavie d'actes de génocide et autres actes de même nature commis contre le peuple et l'Etat de Bosnie-Herzégovine, à la renonciation à la fourniture d'aide, directe ou indirecte, à des activités militaires et paramilitaires contre le peuple, l'Etat et le Gouvernement de Bosnie-Herzégovine ou dans cet Etat et à la cessation du recours à la force. La Bosnie-Herzégovine demande aussi que lui soit reconnu le droit de demander à un autre Etat qu'il lui porte immédiatement assistance, ibidem, pp. 7-8, par. 3.

(6) Tel le respect d'un cessez-le-feu entré en vigueur le 28 mars 1993, le respect des convent ions internationales humanitaires pour faire cesser le génocide des Serbes vivant en Bosnie-Her zégovine ou d'autres mesures pour protéger les droits de cette catégorie de personnes, allant de la fermeture de prisons à la cessation d'actes de discrimination, ibidem, p. 9-10, par. 9.

(7) Ordonnance du 8 avril 1993, par. 52, p. 24. Pour le texte de ces mesures voir infra.

(8) En plus de demandes déjà formulées en mars 1993, relatives au droit de légitime défense de la Bosnie-Herzégovine et à son droit à recevoir assistance, il est demandé, entre autres, qu'il soit mis fin aux opérations de partage, de démembrement, d'annexion ou d'absorption du territoire de la Bosnie-Herzégovine. La Bosnie-Herzégovine veut aussi que la Cour dise que les parties contractantes à la convention sur le génocide ont l'obligation de prévenir les actes de génocide, ainsi que la partition et le démembrement par le moyen du génocide, entrepris contre le peuple et l'Etat de Bosnie-Herzégovine, notamment par la fourniture d'armes. Il est aussi demandé que les forces de maintien de la paix des Nations Unies en Bosnie-Herzégovine s'assurent de l'ach eminement continu de l'assistance humanitaire au peuple bosniaque par la ville bosniaque de Tuzla, Ordonnance du 13 septembre 1993, C.I.J. Recueil 1993, pp. 332-333, par. 6.

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516 INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE

mais demande aussi à la Cour d'ordonner une mesure conservatoire (9). Par une série de communications, faites à la Cour durant le mois d'août, la Bos nie-Herzégovine modifie ou complète sa seconde demande ainsi que, dans une certaine mesure, sa requête introductive d'instance. Le 23 août, la You goslavie réitère sa demande à la Cour de rejeter les demandes en mesures conservatoires faites par la Bosnie-Herzégovine. La Cour rend une seconde ordonnance en mesures conservatoires, le 13 septembre 1993, dans laquelle elle réaffirme les mesures conservatoires indiquées dans sa première ordon nance et ajoute que ces mesures doivent « être immédiatement et effectiv ement mises en œuvre » (10). Une déclaration, quatre opinions individuelles et deux opinions dissidentes sont jointes à cette ordonnance.

L'analyse des ordonnances de la Cour pourra paraître très réductrice pour qui veut avoir une vision d'ensemble des aspects juridiques de la tragédie bosniaque. Mais, il faut bien se rendre compte que ce n'est qu'au travers d'un angle très étroit - celui d'un différend entre Etats porté devant la Cour - que ces événements seront abordés et encore le seront-ils dans le cadre du rendu de deux ordonnances en mesures conservatoires. On constatera que la Cour a bien un rôle à jouer en matière de règlement des différends, notam ment en situation d'urgence, mais encore faut-il qu'elle ait reçu compétence pour ce faire, une compétence qui aurait due être la plus large possible au regard des nombreux problèmes posés, et non très restreinte comme c'est le cas dans la présente affaire (I). De plus, les pouvoirs dont elle dispose en matière d'indication de mesures conservatoires rencontrent des limites sévè res. Ces aspects doivent alors être pris en compte, tant lors de l'analyse de la portée des mesures conservatoires indiquées par la Cour dans ses deux ordonnances successives, que lorsqu'il s'agit d'apprécier la suite donnée à ces ordonnances (II).

I. - LA COMPÉTENCE DE LA COUR INTERNATIONALE ET

LES CONDITIONS D'INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES

Bien qu'elle ne puisse pas exister par elle-même, l'institution des mesures conservatoires présente un certain caractère d'autonomie (11). Elle ne peut entrer en scène qu'au moyen de l'engagement d'une instance judiciaire (12).

Cette dernière sert à la Cour de réfèrent à la fois pour déterminer sa compé- (9) II est demandé à la Cour d'indiquer que la Bosnie-Herzégovine prévienne la commission du crime de génocide contre le groupe ethnique serbe, ibidem, p. 334, par. 12. La demande de la Yougoslavie a été qualifiée par M.S. Rosenne, l'un des agents de la Yougoslavie, de reconventionn elle (C.R.93/34 (août 1993), trad., pp. 48-49), faisant là allusion probablement à la demande r econventionnelle au sens de l'article 80 du Règlement de la Cour. Bien qu'étant de nature juridique différente, c'est sans doute à l'élément de connexité et à l'aspect séquentiel, communs à ces deux catégories de mesures, qu'il était fait référence. Sur l'article 80, voir G. Guyomar, Commentaire du Règlement de la Cour, Pedone, Paris, 1983, pp. 518-525.

(10) Ordonnance du 13 septembre 1993, pp. 349-350, par. 61.

(11) P. Pescatore, « Les mesures conservatoires et les référés », La juridiction internationale permanente, Société française pour le droit international, Colloque de Lyon, Paris, Pedone, 1986, p. 325.

(12) Sur la distinction entre compétence principale et compétence incidente de la Cour, voir G. Abi-Saab, Les exceptions préliminaires dans la procédure de la Cour internationale, Paris, Pe done, 1967, pp. 84-89.

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INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE 517 tence et pour évaluer la réunion des conditions requises pour l'indication de mesures conservatoires. Ce nécessaire ancrage à une affaire portée au prin cipal laisse néanmoins à la Cour une certaine liberté, s'exprimant au travers de l'appréciation que cet organe fait de sa compétence (A), ainsi que des circonstances propices à l'édiction de mesures conservatoires (B). Ces aspects revêtent certains contours spécifiques dans la présente affaire, révélant en cela la nature particulière de l'institution des mesures conservatoires.

A. Le principe de la compétence prima facie

C'est un principe désormais classique, celui de la compétence prima fade (13), qui a permis à la Cour d'apprécier sa compétence en matière d'in

dication de mesures conservatoires (14). La Cour doit apprécier si elle dispose de la base de compétence lui permettant d'agir. Et prenant en compte qu'il s'agit de mesures ordonnées à titre provisoire, elle cherche à s'assurer de l'apparence, voire de la vraisemblance, de sa compétence, sans chercher pour autant à ce que celle-ci soit établie avec certitude. L'instance principale lui permettra en effet de reconsidérer la question de sa compétence et de se prononcer sur celle-ci de manière définitive (15). Ainsi la Cour, essayant de naviguer à vue, loin des récifs représentés par un excès de formalisme et de rigorisme, use de formules et de détours pouvant en certains cas appar aître ambigus, pour asseoir la vraisemblance de sa compétence. En la pré sente affaire, la Cour reste fidèle à cette conception, bien que l'affaire soulève des problèmes de compétence ratione personae et ratione materiae assez déli cats, notamment à cause de problèmes de succession d'Etats.

a. La compétence ratione personae

C'est dans le cadre de l'affaire relative à la convention sur le génocide que la Cour se prononce pour la première fois sur un problème de compétence ratione personae. A cette occasion, elle remarque que le principe de la compét ence prima fade « s'applique aussi bien à la compétence ratione personae qu'à la compétence ratione materiae, même si, presque tous les Etats étant aujourd'hui parties au Statut de la Cour, ce n'est en général que la compé tence ratione materiae qui doit être envisagée » (16).

(13) Essais nucléaires (Australie c.France), mesures conservatoires, ordonnance du 22 juin 1973, C.I.J. Recueil 1973, p. 101, par. 13; Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, mesures conservatoires, ordonnance du 15 décembre 1979, C.I.J. Recueil 1979, p. 13, par. 15 ; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats- Unis d'Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 10 mai 1984, C.I.J. Recueil 1984, p. 179, par. 24 ; Passage par le Grand-Belt (Finlande c. Danemark), mesures conservatoires, ordonnance du 29 juillet 1991, C.I.J. Recueil 1991, p. 15, par. 14.

(14) La Cour considère qu'«en présence d'une demande en mesures conservatoires, point n'est besoin pour la Cour, avant de décider d'indiquer ou non de telles mesures, de s'assurer de manière définitive qu'elle a compétence quant au fond de l'affaire, mais qu'elle ne peut indiquer ces mesures que si les dispositions invoquées par le demandeur semblent prima facie constituer une base sur laquelle la compétence de la Cour pourrait être fondée », ordonnance du 8 avril 1993, pp. 11-12, par. 14; ordonnance du 13 septembre 1993, p. 338, par. 26.

(15) Ce que la Cour rappelle dans son ordonnance du 8 avril 1993, p. 23, par. 51 et dans son ordonnance du 13 septembre 1993, p. 349, par. 60. Dans le cadre de l'affaire de V Anglo- Iranian Oil Co (Royaume-Uni c. Iran), la Cour s'était déclarée incompétente lors de l'examen définitif de

sa compétence, arrêt du 22 juillet 1952 (exceptions préliminaires), C.I.J. Recueil 1952, p. 93.

(16) Ordonnance du 8 avril 1993, pp. 11-12, par. 14.

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518 INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE

Le problème qui s'est posé est celui de savoir si la Yougoslavie pouvait être considérée comme un Etat membre des Nations Unies et, à ce titre, partie au Statut de la Cour au sens des articles 93, paragraphe 1 de la Charte et 35, paragraphe 1 du Statut de la Cour. Dans sa requête, la Bosnie-Her zégovine indiquait « que la continuité entre la Yougoslavie et l'ex-Ré publique federative socialiste de Yougoslavie, Etat membre des Nations Unies, « a été vigoureusement contestée par l'ensemble de la communauté internationale, y compris par le Conseil de sécurité des Nations Unies... ainsi que par l'A

ssemblée générale » (17). Par sa résolution 47/1, adoptée le 22 septembre 1992, l'Assemblée générale, sur recommandation du Conseil de sécurité (résolution

777 (1992), avait, en effet, considéré :

« l...que la République federative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) ne peut pas assurer automatiquement la continuité de la qualité de Membre de l'ancienne République federative socialiste de Yougoslavie à l'Organisation des Nations Unies et, par conséquent, décide que la République federative de You goslavie (Serbie et Monténégro) devrait présenter une demande d'admission à l'Organisation et qu'elle ne participera pas aux travaux de l'Assemblée géné rale ».

Ce curieux compromis politique de l'Assemblée générale - consistant à considérer que la Yougoslavie devrait présenter une demande d'admission et qu'elle ne participera pas aux sessions de l'Assemblée générale - a mis la Cour devant des choix tortueux (18). D'autant plus que le conseiller juridique de l'Organisation des Nations Unies avait donné une interprétation pour le moins sibylline de la résolution des Nations Unies, considérant que « ...l'un

ique conséquence pratique de cette résolution est que la République federative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) ne participera pas aux travaux de l'Assemblée générale. (...) D'un autre côté, la résolution ne met pas fin à l'appartenance de la Yougoslavie à l'Organisation et ne la suspend pas. (...) La résolution n'enlève pas à la Yougoslavie le droit de participer aux travaux

des organes autres que ceux de l'Assemblée » (19).

Cette attitude divergeait de la position plus nette prise par une autre instance internationale, la Commission d'arbitrage de la Conférence euro péenne pour la paix en Yougoslavie. Selon celle-ci, l'Etat prédécesseur (la République federative socialiste de Yougoslavie (R.S.F.Y.)) n'existe plus. De nouveaux Etats ont été créés sur le territoire l'ancienne R.S.F.Y. et se sont substitués à elle. Elle ajoutait qu'ils doivent tous être considérés comme des Etats successeurs de l'ancienne R.S.F.Y. (20).

La question du statut de la Yougoslavie aux Nations Unies était une difficulté de caractère éminemment politique. Si la Yougoslavie n'était pas considérée comme le continuateur de l'Etat prédécesseur, elle n'était alors

pas Membre des Nations Unies et l'article 93 ne trouvait pas application.

Si cet Etat était considéré comme continuateur de l'Etat prédécesseur, il ne (17) Ibidem, p. 12, par. 15. Il est pour le moins curieux que la Bosnie-Herzégovine ait soulevé ce problème dans sa requête introductive d'instance alors qu'elle voulait poursuivre la Yougoslavie devant la Cour.

(18) II n'est que de citer l'euphémisme de la Cour à propos de la solution retenue : « ...si la solution adoptée ne laisse pas de susciter des difficultés juridiques... », ordonnance du 8 avril 1993, p. 14, par. 18.

(19) Doc. A/47/485.

(20) Voir l'avis n° 9 de la Commission dans Revue générale de droit international public, 1993, N° 2, pp. 591-593. Voir l'analyse d'Alain Pellet, « L'activité de la Commission d'arbitrage de la Conférence européenne pour la paix en Yougoslavie», cet Annuaire, 1992, pp. 228-231.

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INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE 519 pouvait alors être exclu des Nations Unies qu'en conformité avec les dispo sitions pertinentes de la Charte (21).

La Cour n'a pas voulu statuer sur la question de savoir si la Yougoslavie était ou non membre des Nations Unies et a préféré se retrancher derrière l'article 35, paragraphe 2, du Statut de la Cour qui se lit ainsi :

« 2. Les conditions auxquelles elle est ouverte aux autres Etats sont, sous réserve des dispositions particulières des traités en vigueur, réglées par le Co'nseil de sécurité, et, dans tous les cas, sans qu'il puisse en résulter pour les parties aucune inégalité devant la Cour » (22).

La Cour a alors déclaré qu'elle « estime qu'une instance peut être vala blement introduite par un Etat contre un autre Etat qui, sans être partie au Statut, est partie à une telle disposition particulière d'un traité en vigueur, et ce indépendamment des conditions réglées par le Conseil de sécurité dans sa résolution 9 (1946) (..) » (23). La clause compromissoire de la convention sur le génocide, à savoir l'article IX, qui a été invoquée par la Bosnie-Her zégovine en l'espèce, relève de la catégorie des dispositions visées par l'ar ticle 35. Il s'ensuit qu'«en tout état de cause » (pour reprendre la formule de la Cour), si les deux Etats sont parties à la convention sur le génocide, les différends entrant dans le champ de l'article IX relèvent «prima facie de la compétence ratione personae de la Cour » (24).

De son propre chef, la Cour a fait recours au paragraphe 2 de l'article 35, sans que les parties ne l'aient invoqué. Il est vrai qu'elle avait pris les de vants, en disant que « les dispositions invoquées par le demandeur ou figu rant dans le Statut (25) » peuvent prima facie constituer une base de compétence (26). Elle ouvre ainsi la porte à une conception à maints égards nouvelle, allant dans le sens du renforcement de l'autonomie de l'institution des mesures conservatoires, puisque celle-ci s'affranchit de la volonté des parties pour s'appuyer sur le Statut de la Cour (27). De plus, en faisant appli cation du paragraphe 2 de l'article 35, elle n'a pas jugé nécessaire de se pencher sur les conditions posées par la résolution 9 (1946) du Conseil de sécurité. Cette dernière prévoit, en effet, que, dans le cadre du paragraphe 2 de l'article 35, les Etats font une déclaration de reconnaissance de la compé tence de la Cour (28).

(21) Article 6 de la Charte des Nations Unies. Sur cet article, voir l'analyse de Ch. Leben dans La Charte des Nations Unies, J.P. Cot et A. Pellet (eds), Paris, Bruxelles, Economica, Bruy- lant, 1985, pp. 197-207.

(22) Une disposition identique figurait dans le Statut de la Cour permanente de Justice internationale. Elle permit à la Cour de fonder sa compétence dans le cadre de l'affaire du vapeur

« Wimbledon » (arrêt du 17 août 1923, Série A, N° 1), ainsi que dans l'affaire relative à certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise (fond) (arrêt du 25 mai 1926, Série A, N° 7).

(23) Ordonnance du 8 avril 1993, p. 14, par. 19.

(24) Ibidem.

(25) C'est nous qui soulignons.

(26) Ordonnance du 8 avril 1993, pp. 11-12, par. 14.

(27) En ce sens, L. Daniele, « La prima ordinanza sulle misure cautelari nell'affare tra Bos- nia-Erzegovina e Iugoslavia (Serbia e Montenegro), Rivista di diritto internationale, 1993, N° 1, p. 377.

(28) Une telle attitude va dans le sens d'une interprétation libérale de l'article 35 qui est en accord avec la pratique antécédente de la Cour ; voir les observations d'I. Shihata, The Power of the International Court to determine its Own Jurisdiction, The Hague, Martinus Nijhoff, 1965, pp. 89-91. Sur l'article 35, paragraphe 2, du Statut de la Cour et l'article 41 du Règlement de la Cour, voir G. Guyomar, op. cit., pp. 266-273.

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520 INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE

La Cour a ainsi pu échapper à la question de fond sur l'identité de la Yougoslavie, comme Etat continuateur ou Etat successeur. A l'aide du voile de l'apparence procuré par l'article 35, elle a fondé sa compétence à l'égard d'une affaire présentant un tel degré de gravité, qu'il n'aurait pas été compris que l'organe judiciaire principal des Nations Unies n'intervienne pas.

Alors que l'article 35, paragraphe 2, peut paraître suranné à certains - au vu du nombre d'Etats parties au Statut de la Cour - le conflit qui oppose la Bosnie-Herzégovine à la Yougoslavie met en exergue son utilité. A l'époque de la dislocation des empires et autres entités souveraines, le respect de la règle de droit ne peut qu'être renforcé par de tels mécanismes, laissant les portes de la Cour ouvertes à des Etats non encore devenus membres des Nations Unies ou parties au Statut de la Cour.

b. La compétence ratione materiae

Les demandes en mesures conservatoires ont donné lieu à l'invocation de différentes bases de compétence ratione materiae au stade de la première demande, ainsi qu'à celui de la seconde demande. Dans sa requête, la Bos nie-Herzégovine a fondé la compétence de la Cour sur l'article IX de la convention sur le génocide. Puis, le 31 mars, elle a invoqué une base sup plémentaire de compétence de la Cour ; il s'agit d'une lettre en date du 8 juin

1992, adressée au président de la Commission d'arbitrage de la Conférence internationale pour la paix en Yougoslavie par les présidents des Républiques du Monténégro et de Serbie. Faisant suite à sa deuxième demande en me sures conservatoires, la Bosnie-Herzégovine a encore invoqué d'autres bases de compétence de la Cour : le traité entre les Puissances alliées et associées (les Etats-Unis d'Amérique, l'Empire britannique, la France, l'Italie et le Japon) et le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes sur la protection des minorités, signé à Saint-Germain-en-Laye le 10 septembre 1919 (ci-après dénommé le « traité de 1919 »), ainsi que des titres de compétence fondés sur le droit international coutumier et conventionnel de la guerre et sur le droit international humanitaire. Il a aussi été question de la prorogation de for.

Il faut préciser que dès le dépôt de sa requête d'instance, de même que lors de sa seconde demande en mesures conservatoires, la Bosnie-Herzégovine s'est réservé « le droit de réviser, compléter ou modifier » sa requête et sa demande (29). C'est donc en se fondant sur ces réserves, qu'elle a invoqué des bases supplémentaires de compétence non mentionnées dans la requête d'instance, à la suite du dépôt de la première demande en mesures conser vatoires, ainsi que du dépôt de la seconde demande en mesures conservat oires. Tout en rappelant qu'«il appartiendra à la Cour, au stade approprié

de la procédure de se prononcer éventuellement sur la validité de telles pré tentions » (30), la Cour a considéré qu'«aux fins d'une demande en mesures conservatoires la Cour ne doit pas se refuser à priori d'examiner de telles bases supplémentaires de compétence » (31). Elle soulignait là encore les par-

(29) Ordonnance du 13 septembre 1993, p. 338, par. 27.

(30) Ibidem, p. 338, par. 28.

(31) Ibidem.

(9)

INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE 521 ticularités de la procédure en mesures conservatoires, en précisant qu'à ce stade de l'instance la Cour doit examiner toutes les bases de compétence qui lui sont soumises. Il est toutefois exigé que « le demandeur ait clairement manifesté l'intention de procéder » sur celles-ci et que le différend « ne se trouve pas transformé en un autre différend dont le caractère ne serait pas le même »• (32).

i. L'article IX de la Convention sur le génocide

L'article IX de la convention sur le génocide (33) est la seule base sur laquelle la Cour a estimé que sa compétence pouvait être établie prima facie.

Mais avant de parvenir à cette conclusion, elle a dû faire face à un autre problème de succession d'Etats.

La Yougoslavie avait par déclaration formelle — confirmée par note offi cielle adressée au Secrétaire général des Nations Unies le 27 avril 1992 - dit qu'« assurant la continuité de l'Etat et de la personnalité juridique et politique internationale de la République socialiste de Yougoslavie », elle

« respectera strictement tous les engagements que la République federative socialiste de Yougoslavie a pris à l'échelon international » (34). La Cour s'est satisfaite de cette déclaration pour juger qu'au stade de l'instance en cours, la Yougoslavie est partie à la convention sur le génocide.

Pour ce qui est de la Bosnie-Herzégovine, la Cour a dû faire face à une contestation de la Yougoslavie selon laquelle la Bosnie-Herzégovine ne peut pas se considérer comme successeur de la République federative socialiste de Yougoslavie (35). La Yougoslavie estimait que la Convention de Vienne sur la succession d'Etats en matière de traités - et donc les dispositions sur les déclarations de succession - n'a été conçue et n'est applicable qu'en mat ière de décolonisation, ce qui entraîne que la Bosnie-Herzégovine ne pouvait pas y recourir (36). La Cour a simplement remarqué que « le Secrétaire géné ral a considéré la Bosnie-Herzégovine comme ayant non pas adhéré, mais succédé à la convention sur le génocide, et que, si tel était le cas, la question de l'application des articles XI et XIII (37) de la convention ne se poserait (32) Conditions posées par la Cour en l'affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 427, par. 80.

(33) L'article IX de la convention sur le génocide se lit comme suit : « Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l'interprétation, l'application ou l'exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d'un Etat en matière de génocide ou de l'un quelconque des autres actes énumérés à l'article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d'une Partie au différend ».

(34) Ordonnance du 8 avril 1993, p. 15, par. 22.

(35) La Bosnie-Herzégovine a, en effet, communiqué au Secrétaire général des Nations Unies une notification de succession aux termes de laquelle : « Le Gouvernement de la République de Bosnie-Herzégovine, ayant examiné la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, du 9 décembre 1948, à laquelle l'ex-République federative socialiste de Yougoslavie était partie, souhaite être le successeur de cette dernière et s'engage à respecter et exécuter scrupu leusement toutes les clauses figurant dans ladite convention, avec effet à compter du 6 mars 1992, date à laquelle la République de Bosnie-Herzégovine est devenue indépendante », ibidem, p. 15, par. 23.

(36) Ibidem, pp. 15-16, par. 24.

(37) Articles relatifs à la question de l'adhésion à la convention sur le génocide et à ses effets.

(10)

522 INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE

pas » (38), mais elle n'est pas entrée en matière. La Cour aurait pourtant pu s'appuyer sur l'avis du Secrétaire général favorable à la thèse de la suc cession, qui allait dans le même sens que les avis n° 1 et n° 9 de la Commiss ion d'arbitrage de la Conférence européenne pour la paix en Yougoslavie (39).

C'est un problème que la Cour rencontrera à nouveau (40).

La Cour se place ensuite sur le terrain de l'adhésion. Si la notification du 29 décembre 1992 de la Bosnie-Herzégovine était considérée comme un acte d'adhésion, il y aurait alors le problème découlant de ce que l'adhésion, selon l'article XIII de la convention sur le génocide, prend effet le quatre- vingt-dixième jour suivant le dépôt de l'instrument d'adhésion. Ceci pouvait avoir « pour conséquence que la requête pourrait être tenue pour prématurée au moment de son dépôt » (41).

La Cour a contourné ce problème en inscrivant sa faculté d'indiquer des mesures conservatoires dans une perspective temporelle. Elle a précisé « que la Cour, en décidant si elle doit ou non indiquer des mesures conservatoires, se préoccupe moins du passé que du présent et de l'avenir » (42). Cela lui a alors permis d'estimer qu'elle était compétente, puisque le délai de quatre- vingt-dix jours était échu avant la procédure orale sur la demande, bien qu'après le dépôt de la requête (43). De ce fait, la Cour a décidé qu'elle avait compétence, «prima facie, tant ratione personae que ratione materiae, en ver tu de l'article IX de la convention sur le génocide » (44). L'apparence de compétence était sauve. Il est toutefois regrettable que la Cour n'ait pas fait preuve de plus d'audace en considérant la Bosnie-Herzégovine comme Etat

successeur, tout du moins prima facie.

(38) Ordonnance du 8 avril 1993, p. 16, par. 25. Le Secrétaire général, en sa qualité de dé positaire, a adressé aux parties à la convention sur le génocide une notification qui se lit comme suit : « Le 29 décembre 1992, la notification de succession par le Gouvernement de la Bosnie-Her zégovine à la convention susmentionnée a été déposée auprès du Secrétaire général, avec effet au 6 mars 1992, date à laquelle la Bosnie-Herzégovine a assumé la responsabilité de ses relations internationales », ibidem, p. 15, par. 23.

(39) A. Pellet, « L'activité de la Commission d'arbitrage de la Conférence européenne pour la paix en Yougoslavie », op. cit., p. 228. En faveur de la thèse de la succession, voir M. Bothe et Ch. Schmidt, « Sur quelques questions de succession posées par la dissolution de l'URSS et celle de la Yougoslavie », Revue générale de droit international public, 1992, N° 4, p. 826 et p. 840.

(40) Elle devra alors prendre en compte une communication de la Yougoslavie, adressée au Secrétaire général, le 15 juin 1993 qui se lit comme suit : « Estimant que la substitution de la souveraineté sur la partie du territoire de la République federative socialiste de Yougoslavie qui correspondait autrefois à la République de Bosnie-Herzégovine s'est faite en violation des règles du droit international, la Gouvernement de la République federative de Yougoslavie déclare par la présente ne pas considérer la prétendue République de Bosnie-Herzégovine comme étant partie à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, tout en considérant cependant que la prétendue République de Bosnie-Herzégovine est tenue de respecter les règles applicables à la prévention et à la répression du crime de génocide en vertu du droit international général, indépendamment de la Convention pour la prévention et la répression du crime de gé nocide », Traités multilatéraux déposés auprès du Secrétaire général, statut au 31 décembre 1993, Nations Unies.

(41) Ordonnance du 8 avril 1993, p. 16, par. 25.

(42) Ibidem.

(43) La Cour a fait référence à l'affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine {CPJI, Série A, 1924, n 2, p. 34) dans laquelle la CPJI a utilisé la formule « le fait aurait été couvert » pour régler un problème d'application dans le temps d'un traité. Il ne s'agissait pas, comme en l'espèce, d'un problème d'appréciation de la compétence ratione materiae de la Cour pour lequel même des « considérations de forme » (pour reprendre la formule de la CPJI) peuvent avoir leur importance...

(44) Ordonnance du 8 avril 1993, p. 18, par. 32.

(11)

INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE 523 ii. Les autres titres de compétence : ce que n'est pas la compétence prima facie

Au stade de la première ordonnance, la Cour a dû se prononcer sur une autre base de compétence. Il s'agit de la lettre adressée au président de la Commission d'arbitrage de la Conférence internationale pour la paix en You goslavie par les présidents du Monténégro et de Serbie, contestant la compé tence de cette commission pour rendre certains avis. La Bosnie-Herzégovine interprétait cette lettre « comme constituant une offre de la part de la Répu blique federative de Yougoslavie de soumettre à la Cour tous les différends juridiques pendants qui l'opposent à la Bosnie-Herzégovine » (45). La Cour s'est affranchie rapidement de l'invocation de ce titre en faisant état de sa plus grande incertitude sur l'appréciation de la portée de l'engagement de la Yougoslavie. S'agissait-il d'un engagement immédiat, ayant force obliga toire et d'application générale, voire d'un engagement à soumettre seulement certaines questions spécifiques ? Ou bien ne s'agissait-il que d'énoncer une politique générale, sans offre, ni engagement ? (46) Cela lui a permis de ne pas « considérer la lettre du 8 juin 1992 comme une base de compétence prima facie dans la présente affaire » (47). Cette décision peut paraître dis cutable. En d'autres circonstances, un tribunal arbitral n'a-t-il pas considéré qu'une déclaration faite en cours d'audience par l'agent d'une partie liait cette dernière (48) ? Le même sort n'aurait-il pas pu être réservé à l'eng agement énoncé dans la lettre du 8 juin 1992, dont les auteurs sont respec tivement le président du Monténégro et le président de la Serbie ? Toutefois,

ainsi qu'on le verra lors de l'examen de la doctrine du forum prorogatum, le comportement subséquent de la Yougoslavie à l'égard de l'instance judi ciaire en cours, amoindrit très fortement la thèse de l'engagement.

Le rendu de la seconde ordonnance a donné l'occasion à la Cour de balayer d'un revers de main deux titres de compétence manifestement dénués (45) Ordonnance du 8 avril 1993, p. 18, par. 30. Selon la traduction française de l'original serbo-croate fournie par la Bosnie-Herzégovine, les passages pertinents de la lettre du 8 juin 1992 sont les suivants :

« 2. L'avis de principe de la R.F. yougoslave est que toutes les questions traitant de la solution complète (overall settlement) de la crise yougoslave devraient être résolues dans un agrément entre la R.F. yougoslave et toutes les anciennes républiques yougoslaves.

3. la R.F. yougoslave est d'avis que toutes les disputes légales qui ne peuvent pas être résolues entre la R.F. yougoslave et les anciennes républiques yougoslaves, devraient être soumises à la Cour internationale de la Paix, qui est le principal organe judiciaire des Nations Unies.

En conséquence, et étant donné que les questions demandées dans votre lettre sont de nature légale, la R.F. yougoslave propose que, en cas où une solution n'est pas trouvée entre les parti cipants à la conférence, les questions susmentionnées soient jugées par la Cour internationale de la Paix, en concordance avec son Statut », ibidem, p. 17, par. 29.

(46) La Cour a fait mention de l'affaire du Plateau continental de la mer Egée. Mais, dans cette affaire, la Cour avait examiné avec soin les circonstances ayant entouré la rédaction du

« communiqué conjoint de Bruxelles en date du 31 mai 1975 », pour en conclure que « le commun iqué n'avait pas pour objet et n'a pas eu pour effet de constituer de la part des premiers ministres de Grèce et de Turquie un engagement immédiat, pris au nom de leurs gouvernements respectifs, d'accepter inconditionnellement que le présent différend soit soumis à la Cour par requête unila térale », C.I.J. Recueil 1978, p. 44, par. 107.

(47) Ibidem, p. 18, par. 32. La Cour a confirmé sa position dans l'ordonnance rendue le 13 septembre 1993, p. 341, par. 32.

(48) Différend concernant le filetage à l'intérieur du Golfe du Saint-Laurent, sentence du 17 juillet 1986, Revue générale de droit international public, 1986, N° 3, p. 756. Cet argument a été avancé par la Bosnie-Herzégovine au cours des audiences (C.R.93/33 (août 1993), trad., p. 26).

En faveur de l'invocation de cet argument pour considérer que la Yougoslavie a accepté la compé tence de la Cour, voir A. Pellet, « L'activité de la Commission d'arbitrage de la Conférence euro péenne pour la paix en Yougoslavie », op. cit., p. 225, note (26).

(12)

524 INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE

de pertinence en l'espèce. Il s'agissait en premier lieu du traité de 1919 qui contient certaines dispositions relatives à la protection des minorités. La Cour a écarté les questions du maintien en vigueur et de l'interprétation du traité pour constater que, dans le cas où la Yougoslavie serait liée par le traité de 1919 en tant que successeur du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes,

« ses obligations seraient apparemment limitées à l'actuel territoire de la Yougoslavie » (49). Le traité de 1919 était donc dénué de pertinence à l'égard de la demande en mesures conservatoires, qui porte sur le sort réservé au peuple de Bosnie-Herzégovine sur le territoire de cette dernière (50) et non sur le traitement de minorités en Yougoslavie. La Cour est encore plus lapi daire pour écarter le fait que sa compétence pourrait être fondée sur le droit international de la guerre coutumier et conventionnel et sur le droit inter national humanitaire, aucune disposition des instruments mentionnés ne donnant compétence à la Cour (51).

Enfin, l'ordonnance du 13 septembre 1993 est riche d'un autre enseigne ment en matière de compétence prima fade. Bien que non mentionné par la Bosnie-Herzégovine — mais soulevé par le Juge Lauterpacht à la fin des audiences (52) - la Cour a invoqué un titre de compétence, celui du forum prorogatum, pour l'écarter ensuite de manière définitive. Il s'agissait de se demander si la Yougoslavie, du fait de l'étendue des mesures conservatoires qu'elle avait elle-même demandées dans une communication faite le 1er avril 1993, « n'aurait pas consenti à ce que la Cour dispose d'une compétence plus large, conformément à la doctrine dite du forum prorogatum ». Afin de mont rer que « la communication de la Yougoslavie ne peut être regardée, même prima facie comme une manifestation non équivoque » de la volonté de cet Etat d'accepter de manière « volontaire, indiscutable » la compétence de la Cour » (53), la Cour s'est appuyée sur l'étendue de la seconde demande en mesures conservatoires de la Yougoslavie pour constater que celle-ci portait uniquement sur la protection de droits protégés par la convention sur le géno cide (54). Cela ne contribuait donc pas à dégager une manifestation de volonté indiscutable. Le Juge Lauterpacht a toutefois remarqué qu'il est curieux d'évaluer la possibilité d'une prorogation de compétence ayant pris forme à un moment précis, en prenant en compte le comportement ultérieur de l'Etat (55).

La Cour a aussi noté « que le défendeur a constamment contesté que la Cour ait compétence pour connaître du différend, sur la base de cette convent ion ou sur toute autre base » (56). On peut à juste titre remarquer, comme l'a fait le Juge Lauterpacht, que le fait de demander des mesures conservat oires dépassant de beaucoup le champ de la convention sur le génocide affaiblit la cohérence de l'attitude de contestation (57).

(49) Ordonnance du 13 septembre 1993, p. 340, par. 31.

(50) Voir les termes de la requête introductive d'instance, Ordonnance du 8 avril 1993, p. 4, par. 2.

(51) Ordonnance du 13 septembre 1993, p. 341, par. 33.

(52) C.R.93/34 (août 1993), trad., pp. 52-53.

(53) Ordonnance du 13 septembre 1993, p. 341, par. 34. Référence fut faite par la Cour à l'affaire des droits des minorités en Haute-Silésie (écoles minoritaires), C.P.J.I. Série A n° 15, p. 24 et à l'affaire du détroit de Corfou, exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1947-1948, p. 27).

(54) Ordonnance du 13 septembre 1993, p. 341, par. 34.

(55) Opinion individuelle du Juge Lauterpacht, Ordonnance du 13 septembre 1993, p. 421, par. 36.

(56) Ordonnance du 13 septembre 1993, p. 341, par. 34.

(57) Opinion individuelle du Juge Lauterpacht, p. 420, par. 34. Pour le Juge Shahabuddeen, on ne pouvait pas parler d'acceptation « indiscutable » de la juridiction de la Cour, opinion indi viduelle, p. 355.

(13)

INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE 525 L'appréciation de la manifestation de volonté d'un Etat a une importance évidente pour la doctrine du forum prorogation, mais elle n'en a pas une moindre lorsqu'il s'agit d'apprécier la valeur juridique d'un engagement à soumettre un différend à la Cour. A cet égard, la Cour aurait pu tisser des liens entre la réfutation de la lettre du 8 juin 1992 comme titre de compétence prima facie et celle de sa compétence au titre du forum prorogatum, afin de

se mettre à l'abri de toute contestation.

Au moyen de la réfutation de ces diverses bases de compétence, la Cour montre qu'il y a des limites à l'apparence de compétence. Elle ne veut pas se satisfaire d'un voile trop fin de probabilité qui ne pourrait pas résister au bénéfice du doute. Elle a même écarté définitivement celui-ci en matière de compétence pour forum prorogatum (58). Il est vrai que la Cour a pu se permettre une telle attitude, puisqu'elle s'était déjà reconnue compétente en vertu de l'article IX de la convention sur le génocide.

B. Les conditions d'indication de mesures conservatoires

Une fois la compétence de la Cour admise, encore faut-il que certaines conditions soient réunies pour qu'elle puisse ordonner des mesures conser vatoires. Les textes pertinents sont laconiques sur ces conditions (59). Tout efois, la plupart de celles-ci ont pris forme au gré des ordonnances de la Cour, d'autres trouvent leur consécration pour la première fois en la présente affaire.

a. Les critères factuels et normatifs

Les circonstances entourant l'affaire soumise à la Cour témoignent indi scutablement de la nécessité d'agir pour protéger, au moyen de l'indication de mesures conservatoires, les droits susceptibles d'être lésés (60). Des él éments d'ordre factuel et normatif ont joué une part déterminante dans l'appréciation de ces circonstances.

Parmi les motifs de fait, c'est l'existence d'«un risque grave que des actes de génocide soient commis » qui a été principalement invoquée pour justifier l'indication de telles mesures (61). De tels propos traduisent l'urgence à agir.

La référence au critère du dommage irréparable (62) va dans le même sens.

La Cour lui a donné des contours extrêmes, parlant de la « situation telle qu'elle se présente actuellement en Bosnie-Herzégovine où aucune réparation ne pourrait effacer les conséquences d'un comportement que la Cour pourrait juger avoir été contraire au droit international » (63).

(58) Voir l'emploi de la formule « même prima facie », ordonnance du 13 septembre 1993, p. 342, par. 34.

(59) L'article 41 est muet sur ces conditions et l'article 74 du Règlement de la Cour fait allusion à l'urgence.

(60) Ce qui n'avait pas été admis en l'affaire du Plateau continental de la mer Egée, mesures conservatoires, ordonnance du 11 septembre 1976, C.I.J. Recueil 1976, p. 3.

(61) Ordonnance du 8 avril 1993, p. 22, par. 45 ; ordonnance du 13 septembre 1993, p. 347, par. 49.

(62) Voir affaire du plateau continental de la mer Egée, op. cit. Sur ce critère, voir P. Pes- catore, op. cit., p. 339.

(63) Ordonnance du 13 septembre 1993, p. 349, par. 58.

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526 INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE

Dans sa seconde ordonnance, la Cour apporte une gradation à la satis faction du critère d'urgence, faisant ainsi état de sa marge d'appréciation.

Elle admet « l'existence de certains risques pour les personnes dont la You goslavie demande la protection », mais il faut alors « savoir si les ci rconstances « exigent » l'indication de mesures conservatoires » (64). Dans la même veine, elle n'estime pas « que les circonstances, telles qu'elles se pré sentent actuellement à elle, exigent une indication plus spécifique de mesures à l'adresse de la Bosnie-Herzégovine (...) » (65). Ces distinctions aux réso nances politiques très fortes ont conduit le juge Oda à joindre une déclaration à l'arrêt de la Cour; elles lui paraissent traduire un traitement inégal des parties à l'instance (66). La Cour aurait pu échapper à ces critiques en énon çant de manière plus détaillée les faits qui l'ont conduite à adopter une seconde ordonnance (67).

L'invocation de ces circonstances ne peut pas se faire sans prendre en considération l'importance des normes dont le respect est invoqué (68).

Pourtant, les considérations de la Cour sont succinctes et timorées. La Cour rappelle la définition du crime de génocide, donnée par l'Assemblée générale dans sa résolution 96 (I) (69), qu'elle avait elle-même reprise dans son avis consultatif de 1951 (70). Elle fait aussi référence à l'obl igation énoncée à l'article I de la Convention sur le génocide en parlant

de l'« incontestable obligation » (71). Bien que ces diverses indications tra duisent le caractère fondamental des normes applicables en l'espèce, il est pour le moins curieux que la Cour n'ait pas fait emploi de notions désormais admises en droit international pour qualifier les atteintes et menaces d'atteinte à l'ordre public. Il est universellement reconnu que la prohibition du crime de génocide est une norme de jus cogens (72). La Cour n'a-t-elle pas déclaré dans un obiter dictum, désormais célèbre, que l'obligation découlant de la mise hors la loi du génocide, compte parmi les obligations erga omnes ? (73) De plus, les travaux de la Commission du droit international témoignent de l'avis unanime des membres de cet organe pour qualifier la violation de l'interdiction du génocide de crime international de l'Etat (74) et de crime contre l'humanité.

(64) Ibidem, p. 346, par. 45.

(65) Ibidem, pp. 346-347, par. 46.

(66) Déclaration du Juge Oda, ordonnance du 13 septembre 1993, pp. 351-352.

(67) Sur l'importance des faits et des éléments de preuve, voir les opinions individuelles des Juges Shahabuddeen, Weeramantry, Lauterpacht, pp. 359-364, pp. 370-373 et pp. 424-430, ainsi que l'opinion dissidente du Juge Kreca, pp. 457-461.

(68) En ce sens, affaire du Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, mesures conservatoires, op. cit., pp. 19-20, par. 38-41.

(69) Le crime de génocide « bouleverse la conscience humaine, inflige de grandes pertes à l'humanité... et est contraire à la loi morale ainsi qu'à l'esprit et aux fins des Nations Unies ».

(70) Réserves à la convention sur le génocide, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.

(71) Ordonnance du 8 avril 1993, p. 22, par. 45.

(72) En ce sens, voir l'opinion individuelle du Juge Lauterpacht, p. 440, par. 100 ; A. Cassese,

« La communauté internationale et le génocide », le droit international au service de la paix, de la justice et du développement, Mélanges M. Virally, Paris, Pedone, 1991, p. 186.

(73) Barcelona Traction, Light and Power company Limited, deuxième phase, arrêt du 5 fé vrier 1970, C.I.J. Recueil 1970, p. 32, par. 33-34.

(74) Voir le commentaire de la Commission du droit international sur l'article 19 de son projet sur la responsabilité des Etats, adopté par la Commission à sa 28e session, Annuaire de la Commission du droit international, 1976, Volume II, Deuxième partie, pp. 89-113.

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INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE 527 b. L'exigence de circonstances nouvelles pertinentes pour indiquer des mesures conservatoires additionnelles

La Bosnie-Herzégovine, et par la suite la Yougoslavie, ont sollicité de nouvelles mesures conservatoires quelques mois après le rendu de la première ordonnance. Un problème nouveau se pose à la Cour : celui de savoir si les Etats peuvent demander à la Cour d'indiquer une seconde fois des mesures conservatoires, alors qu'elle a déjà répondu à leurs attentes - il est vrai, en partie - en rendant une première ordonnance. Une telle question n'est réglée ni par le Statut de la Cour, ni par son Règlement.

Lors de l'affaire des activités militaires et paramilitaires, le Nicaragua avait demandé à la Cour l'indication de nouvelles mesures car, selon lui,

« les Etats-Unis n'(avaient) pas exécuté l'ordonnance » de la Cour rendue le 10 mai 1984. La Cour avait alors considéré que cette requête devrait attendre l'issue de la procédure sur la compétence (75). L'affaire en était restée là.

Afin de faire droit aux demandes, la Cour a raisonné par analogie en se référant tout d'abord à l'article 76 de son Règlement. Cette disposition prévoit qu'une ordonnance par laquelle la Cour indique ou s'abstient d'indi quer des mesures conservatoires peut être rapportée ou modifiée, « si un chan gement dans la situation lui paraît justifier » qu'il soit ainsi. Le paragraphe 3 de l'article 75 du Règlement de la Cour est ensuite mentionné pour remar quer que, lorsqu'une demande a été rejetée, toute nouvelle demande doit être

« fondée sur des faits nouveaux ». Elle en conclut « qu'il en est de même lors que des mesures additionnelles sont sollicitées ». Il faut donc que les nou velles demandes soient « fondées sur des circonstances nouvelles de nature à en justifier l'examen » (76).

« L'évolution de la situation en Bosnie-Herzégovine dans les derniers mois » (77) a justifié l'indication de mesures conservatoires additionnelles.

C'est une formule générale mais lourde d'implications au regard de la situa tion dramatique en Bosnie-Herzégovine. Et cela, d'autant plus, que la Cour a ensuite fait état « de la persistance de conflits sur le territoire de la Bos nie-Herzégovine et la commission d'actes odieux au cours de ces conflits » (78).

La reconnaissance de la possibilité d'indiquer des mesures additionnelles témoigne de la flexibilité de la procédure des mesures conservatoires, destinée avant tout à empêcher toute dégradation irrémédiable d'une situation. La Cour montre bien qu'à ce stade de l'instance judiciaire elle se préoccupe, en premier lieu, du présent et de l'avenir.

Un problème se pose toutefois quand les mesures demandées sont, comme en l'espèce, en grande partie des réitérations des premières mesures demand ées. Les Etats mettent en cause le non-respect de celles-ci, ce que la Cour semble avoir pris en compte (79). Exiger dans la seconde ordonnance la mise en œuvre immédiate et effective des premières mesures répond à ces attentes, tout en soulignant aussi les vertus limitées de l'institution des mesures conservatoires. La Cour, sans doute pour se placer en dehors du champ de (75) Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, fond, op. cit., p. 144, par. 287.

(76) Ordonnance du 13 septembre 1993, p. 337, par. 22.

(77) Ibidem.

(78) Ibidem, p. 348, par. 53.

(79) Ibidem, p. 348-349, par. 57 ; voir aussi l'opinion individuelle du Juge Ajibola, p. 394.

(16)

528 INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE

la critique, a aussi mis l'accent sur les autres actions menées au sein du système des Nations Unies afin d'en montrer le jeu combiné (80).

c. A propos de l'indication d'office de mesures conservatoires

Quelques jours après le dépôt de sa seconde demande en indication de mesures conservatoires, la Bosnie-Herzégovine a présenté « une demande ten dant à ce que soit prise immédiatement une ordonnance sans audience préa lable pour faire suite à la seconde demande » (81). Cette demande prenait appui sur le paragraphe 1 de l'article 75 et visait la possibilité pour la Cour d'indiquer d'office des mesures conservatoires (82). La Cour a, à juste titre, fait remarquer que cela ne peut pas être envisagé « lorsque comme en l'espèce, des demandes spécifiques en indication de mesures conservatoires... ont été présentées » (83).

Une précision importante a néanmoins été apportée : l'indication d'office de mesures conservatoires ne peut pas évincer le jeu du contradictoire. Dans un souci de bonne administration de la justice, il faut en effet « que la pos sibilité de se faire entendre ait été donnée aux deux Parties » (84).

L'urgence a motivé la demande de la Bosnie-Herzégovine et la Cour n'a pu répondre à cette nécessité impérieuse qu'en accélérant le déroulement de la procédure pour permettre l'indication de mesures conservatoires, faisant pour cela application des principes énoncés à l'article 74 de son Règlement.

Tant au stade de la première demande qu'au stade de la seconde demande, les audiences ont été tenues dans des délais très brefs à la suite du dépôt des premières demandes (85)j et la Cour a rendu ses ordonnances dans des

délais non moins rapides.

Tenant compte des circonstances exceptionnelles entourant les demandes, la Cour a fait preuve de grande souplesse dans le déroulement de la procé dure. A la suite du dépôt de sa seconde demande, l'agent de la Bosnie-Her zégovine a soumis à la Cour toute une série de communications tendant à compléter et modifier sa demande, cela même au cours de la procédure orale.

Tout en remarquant que cela « est difficilement compatible avec le déroul ement ordonné de la procédure devant la Cour et le respect du principe de l'égalité des parties », la Cour a considéré que les communications consti tuaient des observations au sens du paragraphe 3 de l'article 74 de son Règlement et qu'il était dès lors possible de les accueillir jusqu'à la clôture de la procédure orale (86).

(80) Ibidem, p. 348, par. 54-56.

(81) Ibidem, p. 333, par. 9.

(82) Sur cette question, voir P. Pescatore. op. cit., p. 329; G. Guyomar, op. cit., pp. 486-488;

K. Oellers-Frahm, «Interim Measures of Protection», Encyclopedia of Public International Law, R. Bernhardt (éd.), Vol. 1, « Settlement of Disputes », Amsterdam, North-Holland Publishing compan

y, 1981, pp. 69-72.

(83) Ordonnance du 13 septembre 1993, p. 334, par. 13.

(84) Ibidem.

(85) Prenant appui sur le caractère d'urgence que revêt une demande en mesures conservat oires, la Cour a refusé d'accéder aux demandes de report des audiences formulées par la Yougosl avie, ordonnance du 8 avril 1993, p. 9, par. 7 ; ordonnance du 13 septembre 1993, p. 333, par. 8.

(86) Ordonnance du 13 septembre 1993, pp. 336-337, par. 21.

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INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE 529 II. - L'ÉTENDUE ET LES LIMITES

DES POUVOIRS DE LA COUR INTERNATIONALE

EN MATIÈRE D'INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES

La Cour doit ensuite se prononcer sur les mesures conservatoires exigées par les circonstances, tout en sachant qu'elle n'a pas le pouvoir d'indiquer des mesures en vue de conserver des droits sur lesquels elle n'aura pas à statuer dans l'arrêt définitif (87). Les attentes de la Bosnie-Herzégovine vont donc être grandement réfrénées par le principe du consensualisme (A), de même que par le jeu de l'effet relatif des décisions de la Cour (B) ainsi que la question de l'exécution des ordonnances en mesures conservatoires (C).

A. La prévention du génocide

C'est le champ d'application de la convention sur le génocide qui sert de pré-carré à l'examen par la Cour des mesures conservatoires susceptibles d'être indiquées. La qualification d'un fait comme crime de génocide revêt, dans ce contexte, certains contours juridiques. Les mesures conservatoires prennent appui sur le tissu normatif de la convention et en révèlent certaines dimensions.

a. La qualification du crime de génocide

La Convention sur le génocide, instrument largement ratifié (88), n'a pas encore reçu d'application concrète (89), bien que les occasions d'invoquer sa mise en œuvre n'aient pas manqué depuis son entrée en vigueur le 12 janvier 1951 (90). Sa mention en la présente affaire est donc d'une importance sans précédent qui ne doit pas pour autant faire oublier que cet instrument a été adopté au lendemain de l'Holocauste. On a alors voulu se donner des armes pour empêcher qu'une semblable tragédie ne se reproduise. C'est bien ces circonstances qui doivent être gardées en mémoire, lorsqu'il s'agit d'inter préter la convention sur le génocide.

S'il est reconnu que la Convention sur le génocide trouve application, les ordonnances contiennent toutefois peu d'éléments sur l'opération de qual ification de faits imputables à un Etat comme génocide. La définition de ce

(87) Ordonnance du 8 avril 1993, p. 19, par. 35 ; ordonnance du 13 septembre 1993, p. 342, par. 35.

(88) Au 31 décembre 1993, 113 Etats étaient parties à cette convention.

(89) Lors de l'affaire du procès de prisonniers de guerre pakistanais, le Pakistan a invoqué l'article IX de la Convention sur le génocide. Mais à la suite de la conclusion d'un accord avec l'Inde, il a prié la Cour de rendre une ordonnance prenant acte de son désistement dans l'affaire, ordonnance du 15 décembre 1973, C.I.J. Recueil 1973, p. 347

(90) Voir P. Ouguergouz, La Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, Genève, Publications de l'Institut universitaire de hautes études internationales, PUF, 1993, p. 141 ; P. Akhavan, « Enforcement of the Genocide Convention through the Advisory opinion Jurisdiction of the International Court of Justice », Human Rights Law Journal, 1991, vol. 12, p. 285.

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530 INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES/CONVENTION GÉNOCIDE

crime donnée par la convention sur le génocide en son article II n'est pour tant pas dénuée d'ambiguïtés (91). Ainsi, l'accent a pu être placé sur la néces saire réunion des deux éléments constitutifs du crime, ce qui entraînerait qu'en plus de l'élément de la pratique, l'élément de l'intention ou dolus spe- cialis soit manifeste (92). Cela a fait dire à certains que la définition du génocide donnée par la convention est très restrictive (93), la preuve d'anéan tissement d'un « groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel » étant difficile à établir. Toutefois, il est aussi possible d'adopter une inter prétation plus objectiviste de la notion de crime de génocide (94), ou tout du moins pouvant reposer sur des présomptions.

Tout en rappelant les limites de l'étendue de ses pouvoirs, lorsqu'elle indique des mesures conservatoires, à savoir qu'elle n'est « pas appelée à ce stade à établir l'existence de violations de la convention sur le génocide par l'une ou l'autre Partie » (95), la Cour a toutefois admis qu'«il existe un risque grave que des actes de génocide soient commis » et considère que « la You goslavie et la Bosnie-Herzégovine, que de tels actes commis dans le passé puissent ou non leur être imputés en droit, sont tenues de l'incontestable obligation de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour en assurer la pré vention à l'avenir » (96). Cette constatation de la Cour, fondée sur « des ci rconstances portées à son attention » (97), donne certaines indications sur la qualification du crime de génocide en l'espèce, tout en laissant sans réponse un certain nombre de questions.

Ainsi, si tant est que l'élément d'intentionnalité n'apparaisse pas contes table en la présente affaire, les contours de cette exigence soulèvent certaines questions qui pourraient faire place à d'autres lectures de la notion de génoc ide. La définition du crime de génocide recouvre-t-elle des actes qui, sans avoir pour objectif premier de faire disparaître physiquement un groupe, n'en entraînent pas moins la disparition ou le risque de disparition, du fait de leur accomplissement ? Cette acception, qui semble être celle retenue par la Cour, permettrait de qualifier de crime de génocide, outre l'anéantissement délibéré d'un groupe, les pratiques de déplacements forcés de population et autres actes de « purification ethnique ». Cette conception semble partagée

(91) L'article II de la convention sur le génocide se lit comme suit :

« Dans la présente Convention, le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme te :

a) Meurtre de membres du groupe ;

b) Atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; c) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe.

Sur l'interprétation de cette définition, voir N.M. Shaw, « Genocide and International Law », In ternational Law at a Time of Perplexity, op. cit., pp. 804-812.

(92) Y. Dinstein, « Collective Human Rights of Peoples and Minorities », International &

Comparative Law Quaterly, 1976, vol.25, pp. 105-106.

(93) F. Ouguergouz, op. cit., p. 142.

(94) Voir à ce propos les observations d'E. Zoller portant sur les dispositions du nouveau Code pénal français relatives aux crimes contre l'humanité, et notamment le génocide, « La défi nition des crimes contre l'humanité », Journal de droit international, 1993, N° 3, pp. 563-564.

(95) Ordonnance du 8 avril 1993, p. 22, par. 46.

(96) Ibidem, p. 22, par. 45.

(97) Ibidem.

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